Abondance, le premier roman de Jakob Guanzon, est de ces textes qui ne proposent pas seulement une lecture mais bien une expérience, qui ne donnent pas seulement à lire mais à ressentir ce qu’est, concrètement, une vie de laissé pour compte aux États-Unis aujourd’hui. Le roman suit Henry et son fils Junior, le jour des 8 ans de l’enfant, et le lendemain, dramatique, de cet anniversaire, dans une forme de huis clos et de boucle temporelle à la tension insoutenable, décuplée par des chapitres qui reviennent sur les années qui ont précédé cette journée : l’adolescence d’Henry, sa rencontre avec Michelle, la naissance de leur enfant mais aussi une série de dérives et addictions qui vont les prendre et les laisser exsangues, comme « évidés ».
Henry, comme son père avant lui, voudrait le meilleur pour son fils. Ses huit ans, malgré le contexte, doivent être une fête. Il l’emmène chez McDo et lui offre un Big Mac, quand lui ne se permet qu’un petit sandwich. Cette sortie est une petite folie, Henry compte ses pièces, mais Junior pourra jouer dans les boules et se verra même offrir une glace… Cette soirée est si particulière, un tournant peut-être. Le lendemain Henry aura un entretien pour un travail, il a même réservé une nuit dans un motel excentré pour être au meilleur de lui-même. Ce soir, exceptionnellement, le père et son fils ne dormiront pas dans le pick-up qui est leur seul toit depuis 6 mois, ce pick up qui sert d’abri à tout ce qu’ils possèdent encore (pas grand chose). Ils auront de l’eau chaude, Henry pourra préparer ses réponses aux questions de l’entretien. Tout va, tout doit changer. « Henry est là. C’est tout ce qu’il a à proposer, à promettre ».
Le lecteur accompagne Henry et son fils, la bataille d’un père pour tenter de d’apprendre à Junior à faire face aux « crocs acérés du monde réel », « le protéger de la rudesse de la réalité avant qu’elle ne le transforme en un rebut comme lui ». Ce sont des détails qui concentrent combien leur précarité est grande, le soda à volonté dans le fast-food pour se remplir le ventre, les sachets de ketchup qu’Henry dérobe furtivement, « une réserve de guerre contre les fringales futures » quand il trime sur des chantiers, en plein soleil, pendant de longues heures, le ventre vide. Le présent du père et de son fils est entrecoupé de chapitres qui racontent ce qui a conduit à cette situation. Jakob Guanzon revient sur l’arrivée du père d’Henry, Philippin, aux États-Unis, pour faire un master, sa rencontre avec une Américaine qui deviendra la mère de son fils, son rêve de s’inscrire en doctorat, de devenir universitaire. Mais, puisque sa femme est enceinte, il est contraint d’arrêter ses études pour travailler dans un lycée, il sera viré parce qu’il a répliqué un peu trop sèchement à un gamin qui se moquait de son accent. Il devient ouvrier sur des chantiers, sacrifie tout à sa femme et son enfant. Mais il se retrouve très vite seul avec son fils, la mère d’Henry est malade, elle meurt très jeune et le gamin est rebelle à l’éducation très dure que lui donne son père. Il va connaître la drogue, faire une overdose, rencontrer Michelle à l’hôpital, tenter de tout reconstruire avec elle, malgré leur jeunesse, parce qu’ils s’aiment passionnément, avant de comprendre combien rien n’est simple ou offert à ceux qui, comme lui, tentent de s’en sortir en jouant avec la loi. Et l’histoire semble se répéter, une mère absente, un père qui bataille, un gamin qui trinque.

Dans Abondance, les chapitres au présent et les chapitres au passé alternent. Ceux au passé ont une double fonction : expliciter ce qui a provoqué cette situation inextricable pour un père et son fils, souligner une forme de cercle vicieux, mais aussi, avec un brio narratif rare, retarder l’avancée de l’action et produire une tension implacable qui fait de ce roman un page-turner paradoxal. Il est impossible de lâcher ce livre qui nous bouleverse en ce qu’il nous entraîne dans une chute en avant, à la fois inexorable et au ralenti. On voudrait qu’Henry, ce « naufragé culturel », puisse passer cet entretien et décroche ce job qui lui permettrait de respirer et de retrouver un semblant de vie réglée. On le lui souhaite tant il aime son fils (« Junior. Son fils, son homonyme, son héritage »), tant il se démène pour trouver des solutions mais quelque chose en soi sait pertinemment que les happy ends n’existent qu’au cinéma, que le pire peut et va sans doute advenir. Junior ne digère pas son Big Mac, il a mal au ventre, il commence à avoir de la fièvre puis semble pris de convulsions, son père a beau lui demander d’être fort — il doit passer cet entretien le lendemain — comment vont-ils s’en sortir ? Comment pourrait-il donner à son enfant ce qu’il mérite, « des matins dorés et vrais et éclatants d’opportunités » ?
