Eugénie Favre : une épopée de l’intime (Ana-Viola)

C’est à l’évidence une créature de l’esprit, non ? Disons plutôt, une chose vivante ayant un nom, dans une tête, un être d’intime tracas – une obsession, voilà. Et qui s’entretiendrait de soi.

Une créature qui germerait en sourdine, sous divers hétéronymes, et s’inventerait, ou tenterait de débrouiller, le destin qu’elle se sait devoir assumer. Un destin d’écriture, manifestement. De langage à faire advenir. Sous les aspects d’une multiplicité de possibilités d’existence, à faire parler et se parler, en se situant sur une scène en permanente transformation, en variant les angles de vision par où ces possibles arriveraient à se constituer une parole distincte.

Telle, l’impression première, lorsque le lecteur fait le pas. Consent à entrer dans le jeu.

Un nom de femme, comme une énigme. Un titre rêvé. Se prêtant à l’interprétation ? On n’ose, on essaie quelques formules, absurdes assurément, ou pas. Ana, préfixe grec : ça remonte, ça tend vers quelque chose qui perche haut, dans le temps, dans l’espace d’une vie, et il faut atteindre cela. Ou tout bonnement un Anna privé de l’arche d’un n : une ablation, mais la raison ? Et passée la suture du trait d’union, ce Viola ? Trop clair, trop explicite, ce vécu-là inscrit ? On ne saura pas. On fait fausse route, c’est certain, mais on a eu ce soupçon. Ou alors, viola, la fleur, la violette, la pensée – et sauvage, cette pensée, tant dès l’abord le texte ne veut pas dire ce qui précisément le hante, mais laisse entendre qu’il y a là-dedans de cette sorte de tourment ? Ou encore, la trace laissée par un personnage de la Nuit des Rois shakespearienne ?

En tout cas donc, un nom qui sent l’intrigue.

Et le livre qui porte ce titre se présente comme un l’objet à l’élaboration douloureuse. L’autrice nous dit qu’il lui aura fallu une douzaine d’années pour parvenir à trouver une forme définitive (nous prendrons un certain nombre d’éléments dans l’entretien mené par Pierre Vinclair, « Utopie et prosodie », revue PO&SIE, L’agencement des mobiles, juin 2022). Cette gestation très lente signe une maturation concertée dans des profondeurs, des intimités difficilement accessibles, des « nœuds » que le récit se charge de poser, plus qu’il ne fournit les « clés » pour les démêler.

À qui s’adresse-t-on ? Ce texte est-il poème, ou ébauche d’autre chose, qui n’a pas de définition ? Le lecteur a vite compris qu’il est, lui, en situation de complice, car il est entré dans le cercle d’un débat où des êtres et des choses se confrontent à des spectres d’eux-mêmes. Il est-qui-lit, il ne possède pas d’emblée sa faculté d’entendre ce qui vient vers lui, il est même dès les premières lignes dans la même situation que celle qui prend la parole : « aucun livre ne t’aidera/ aucune parole ne t’apaisera » (p.10).

Il faut par conséquent se faire limier pour suivre. Nous sommes impliqués dans la recherche de quelque chose dont nous ne saurons vraisemblablement jamais la conclusion réelle, c’est du moins encore l’impression première, mais des pistes nous apparaissent, des échos nous parviennent, des traces se signalent.

D’abord, des références, et deux épigraphes sur lesquels je reviendrai. Des citations dont de brèves notes donnent l’origine : une multiplicité là aussi d’indications, mais dont l’usage ne percute pas immédiatement, et qui restent au cœur du texte comme des formules à digérer. Des allusions directes qui s’appuient parfois sur ces références, en développent un aspect, puis passent.

Ensuite, ceci. Des personnages prennent tout à tour la parole – des personnes qui forment une constellation (elles ont un patronyme en commun), des figures inscrites sur une carte (elles chiffrent leurs interventions, si l’on veut considérer ces chiffres comme des dates, ou des codes), et elles parlent depuis des lieux (HORTULI, « petits jardins ? ») ou des situations dont les noms sont ceux d’êtres particuliers (SILÈNES, fleurs ou antiques divinités investies d’une sagesse). L’ensemble offre un complexe de relations avec la réalité des choses – les actes & les pensées de chacune de ces personnes ; leurs rapports avec certaines données historiques ou mythiques ou littéraires, la position que chacune entretient avec le langage, avec son corps, et avec les productions de son esprit. Un patronyme commun, cependant, énigmatique lui aussi, pour ces femmes, plus une actrice qui participe au jeu de rôles, en décalage, ou pas.

