Souvenirs de la chaîne du livre

Manifeste électrique aux paupières de jupes, Des siècles de folie dans les calèches étroites : voilà des titres qu’on n’oublie pas. Leur obscure flamboyance pourrait faire penser à une queue de comète du surréalisme. Mais Michel Bulteau (né en 1949), à qui on doit ces titres (livre collectif, pour le premier),  ne relève pas du canon surréaliste tel que codifié et théorisé par André Breton, même si ce dernier a parlé d’un état d’esprit surréaliste traversant les époques. Je n’avais bien sûr pas ces questions en tête quand, à 16 ou 17 ans, je suis tombé sur des extraits de ces textes dans une anthologie. Je ne sais plus très bien qui était cet adolescent portant mes nom et prénom. Je me souviens, en revanche, de l’attrait qui le portait vers le mystère et les puissances du langage.  L’attrait est toujours là, même s’il s’imprègne parfois de blasement et de lassitude, lesquels ont toujours fini, jusqu’à maintenant, par se dissiper.

La première question que posent généralement les personnes chargées de cet office au moment du service de presse (cérémonie qui consiste à adresser des exemplaires gratuits aux critiques littéraires avec une dédicace) de votre premier livre, et parfois des suivants : « Vous connaissez des journalistes ? » Comme de juste, la pureté se hérisse devant l’indécence boutiquière. Pureté non dénuée d’hypocrisie, ou, pour le moins, de contradiction. Jean-Paul Kaufman évoque cette ambivalence à propos de Raymond Guérin : « Guérin dit se moquer de la notoriété et des hochets littéraires. En même temps il guette dans la presse la moindre allusion à sa personne. » (Raymond Guérin, 31, allées Damour, 2004).

« D’où vient, à cinquante-cinq ans, comme à vingt ans, cet extraordinaire pouvoir du Verbe ? (…) Sans doute les mots, universels, éternels, présence de tous à chacun, sont-ils le seul transcendant que je reconnaisse et qui m’émeuve. (…) Ils arrachent à l’instant et à sa contingence les larmes, la nuit, la mort même et ils les transfigurent. » (Simone de Beauvoir, La force des choses II, 1963.)

Il faut peut-être, pour oser encore écrire la moindre ligne, partager obscurément cette foi dans les mots.

Il y a une vingtaine d’années, je m’entichai des romans d’Hanif Kureishi et d’Haruki Murakami. Il faudrait que j’essaie de les relire pour constater ce qu’est devenu mon engouement. Problème : les « romans », sauf exceptions, me fatiguent vite. Je vois trop souvent ce que Kundera appelle « le verbalisme romanesque », les techniques de remplissage etc. Ce manque d’ingénuité en tant que lecteur relève peut-être d’une certaine déformation « professionnelle ». Mais n’implique aucune condamnation doctrinaire du genre, malgré son omnipotence. Je me demande cependant où certains trouvent encore la vigueur ou la « naïveté » de s’atteler à ces grosses machines pleines de câbles et de poulies, qu’on leur demande ensuite d’aller paraphraser vite fait, à l’oral, sur les plateaux de télévision, à la radio ou dans les rencontres en librairie. Parler de ce qu’on écrit, parler ce qu’on écrit, me paraît, de manière générale, un exercice à la limite de l’ impraticable. Cela dit, si vous tenez à y entrer, c’est le jeu.

À  l’époque où je l’ai lu, vers 1996, Vies et morts d’Irène Lepic, de Mehdi Belhaj Kacem, m’a impressionné. D’autant plus que cette charge contre le tribalisme juvénile était due à un écrivain de… 22 ans. J’ai un peu perdu de vue Belhaj Kacem depuis. En tout cas, il faut reconnaître qu’il a échappé au statut d’écrivain branché qui lui pendait au nez.

En 1997, sortait Rimbaud et le CAC 40, où, si je me souviens bien,  il n’était question ni de l’un ni de l’autre. Quoique. Là encore, j’ai un peu perdu de vue l’auteur. Impressionnant le nombre de gens qu’on perd de vue en chemin. 25 ans après, il est temps que j’écrive la suite. Lautréamont et le Dow Jones ? Louise Michel et l’indice Nikkei ? Soit dit en passant, il serait bon que le public éclairé se précipite en masse sur Rimbaud et le CAC 40 :  la retraite approche, ça me ferait un petit complément.

Christian Bobin vient de mourir. Fut un temps où il était de bon ton, dans les milieux autorisés,  de railler son côté ravi de la crèche ; d’ironiser sur sa « naïveté », qualification qu’il fallait bien sûr entendre dans son sens dépréciatif ; de moquer sa « mièvrerie » (absence choquante des vocables « bite », « chatte », « capitalisme », « fuck » et « connasse » dans sa prose) etc. Bobin, à ma connaissance,  ignorait ces ricanements et ces assignations, sans amertume. Cela force l’estime. Je ne suis pas spécialement requis par le peu de pages que j’ai lues de lui ; son univers m’apparaît lointain, voire étranger (ce n’est pas grave), mais il me semble difficile d’en contester le caractère habité et, parfois, l’inclassable beauté.

Martèlements de certitudes sur ce qu’est ou doit être la littérature que c’est la peine. Et ricanements sur celle que c’est pas la peine. Ces deux attitudes, souvent concomitantes, empreintes d’une sûreté de soi où se niche parfois une étroitesse d’esprit rongée par le panurgisme ou la sujétion aux arguments d’autorité, m’irritent. J’espère échapper à ces petits travers présomptueux. Si possible. Mais est-ce possible ?

« Concision nerveuse, calme et maturité, – là où tu trouveras ces qualités chez un auteur, arrête-toi et célèbre une longue fête au milieu du désert. Aise pareille ne t’écherra plus de longtemps. » (Humain, trop humain II) :  je me sens d’emblée en accord avec cette remarque de Nietzsche – qui est aussi, on le suppute, une façon de louer son propre style -, bien que mon penchant de longue date pour L’Homme sans qualités en restreigne, quant à la concision au moins, la portée.

Par le truchement d’un personnage de La Fanfarlo, Baudelaire parle de la paresse qui a dévoré la moitié de son génie. Mais n’aurait-elle pas nourri l’autre ? Je pose la question.

Les livres ont ceci de commun avec les humains de chair et d’os que certains s’inscrivent à jamais dans notre vie, et d’autres en sortent sans laisser de traces.  Certains nous plaisent au premier abord, puis moins, puis plus du tout. D’autres nous indiffèrent ou nous rebutent à 19 ans et nous accrochent à 45 (ça, c’est plus rare avec les gens). Ou vice versa. Une différence : les brouilles, les ruptures ou le désamour ne sont jamais de leur fait. Ils demeurent identiques à eux-mêmes. Ils n’attendent rien de nous, même si certains paraissent nous draguer sans vergogne. Ils sont là ; libre à nous de les ouvrir ou pas. De les rouvrir ou pas.