Jakob Guanzon, avec Abondance, nous fait vivre l’expérience viscérale de la pauvreté, telle qu’elle se marque sur les corps. Il raconte la faim et les vertiges du père, le soudain accès de fièvre et les convulsions du fils, le rapport contrarié de Michelle à la nourriture, les marques sur les corps des ouvriers. Il montre combien cette pauvreté est rendue plus insupportable encore par tout ce qui entoure et nargue les personnages, la profusion consumériste partout, dans les stations d’essence, dans les supermarchés. Tout est à portée de main et tout est inaccessible. Le père se débat mais son enfant de 8 ans subit, les privations, la vie dans le pick-up après l’expulsion du mobil,home, les disputes de ses parents, la rage née de leur vie dans une marge et soumise aux circonstances, l’insécurité et les addictions qui sont la seule stabilité dans tous les désordres de leur vie. Abondance tisse le récit de vies en déséquilibre, que le moindre incident fait basculer du côté de la colère et de la délinquance, parce qu’il faut bien survivre. L’une des forces de ce récit est de sortir la pauvreté de l’abstraction et des statistiques ou d’une étude sociologique impersonnelle. Le récit saisit le politique par l’intime. Ici les chiffres sont concrets — le montant dont dispose Henry est rappelé en titre de chaque chapitre — et les détails deviennent des mondes : une banane, un savon, un déodorant, comment repasser son seul costume. Aller chez McDo ou Walmart, c’est être confronté à l’abondance la plus criarde et la plus obscène, mesurer combien tout nous en sépare ; vivre ainsi c’est devoir tout calculer pour le sel qui compte, l’enfant, comme la figurine achetée en se privant de tout, non parce qu’elle pourrait plaire à Junior mais parce qu’elle est bradée.
Henry est la variable d’ajustement d’une société qui invisibilise ceux qu’elle exploite et dont elle tire des profits indécents. Il est celui qui, parce qu’il vit dans un pick-up hors d’âge avec son fils, doit se laver dans les toilettes des stations-services, calculer tous les jours comment conduire son fils à l’école (un « trajet de sept litres ») puis se rendre devant un Home Depot pour se remplir le ventre d’un café gratuit offert aux clients, piquer quelques dosettes de sucre en poudre en cas de vertiges liés à la faim qui le tenaille et proposer ses services sur un chantier, en tant que journalier. Il est celui qui ne peut empêcher de se faire arnaquer sur les heures travaillées, celui qui menace sans cesse de déraper tant la rage le ronge, celui qui pourrait parfois payer un donut à son gamin pour le petit dej’, la junk food reste abordable, mais ce sont des « calories vides » et les fruits sont hors de prix. Alors il se prive pour tout donner (soit bien peu) à son môme, lui a faim, peur, il tient par sa rage et sa volonté de s’en sortir, jusqu’au moment où tout menace d’imploser.
Abondance, ce récit tendu sur 24 heures épaissies de flash-back, ne verse jamais dans l’apitoiement ou le misérabilisme. Le roman a la brutalité sans fard du quotidien, d’un réel qui n’épargne rien et condamne à l’impuissance. Il est impossible bien sûr de révéler quoi que ce soit du dénouement d’un récit qui tient son lecteur en haleine de bout en bout, dans un crescendo aussi implacable que la spirale qu’affronte Henry, mais les lecteurs d’Abondance mesureront combien la fin du livre est un refus de tout dénouement confortable. La vie d’Henry, de Junior, de Michelle est un nœud de tensions inextricables.
Le roman de Jakob Guanzon est un récit sur la disjonction entre l’être et l’avoir, tout entier traversé par des dualités : Henry est né d’une mère blanche américaine morte trop tôt, elle était économiste et la bonté incarnée et d’un père, Philippin, dur parce qu’il veut le meilleur pour son fils. De quelle part Henry a-t-il héritée ? Comment répondre aux attentes de ses parents, comment à son tour transmettre le meilleur à ses enfants et non le poids de ce dont on a soi-même hérité ? Henry n’est allé qu’une fois à Manille avec ses parents mais il demande à son fils de l’appeler Itay et non papa, comme l’avait fait son père. « Bien qu’Henry n’eût qu’une connaissance limitée et des souvenirs encore plus flous des Philippines, il mangeait comme un Philippin. De sa main gauche, il ratissait le riz avec sa fourchette pour le passer dans la cuillère de sa main droite ». Quelque chose se transmet, plus ou moins consciemment, des habitudes aux mots d’amour, des aléas existentiels aux barrières érigées devant le moindre rêve. Comment échapper à la soumission, celle qu’imposent un système et ses relais ? Abondance montre comme rarement ce que signifie vivre en marge aujourd’hui, quand la valeur d’un individu et ses perspectives sont indissociables de son compte en banque. C’est un roman qui unit la grâce et la dureté, la violence du monde et l’amour d’un père dont, jusqu’au bout, on se demande s’il pourra sauver son fils.
Jakob Guanzon, Abondance, trad. de l’anglais (États-Unis) par Charles Bonnot, éditions La Croisée, janvier 2023, 336 p., 23 €