Tsunami sous un crâne: L’Ile D’Or, une création du Théâtre du Soleil

L’Île d’or. Kanemu-Jima © Michèle Laurent / Théâtre du Soleil

À Vincennes, rien de nouveau sous le Soleil. Il fait froid et un brasero brûle devant la Cartoucherie, pour réchauffer les corps de ceux qui viennent toujours chercher là de quoi éclairer leur esprit, illuminer leur âme et réconforter leur cœur au contact de cette vieille utopie qui persiste à les accueillir. Comme toujours, on vous explique que les meilleures places ne sont pas attribuées au plus offrant mais que chacun peut choisir à son arrivée de coller sur son billet l’étiquette rouge qui lui assure l’assise, la couverture et le spectacle. Et quand enfin les portes s’ouvrent, les invités entrent en souriant, heureux de découvrir le nouvel habillage de la salle commune, premier pas vers le voyage qui s’annonce ici japonisant. Costumes nippons, gâteaux au macha, lanterne en papier et idéogrammes géants : le ton est donné et le public embarque pour cette Ile d’Or, bien avant que le bateau ne lève vraiment l’ancre. On se fait face, on se sourit, on échange quelques paroles, on jette un œil sous les gradins pour admirer les loges et les acteurs, et voilà, on est partis encore une fois pour un long voyage, immobiles et émus.

L’Île d’or. Kanemu-Jima © Michèle Laurent / Théâtre du Soleil

Rien de nouveau pour les habitués, les revenants, que sont les spectateurs de ce théâtre. Cette Île d’Or est le deuxième volet d’une trilogie initiée avec une Chambre en Inde. On y retrouve le double d’Ariane, Cordelia, la fille préférée, agitée de rêves dans une chemise de nuit de mamie. Elle est à l’hôpital et se croit au Japon, son lit de fer monté sur roulettes glisse sur la pente de son imaginaire et se retrouve entouré de toutes les créatures nippones que son esprit fertile engendre à l’envie. Le rythme est cartoonesque, entre les cauchemars de Nemo qui vit ses rêves et les aventures de Tintin qui voyage dans les stéréotypes, rien n’est sérieux et tout est important.

L’Île d’or. Kanemu-Jima © Michèle Laurent / Théâtre du Soleil

Rien n’est vraisemblable et tout est spectacle. Sur fond abracadabrantesque de rivalités entre artistes idéalistes et capitalistes véreux se matérialisent sous nos yeux immanquablement éblouis tout un univers de geishas, de gangsters, de guignols et de grimaces. Sans peur du cliché, L’Île d’or se présente comme un kaléidoscope endiablé de scènes pittoresques, naissant par la magie du plateau de scénographies origamesques qui se font et se déplient, de rideaux de printemps qui se roulent et se déploient dans des transitions collectives et chorégraphiées qui demeurent, pour moi, une des plus belles réussites du spectacle et peut être de la troupe. En un clin d’œil, c’est tout un univers qui se crée : les gentils et les méchants se livrent tour à tour au rituel du bain japonais dans des bassins éphémères, et ébrouent leurs manigances au son d’une bassine remplie et agitée à vue. Dans d’hilarants costumes de nudité, les protagonistes agitent leurs querelles manichéennes dans les remous du onsen et mirent leurs oppositions au fond d’un verre de saké. Et à la minute suivante c’est un nouveau paysage, mont Fuji de carte postale ou salon de thé plus sencha que nature, qui se recompose en quelques glissades bien maîtrisées de praticables à roulettes.

On reconnait, ou pas, tout le théâtre japonais : Le No, le kabuki, le bunraku, les onnagata … C’est toute une tradition qui se bouscule sous nos yeux, se croise en défiant les époques et les clivages génériques. Tout cela à grands traits si simplifiés qu’on s’étonne à haute voix d’y comprendre quelque chose mais il est vrai que ce japonais-là a été mis à notre portée : il suffit de rétablir l’ordre des mots pour le traduire instantanément car japonais parler facile c’est !

L’Île d’or. Kanemu-Jima © Michèle Laurent / Théâtre du Soleil

On comprend donc que, par la vulgarité de quelques profiteurs qu’on croirait sortis d’une pièce de Brecht, c’est toute une Cerisaie, ou tout un cerisier (en fleurs), qui risque de disparaître. La lutte du profit contre la poésie rejoue sur ces planches la geste séculaire de nos sociétés, et le kimono n’est qu’un de ses oripeaux. Et si la poésie, en apothéose de grues blanches, l’emporte finalement c’est que le théâtre du Soleil reste le lieu de résistance contre toute forme de ségrégation, d’autoritarisme et de rentabilité. C’est un théâtre où on nous parle aussi des dons faits à l’Ukraine, de la naissance des pandémies et de la résistible évasion au Liban d’un dirigeant français corrompu. Et quand vraiment on ne sait plus quoi faire de tous les magouilleurs, il suffit de convoquer Guignol et son compagnon Gnafron pour un happy end expéditif qui rend la vedette à ceux et celles qui ont tout créé : les danseurs, chanteurs, acteurs, régisseurs, accessoiristes de cette fête masquée.

Alors que la chambre en Inde m’avait paru poussive, trop folklorique et didactique, ce deuxième volet oriental, m’a réjouie dans son inventivité presque enfantine, décomplexée et militante.  Rien de nouveau sous le Soleil donc. Et pourvu que ça dure !

L’Île d’or. Kanemu-Jima, une création collective du Théâtre du Soleil, en harmonie avec Hélène Cixous, dirigée par Ariane Mnouchkine, musique de Jean-Jacques Lemêtre. Durée : 3h30 environ
Cartoucherie – Théâtre du Soleil, Paris, du 13 janvier au 05 mars 2023. Tous les renseignements ici