Benjamin Hollander : Le langage comme rumeur (Vigilance)

Le recueil Vigilance, de Benjamin Hollander, se compose de deux parties : « Onome » et « Levinas et la Police ». Les deux parties se font écho l’une l’autre, chacune se présentant comme une sorte de dialogue ou d’interrogatoire entre des voix multiples et la figure d’un lieutenant de police (cette dernière renvoyant elle-même, peut-être ou sans doute, à divers « personnages »). Le texte, poétique, évoque le contexte policier d’une enquête, d’un crime, d’un méfait que la police cherche à résoudre. Le langage devrait ainsi énoncer ce qui s’est passé, la vérité.

Or, dans Vigilance, le langage est d’abord un effort vers le langage, un effort indissociable de son propre échec, parler étant chercher à parler, à dire, et ne parvenant pas à parler, à dire. L’écriture de Benjamin Hollander est cet effort et cet échec incessamment repris, répétés, recommencés pour s’efforcer encore et échouer encore. Les divers « personnages », en tout cas les diverses voix qui traversent et composent le texte, tournent autour de ce qui s’est passé, l’énoncent en balbutiant, le répètent de manière obscure, confuse, le disent et nient ce qui est dit du fait de la confusion des discours, de leur nature fragmentaire et énigmatique. Le témoignage supposé élucider énonce le fait tout en le brouillant, n’élucidant rien, évoquant plus qu’énonçant de manière claire et nette, laissant l’énigme à son obscurité. Témoigner, ici, c’est essayer de témoigner, essayer de dire mais sans y parvenir, c’est répéter l’énigme de ce qui a eu lieu en la redoublant de l’énigme du discours.

L’écriture de Benjamin Hollander fait du langage une « rumeur » : « le langage lui-même peut s’avérer n’être qu’une rumeur ». Le terme est polysémique, une rumeur pouvant être un discours collectif, anonyme, une accusation qui se répand sans réel fondement, sans objectivité avérée, un énoncé collectif et incertain, mais aussi le bruit confus de discours qui se chevauchent, de voix qui parlent en même temps, ce qui est énoncé n’étant pas clair mais au contraire confus, incompréhensible. C’est dans les deux sens du terme que Vigilance fait du langage une rumeur. Composé de voix diverses, sans appartenance réellement définie, qui se juxtaposent et se confondent, qui n’énoncent rien d’évident et de compréhensible, le texte produit une langue-bruit, une langue qui est un champ langagier plus qu’un ensemble de propositions articulées et claires. Les segments s’enchaînent sans qu’un récit ne prenne forme, sans qu’une progression ne se mette en place, sans qu’une élucidation ne soit possible. L’énigme demeure, le sens est mis en échec.

Bien que le texte évoque un contexte policier, il se développe en rendant impossible les étapes attendues de l’histoire policière (crime, enquête, résolution). Au contraire, Benjamin Hollander ne cesse de miner ce qui correspondrait aux ressorts du récit policier : les témoins produisent un discours confus et qui demeure tel ; le crime n’est pas résolu, il n’est même pas clairement défini, il est peut-être lui-même pluriel ; le texte ne progresse pas vers la révélation d’une vérité mais s’obstine dans la répétition, la fragmentation toujours plus poussée, l’évanouissement incessant du sens, du discours, de l’intelligibilité des faits. Les témoins ne témoignent pas, ils font croître l’énigme, ils reconduisent l’effacement des faits.

Ce n’est pas que rien ne s’est passé, c’est que ce qui s’est passé ne peut être dit, que le langage s’efforce de dire (c’est dans sa nature) mais ne peut dire (c’est aussi dans sa nature). Le langage est vouloir-dire et échec du vouloir-dire, il est sens et échec du sens, il est son propre écroulement incessant, recommencé, persévérance dans son effort et dans le ratage de cet effort. Le langage serait comme la dissémination répétée d’un bloc de langage qui se reconstitue et s’écroule indéfiniment : c’est ce que l’écriture d’Hollander fait au langage. Un tel langage, une telle écriture ne disent pas rien, ils disent cet écroulement, cette impossibilité, et ils disent l’écroulement simultanée du monde, du réel, des faits, leur dissémination, leur échappée hors de la clarté, de l’évidence, de la forme.

