Jean Védrines dans L’Enfant rouge a placé sa focale à ras-de-terre. On voit, on entend tout à partir du regard d’un enfant. On ne va pas au-delà. Le roman s’arrête quand l’enfant est en passe ne plus en être un. Il s’agit du regard qu’un enfant porte sur son père, comment il le voyait. Au départ, « l’enfant rouge » est le père ; on remonte à l’enfance du père, dont le propre père fut le célèbre aviateur Jules Védrines ; puis le fils se substitue au père pour raconter non pas la vie de ce père, mais sa « légende ». Il y a du Rabelais chez Védrines, les personnages deviennent des géants, se mettent à ressembler à Gargantua ou Pantagruel. Il y a encore chez lui du Giono, ou du Pergaud, l’auteur de La Guerre des boutons, de cette guerre de gosses.
Dans les premières pages, le roman commence comme un récit. Védrines dit « je », met en place son dispositif narratif, parle de lui lorsqu’il était enfant. Mais il ne dit jamais « mon » père, « ma » mère. Il dit « le » père, « la » mère, crée une distanciation. L’article défini agrandit la dimension biographique. Il ne s’agit plus exactement du père ou de la mère de Jean Védrines. Le Père, la Mère sont des noms de personnages, avec une espèce de majuscule implicite, et l’auteur se glisse très rapidement dans le regard de l’enfant narrateur. Le point de basculement dans la fiction coïncide avec l’articulation d’un syntagme, quand l’enfant accède pour la première fois à la parole. Il est au bord de la Méditerranée, en vacances. Soudain, au-dessus d’un viaduc, passe un train. « “Coute un clain !” (“Écoute un train !“) aurais-je lancé au père et à la mère, pas peu fiers que je maîtrise là un rudiment de parole. Une écorchure de mots. »
Ensuite, si l’enfant parle à partir de trois lieux qui organisent le livre : « Caverne », « Jardin », « Caravane » (la maison originelle, le jardin d’une autre maison et la caravane des périodes de vacances), le roman gravite autour de Montluçon, la ville natale, centrale, capitale dans l’œuvre de Jean Védrines, la ville où le père, compagnon de route de Maurice Thorez, a effectué sa carrière en tant que député communiste de l’Allier, de l’après-guerre jusqu’au début des années 1970.
Lentement, l’enfant essaie de recomposer la vie légendaire de ce père qui ne lui facilite pas la tâche, car il ne raconte jamais grand-chose, seulement des « résumés secs ». La mère ou d’autres personnages, les membres de la famille, des proches, en comblent les lacunes, aident le fils à tisser les fils qui manquent. Parfois, notamment à la fin de la première partie, on revit un épisode avec une extraordinaire acuité, quand le père est encore à l’école, qu’il apprend le métier d’ouvrier électricien, et qu’il est reçu un dimanche à déjeuner par une famille de notables montluçonnais. La nappe n’est plus blanche ; elle devient rouge, la couleur de la colère, de la révolte et de l’engagement politique.
Plus tard, lorsque le père dirige le siège du PCF à Montluçon et que l’enfant toujours cherche à reconstituer les pièces du puzzle, la description du « porte tampons » d’un dénommé Ribout se transforme en un objet quasi surréaliste. « Sur son bureau, net et dégagé, se dresse le plus impressionnant porte-tampons que j’aie jamais vu, même aux guichets de la Grande-Poste, boulevard de Courtais. Une pyramide de cinq ou six planchettes à trous (plus que d’étages dans l’immeuble !) d’où pendent par dizaines les très courts manches galbés de leurs coussinets de caoutchouc. Une pièce montée de tampons encrés de noir, de bleu, de rouge : pour les tremper comme il faut, Ribout a soigneusement aligné devant lui les boîtes à éponges des trois couleurs. Il a le geste si rapide qu’on n’a pas le temps de le voir tendre la main, la ramener vers l’encreur puis la feuille à marquer. On entend juste deux bruits rapprochés, le gargouillis du caoutchouc dans la mélasse d’une des boîtes (la même giclette que fait la boue d’une flaque sous mes chaussures), puis le coup léger du tampon sur le papier. L’écho en passe dans l’escalier et s’élève, feutré, vers la porte entrebâillée du père qui l’entend, bien sûr, le reçoit comme un encouragement et se courbe davantage sur ses feuilles à noircir. »
Le travail auquel se livre Védrines est pour ainsi dire archéologique. L’enfant semble hanté par des fantômes, les morts qu’il désire déterrer, ceux qui gisent dans son imagination, telle une nécropole, sous les fondations de l’immeuble de la « Fédé ». En lisant L’Enfant rouge, on revit les luttes passées qui ont façonné la classe ouvrière, on croise également des ombres qui se dissimulent dans des non-dits plus obscurs. « Si le père parle volontiers de Lénine, il se tait obstinément sur Staline. »
Dans la dernière partie, il est longuement question d’un document mystérieux que le fils découvre sur la soi-disant « activité de militant illégal » du père quand celui-ci fut fait prisonnier de guerre et qu’il lui a été refusé au moment de la Libération de se battre avec l’Armée rouge.
Quelque chose se brise dans la voix du père que rapporte le fils. Une écorchure de mots. Comme ce train qui passaient au-dessus d’un viaduc dans le soleil de la Méditerranée. Le train de l’histoire qui n’en finit pas de passer, de continuer de résonner dans notre présent.
Jean Védrines, L’Enfant rouge, Fayard, janvier 2023, 312 p., 21 € 50 € — Lire un extrait