Lisons.

Est-ce poème éclaté (une scansion manifeste là-dedans, un désir sensible de formuler selon un mode précis, très travaillé), est-ce récit exposé sous divers angles (« un train nommé récit », p.26) ? Certitude, oui : il y a là un corps parlant, sous plusieurs identités, « dans l’épaisseur du réel » (p.29). Et il s’agit à vrai dire d’un livre d’inquiétude, avec ses « écueils » (p.33), où nous sommes amenés à suivre le tracé d’une trajectoire dramatique de quelque chose, le récit d’« événements » que tout peine à éclaircir :

Tenter de dire reviendrait même peut-être à se noyer :

« toutes les phrases
comme la mer deviennent
un fantasme collectif » (p.39)

En tout cas, une contrariété d’être ne cesse de se faire jour, paradoxalement dans une de ces séquences imprimées sur fond noir, comme d’un négatif qui passerait à l’épreuve du tirage, dans une affaire où les sexes ne parviendraient pas à trouver leur accord, ceci exprimé en un sabir délibéré, mais transparent (si l’on peut l’énoncer ainsi !) :

« o subdictiomos espaternel
subdictiomos amarrternelle
nostre adhésir noctourne
:
oun amusique morlibidinesse » (p.45)

Mouvements contradictoires du désir enfermés dans un espace où le sens peine à advenir. C’est en particulier L’ACTRICE (elle est partie prenante en tant qu’ordonnatrice des actes, une lettre adressée à la Paramount en témoigne, p.51 sq.) qui fera en quelque sorte la didascalie du drame en cours de développement :

« le personnage parle
la scène patiente dans sa cohérence » (p.57)

On retrouvera cela précisément de personnage en écho à personnage (Milly/Soren), placé sous une épigraphe tirée de propos didactiques du peintre Klee, où il appert que l’accession à la lumière s’accomplit par un mouvement inverse de celui qu’on attendrait peut-être : ce n’est pas la clarté qui se dégage en montant de l’obscur, mais elle qui descend vers le fond pour « coïncider ». Autre indice, plus loin dans ce qui est devenu un poème en voie de structuration, cette allusion à Emily Dickinson suivie de cet aphorisme :

« la parole n’a rien à voir
avec l’écrit » (p.66)

Difficulté de la parole comme de l’écriture, toutefois. Une chasse s’instaure, en quête de cette cohérence attendue parmi tous ces fragments de significations (« les morceaux faisaient les dingolos », p.72), ces éclats de raisons obscures (où par exemple, Bertrand de Born en vient à croiser, dans le courant qui porte, à proximité de Leibniz) : il s’agit bien, plus que de trouver le lieu et la formule, de parvenir à surmonter ce qui gît dans le fond. À faire en sorte que tout cela se fixe, que cet amas de paroles énoncées par diverses bouches (et rythmées selon des modes en devenir, en affinage constant), dont on sent bien qu’elles appartiennent à une seule personne sous leurs différents noms, arrivent à tenir leur promesse d’écriture, à se condenser enfin.

Ce qui, semble-t-il, se produit sur fond de nuit typographique, là où l’intrigue passe au statut de poème (sous sceau allemand), même si bien entendu subsiste dans l’opération une manière d’amertume :

« … ou une histoire à demi effacée
ou cette femme (excuse-moi)
j’ai oublié ton nom les mots pour t’atteindre

jusqu’au nœud statique d’une rencontre
qui écrit dans sa langue maternelle
devenant malade devenant
– comment dis-tu ? – Dichterin

voilà les paroles te viendront comme de l’ambre sur l’arbre
comme du lichen sur les rochers
et ce paradis te paraîtra insipide »’ (p.89)