Penser que pour Benjamin Hollander le langage ne peut dire un réel qui serait par ailleurs et par lui-même formé, soudé, clair, reviendrait à simplement reprendre un cliché déjà dit mille fois (ainsi que son fond théologique). Dans l’écriture d’Hollander, il s’agit sans doute d’un point de vue plus radical : c’est le réel qui n’est plus pensé comme un ordre donné et structuré, comme un cosmos que le langage ne pourrait rejoindre ; au contraire, si l’écriture d’Hollander s’effrite et balbutie, devient rumeur, c’est parce que le monde n’est plus un cosmos, que le réel s’est désagrégé, que l’évidence des faits est troublée par un brouillard qui recouvre le monde et nous-mêmes. L’écriture de Benjamin Hollander est le langage de ce monde, face à ce monde qui est le nôtre, celui qui définirait notre époque autant que nos subjectivités sidérées.

Ainsi, un sens n’est plus possible, une évidence est toujours refusée, n’existent que des significations fragmentaires, vagues, une pluralité signifiante anonyme, impersonnelle, des formes éphémères s’autodétruisant, des lueurs très pâles, trop pâles pour être autre chose que devinées, esquissées à l’intérieur d’un esprit qui s’évanouit. C’est ce régime singulier du monde, du langage, du réel, du sens que Vigilance affirme. Le dialogue platonicien, la dialectique philosophique, le dialogue-interrogatoire policier ont ceci de commun qu’ils sont structurés et orientés en vue du vrai, d’un discours clair énonçant un réel lui-même clair, la clarté du discours et du réel étant visée par le dialogue ou l’interrogatoire. Benjamin Hollander construit un texte qui effectue l’inverse : le réel demeure dans son écroulement, le langage ânonne, murmure, répète son errance, son obscurité, la vérité n’est plus possible puisque ses conditions ont disparu – disparition qui marque certainement notre modernité, qui définit le contemporain de notre époque contemporaine, l’écroulement de notre monde, de notre langage, de nos subjectivités (« exister c’est se Dissoudre : / dans le flou »).

Le témoin témoignerait d’abord de ce nouveau régime du monde, du langage, du psychisme : effondrement, sidération, mutisme ou langage-rumeur, langage-bruit, langage-bégaiement envahi par ce qui le déchire et le suspend, le contraint à un effort et à l’échec de cet effort, un langage qui ressasse, qui erre. Vigilance est un texte proche de la poésie de Paul Celan, et il l’est tout autant d’écrivains comme Beckett ou Duras ou Sarraute, des auteurs dont l’œuvre inclut ce langage et cette pensée et ce monde déchirés, nomades, qui demeurent dans l’obscurité, qui apparaissent en disparaissant, qui se forment en s’effaçant. Ce n’est pas un hasard si le texte d’Hollander évoque le genre policier mais en refuse la possibilité, le genre policier contractant les présupposés d’un monde et d’un rapport au monde, d’un discours et de son rapport au vrai qui sont devenus impossibles, la narration étant devenue impossible, la compréhension claire étant devenue impossible. Nous ne pouvons plus écrire ou penser comme avant – avant quoi ? Auschwitz ? Hiroshima ? l’écroulement généralisé de tout ? la transformation de tout en une sorte d’éclatement ? Il nous faut créer un langage pour nous aujourd’hui, une écriture, c’est cela que dit Vigilance (ce que 99% des gens qui écrivent n’ont toujours pas compris).

La forme du dialogue et de l’interrogatoire adoptée par Hollander est révélatrice de son parti pris, de son constat, des enjeux de son écriture. Dans Vigilance, le dialogue est un interrogatoire, il est soumis à une exigence de vérité, de clarté, à une obligation de dire le fait, les faits, et de se dire soi. Or, cette exigence, cette obligation sont ici contredits par l’écriture-rumeur : des voix se chevauchent, des énonciateurs apparaissent sans identité définie, sans qualités particulières, reconnaissables, sans que leurs propos ne soient explicites ou explicités. Les voix, dans le texte, évoquent, suggèrent, font pressentir mais ne disent au fond rien de l’événement, du fait criminel. Les discours ne dévoilent aucune vérité, ils se succèdent, se multiplient pour mieux répandre l’obscurité et l’ignorance, pour créer la nuit profonde du texte. Même si ces voix s’adressent au lieutenant et affirment leur volonté de dire le vrai (sur le fait, sur celui qui parle), elles font pourtant l’inverse, s’enfonçant dans la rumeur qui les recouvre, répétant ce que d’autres ont dit, produisant un discours nébuleux, haché, rempli de césures, de trous, de variations. Face au lieutenant, les témoins garantissent sans doute leur bonne volonté mais l’effort qu’ils sont supposés faire pour répondre à l’interrogatoire se transforme en un mouvement vers l’autre qui est un mouvement empêché, impossible. Dialoguer devient non pas produire un consensus, un discours commun et rationnel, vrai ou en tout cas admis, mais aller vers l’autre et échouer, l’autre venant vers vous et échouant, le discours produit ne pouvant être que confus, juxtaposant des différences, des significations plurielles, créant une rumeur comme un champ langagier où rien ne se dit alors que la multiplicité se dit, le chaos multiple du langage, du sens, du monde.

Le texte lui-même change volontiers de statut, mêlant les statuts et les genres pour générer sa propre errance, sa nature rumorale : prose qui tend vers la poésie, poésie qui tend vers le récit, reprises, répétitions, renvois multiples à des œuvres littéraires ou philosophiques, usage extrême de la césure, de la pluralisation du sens par l’introduction de langues diverses, par les croisements et greffes de celles-ci, etc. Face au lecteur, le texte refuse d’être ce qu’il est supposé être et ne lui donne que son chaos.

Si le texte est signé Benjamin Hollander, il se donne pourtant comme un texte collectif, tendant vers l’anonymat, dont l’auteur est mis en doute par la multiplicité des voix qu’il convoque, par les références et écrivains ou théoriciens qu’il inclut, par les procédés favorisés créateurs d’une dépossession. Ce texte n’est pas le résultat d’un vouloir-dire, d’une sincérité supposée, d’une bonne volonté rationnelle, d’une subjectivité maîtresse d’elle-même. Il est plutôt une masse mobile de voix, de sons, de fragments, de morceaux de phrases et de mots, une nappe fluctuante qui se refuse au sens, à l’identification, à la référence. Le texte affirme son autonomie par rapport à son créateur – ou plutôt à son opérateur –, se soustrait à l’idée d’un texte comme expression d’un point de vue subjectif et articulé. Le texte énonce d’abord son propre chaos – chaos qui est l’expression d’une subjectivité sidérée, d’une désubjectivation essentielle puisqu’elle est impliquée par cette nouvelle écriture, par ce nouveau monde, par ce nouveau rapport au monde. Défaire le sujet, affirmer son impossibilité, faire advenir la subjectivité trouée d’un regard qui ne voit que la nuit, d’une oreille qui n’entend que la rumeur, d’une pensée qui erre dans un non-savoir fondamental, sont parmi les enjeux de l’écriture proliférante de Vigilance (ce serait peut-être cela, voir « les choses en amont de leur représentation »). L’écrivain Hollander se situe lui-même sur le plan qui est celui des voix qui hantent son texte : voulant dire mais ne pouvant dire, livré à un langage qui l’entraîne dans l’errance, dans le ressassement, qui le guide, aveugle et muet, à travers un monde de ruines, un monde qui se dérobe à notre entendement, à notre maîtrise, dans lequel seule l’errance est possible.

Vigilance redéfinit l’écriture, la poésie, il définit la langue de notre monde. La poésie se fait rumeur, la pensée se fait bruit, la vision devient un aveuglement, un éblouissement, le monde devient une série d’événements que le savoir n’éclaire pas (seul le non-savoir éclaire). Nos subjectivités sont anonymes, plurielles, errantes – chacune est la subjectivité sidérée d’un nomade, perdue dans la stupeur de ce qui a eu lieu, de ce qui existe. La poésie de Benjamin Hollander affronte le chaos et l’inclut à sa façon pour en extraire une nouvelle vie, une vie étrange mais bien vivante puisqu’elle est porteuse de nouvelles façons de créer, de vivre, de penser, d’être dans et avec le monde. Vigilance est un événement de ce monde, un signe de cette vie, une obscurité littéralement sidérante.

Benjamin Hollander, Vigilance, traduit de l’anglais par Frank Smith, avec Guy Bennett et Françoise Valéry, éditions de l’Attente, novembre 2022, 194 p., 16 €