(Ici, une pause. Cette lecture que je fais est aventureuse, « à sauts et à gambades » comme dirait le philosophe analysant les pas de la danseuse ; c’est qu’il s’agit d’apprivoiser un texte qui ne se laisse pas soumettre à des critères de jugement établis (qui les refuse même, par certains aspects), en lui accordant un coefficient de séduction (dans ces sauts et gambades, ces coq-à-l’âne peut-être, mais manifestement animés d’une nécessité, qu’il donne à lire), d’en relever par conséquent les points où quelque chose en lui perce et va vers cette « cohérence » dont lui-même attend l’advenue. Bref, procédant ainsi, en picorant si l’on veut, dans la recherche des indices qui offriraient à cette cohérence son établissement, le lecteur se mouille, se livre au courant. Il sait le risque de la glose indue, de la parfaite inconsistance de son propos. Il l’assume. L’objet qu’il a sous les yeux est d’une nature qui engage à ce péril. Il ne refuse pas l’épreuve. Ces fragments arrachés au texte doivent à la fin tenir un pari, non celui d’une compréhension, mais d’une participation : extraire donc de la parole éclatée de ces diverses voix, chacune occupée à délimiter sa parcelle de sens en des séquences dont les rapports sont très loin de se donner pour évidents, des tessères permettant d’accéder, sinon à une solution de l’énigme, du moins à l’ébauche d’un scénario. Sachant, de plus, que vont de pair et s’agencent deux axes de lecture : l’intrigue nouée entre les protagonistes, toutes à égalité de rang et très possiblement une sous leur multiplicité, et en même temps, le processus d’élaboration d’une écriture en charge d’exposer ces nœuds de sens. – Une parenthèse dans la parenthèse : lisant cet Ana-Viola, je me vois faisant un parallèle avec le Phèdre de Platon, là où s’établit l’examen parallèle de la formule des rapports amoureux (du jeu – plaisir de la joute établie entre les êtres autant que défaut d’articulation dans le mécanisme de leurs relations – qui s’introduit entre les êtres) et de la constitution du discours de l’intelligence, par opposition à la rhétorique traitant l’argumentation comme échange de lieux communs préformatés. Il y a de cela dans cette correspondance-poème, en ceci que, justement, rien n’est ici gratuit, dans la quête de cohérence.)

Après une longue intervention où elle nous parle d’une Bonnie au destin brisé (p.99-103), notre Ana-Viola laisse la place à sa sœur Milly, qui, elle, évoque une « tracéologie », qui tend à définir le projet du livre en effet :

« …spectre                     de diffraction                essentiel & discret
selon un réseau              irrégulier
une langue

à structure                     régulière                       périodique
sédimentation                ordonnée ?                    concrétion
sur les bords » (p.106)

À quoi succède l’évocation par l’Actrice (sous le sceau de « CI-GÎT SIGÉ ») d’une danse bacchique et de souvenirs personnels : l’épisode signe ce que nous soupçonnions – à savoir que le poème fragmenté est le creuset d’une conscience enfouie où s’agitent des spectres. À quoi répond Ana-Viola, en évoquant le cycle des sortilèges de Chrétien de Troyes, là où se fait jour une vérité. À quoi répond (toujours sous le nom d’Ana-Viola), l’évocation du Rosebud de Welles, comme un appel à de la mémoire récalcitrante, ou trop présente, dans les lieux mêmes où des êtres & leurs actes sont advenus. Toutes ces interventions situées dans ces HORTULI, suspects aux yeux du lecteur qui suit sa piste d’abriter quelque intimité conflictuelle, que le poème en gestation expose, par variation d’angle, voire agrandissement de détails essentiels.

On pense au Blow Up d’Antonioni. D’autant que l’alternance de pages noires et blanches invite à tenir le scénario où ces figures féminines – Sybille, Soren, Milly, et l’Actrice même – apparaissent dans la camera oscura de développement comme les doubles d’Ana-Viola, des voix qui se superposent pour n’en former qu’une.

Notons ceci, par exemple – Ana-Viola, fin de séquence :

« ta présence est
il faut que tu le saches

toujours aussi haute » (p. 126)

enchaînant sur Sybille, première strophe :

« je monte
à demi lisible
dans l’eau
vers la lumière » (p.127)

de sorte qu’on flaire une conjonction singulière, qui gît au cœur de l’énigme :

« dans nuit je lis Zettel’s Traum
en allemand

je rêve de Hialmar
passant sous une allée
illuminée de phosphore
je rêve de l’âne
de Io
de l’injection à Irma

Hialmar passe
l’âne hoche la tête
et je rêve » (p.130, Sybille)

à quoi succède :

« dans le d e e p corps
le type panique vraiment
et actionne le sas
et sectionne la phrase——— » (p.131 Milly)

et lire consiste donc en ceci : suivre le rythme des séquences, sans vouloir en apprécier le contenu séparé (auquel cas on se condamne à trouver que le saut de l’une à l’autre comme une absurdité), mais considérer que cet ensemble si disparate n’est au fond (dans le d e e p bien sectionné du « corps ») forme une façon de constellation de signifiants ensevelis, des strates qui consentent peu à peu à émerger (un corps s’instruit, des rêves abondent), qu’une formulation est en attente : « à chaque instant / les mots tentent de se souvenir de nous » (p.141). Si le sens fuit encore, on sait désormais que tout cela a eu lieu, que l’énigme est à portée.

Ainsi, dans la séquence Sibylle (p.148 sq.), se (re-)constitue une scène où on a l’impression de pouvoir échapper à un envoûtement : des petites filles jouent, une menace pèse (les admirations ont quelque chose / d’une croyance v’autour d’elles ») la mère est là (et « lui ressemble à un homme », simple notation, en passant)… Là les personnages acquièrent une épaisseur relative, en restant dans l’indéterminé, « dans un flou gaussien » (p.152), là où les pôles d’attraction ne savent plus où se situer, dans les mots eux-mêmes en fait, là où leurs rapports se noient tout en voulant s’affirmer. Une voie à retrouver dans le labyrinthe mémoriel, & une voix qui fasse corps dans la remontée (ton « ana/axe », p.157) et structure ce récit qui n’a pas encore obtenu son plein statut de poème. Poème de l’amour de loin (dans le temps, sans doute), de l’absence à soi, d’une perte sévère d’identité à reconquérir, où le corps (« ton sexe est une fleur / qui croît et décroît ») et le mot doivent coïncider – où une brusque lumière, « un foudroyant blanc dans la pièce » (p.164) vient signer la présence de « quelques secrets » nichés là. Ce sont pour ces instants de grâce en suspens, en tension suspendue, que la lecture se poursuit, dans le dédale, dans le réseau, dans le corps même de l’énigme.

Une épopée dramatique, ce poème fragmenté où l’intime se joue sous plusieurs masques ? Oui, dont le schème peut se caractériser ainsi : discontinuité assumée du propos, avec échos et enchaînements différés ; références d’ordre divers (lectures, mythes, événements, souvenirs, rêves) ; corps à l’œuvre (désir des mots, enfantement de soi) ; forme en gestation permanente (un calligramme, p.173 par exemple, une pluie de mots qui pleurent). On assistera donc plus loin à une scène de chorégraphie où les protagonistes jouent leur partition comme dans un théâtre d’ombres sous la lumière focalisante, p.198 sq. Conflits non résolus, danse des corps (« insectes / dans une tristesse irréparable »que la langue souffre de décrire.

C’est sans doute dans cette séquence en noir (p.200 sq.) qu’un des aspects du combat qui se livre parvient au sens, Soren s’adressant à Ana – combat sanglant (une muleta s’agite) avec des simulacres, des eidola, & affaire de père, de sexe, de soumission à des fantasmes, des « fantômes » (p. 205, Milly parlant alors), nécessitant exorcisme. Toutes les séquences finales vont vers une issue, qui cependant n’apparaît comme échec ni réussite ; la référence en chaîne, de John Cage à Duchamp (l’éclairage, la chute d’eau) ou à Kubrick (le robot qui s’entend mourir) joue là comme révélateur ultime, l’aléatoire de la machine enclenchée débouche sur une résolution ouverte, en suspens elle aussi :

« de manière égale
la langue dit
éclaire-toi
tiens le coup
allume-toi
avance
démarre
éteins-toi » (p.210)

Le corps d’Ana en est reconstitué, Osiris féminin, p.212. ; le récit devient mythe, parole poétique porteuse de vérité. On rejoint peut-être ici la formulation de l’apologue d’une vie être, selon Keats et Olson – c’est moi qui l’ajoute : « écoute/ à travers les mots / les curseurs vitaux » (p.215). Une sorte d’apaisement enfin, par évacuation. Une manière de lyrisme orgastique même, au bout du compte : c’est ce que chante enfin Sibylle en une séquence magnifique, p. 224 sq. :

« langue chérie               viens donc amante inflexible !
il n’est question d’une floraison perdue
oui maintenant !

l’affreuse idole n’a plus aucune autorité sur nous
l’affreuse idole n’est plus rien et ne peut être
plus dur que nous-mêmes pour nous-mêmes
nous sommes désormais réceptifs à ce qui fait naître une splendeur triste :
c’est l’espoir d’une parole reflétée »

Dans le noir terminal (le bain révélateur où la lumière vient condenser) d’Ana, on assiste à l’entrée définitive dans le mythe, celui d’un jour neuf où chacun s’acquiert son identité, où « chaque être chaque geste / s’oriente dans l’espace » (p.240). Sans illusion, aimer, mais dans l’effort de grandir dans le temps.

On aura compris que ce poème en gestation continue jusqu’à son ultime page ne s’offre pas à son lecteur comme d’un déchiffrement aisé, et il est certain que cette lecture-ci, la mienne, pèche sans aucun doute par une trop grande naïveté, ou tel défaut que l’on voudra. J’ai suivi un fil, celui que me fournissaient les épigraphes, l’une, d’Auguste Blanqui, invitant à considérer que tous les personnages du drame inscrit sont le même, l’autre étant soi sous un nom différent et sous un angle de diffraction qui disperse les morceaux pour en tenter toutefois la recomposition stellaire (une affaire de méthode de composition, en quelque sorte), et la seconde, tirée d’une lettre de Tsvetaïeva à Rilke, qui est la formule du déchiffrement, l’axiome vital de l’authenticité : « Mensongère, Rainer, pas menteuse. »

Il me faut pour conclure revenir sur un passage de haute intensité (p.192) sous l’apparence d’une méditation consacrée à quelque chose qui pourrait se lire comme une banalité, mais qui constitue la clé de l’alternance des pages noires & blanches ; c’est là où se produit un renversement de signe, blanc négatif sur lequel pointe le noir et noir positif qui cerne le blanc d’une neige. L’ensemble de la séquence « cadre » ce qui se lit comme une sorte de métamorphose initiale où les valeurs s’échangent. Le rosebud de Welles (p.195) vient boucler en référence discrète ce qu’il faut entendre là, au centre de l’intrigue, là les nœuds se sont formés, et dont la langue a pour fonction d’accoucher.

Ce poème de fragments raboutés selon une science très particulière de l’écho ne fait aucun cadeau à son lecteur, et c’est bien ce que nous en retiendrons, cette haute exigence de sens, qu’il faut aller conquérir.

Les voix à l’œuvre en alternance dans le poème composent l’intrigue par nappes successives de sens, en concourant à permettre sa résolution, et donnant à l’ensemble structuré l’aspect d’une partition. Ce travail s’effectue sur plusieurs plans, nous fait entendre l’autrice : 1/ tout d’abord, dans un refus de se cantonner dans un registre de références typiquement et exclusivement françaises, le spectre de ces références étant extrêmement ouvert (on pourrait estimer que cela nuit peut-être à l’unité du propos, que cela induit une certaine dispersion, mais admettons la règle du jeu… car ce poème n’est pas, à l’évidence, un de ces objets narcissiques où l’on se contemple soi-même-citant, ces références ont partie prenantes dans l’intrigue) ; 2/une prosodie s’ensuit, introduisant une respiration qui laisse s’affirmer selon leurs modes de multiples présences, celles qui peuplent la vie courante comme celles dont s’alimentent les mythes universels – cela implique une forme générale la plus ouverte possible ; 3/dans le détail, le vers libre subit ici un traitement qui vise à l’efficacité (une efficacité qui engage le lecteur dans une épreuve) : Eugénie Favre rappelle ici l’exemple de Reznikoff, partant de documents accessibles à tout à un chacun et formulant son poème (Holocauste ou Témoignage) de façon à atteindre celui/celle à qui s’adresse le poème au cœur de son affectivité – et donc à inventer une grammaire spécifique. Eugénie Favre parle d’un « rapport triangulaire entre l’auteur, le sens et le lecteur », et si le poème est le lieu de la quête et de l’investigation permanente, là où le tragique de l’existence doit se manifester, tout est question de stratégie très précise permettant d’accéder à cette efficacité, avec ce corollaire que le poème se doit de faire paraître le questionnement qui le hante sur sa propre légitimité.

Quant au lecteur, il saura alors que ce qu’il a lu valait de l’être, et que les voix qui lui parlaient le hanteront.

Eugénie Favre, Ana-Viola, le corridor bleu, collection S!NG, 2022, 244 p., 24 €