Les Mains dans les poches : Joshua Cohen, Les Nétanyahou

© éditions J'ai lu

Bien sûr, le dernier roman de Joshua Cohen, couronné par le prix Pulitzer 2022 et qui vient de paraître en poche chez J’ai Lu, ravira les amateurs de caméo avec l’apparition tonitruante de Benjamin Nétanyahou dans sa dernière partie. Mais il ne faudrait pas réduire livre à un patronyme devenu dynastie. Mieux vaut accorder une grande attention à son sous-titre : Les Nétanyahou, « ou le récit d’un épisode somme toute mineur, voire carrément négligeable, dans l’histoire d’une famille très célèbre » qui souligne sa dimension de fable ironique et d’histoire morale. Joshua Cohen signe avec Les Nétanyahou un immense et irrésistible roman des conflits sous l’apparence inoffensive d’un campus novel et d’une satire du monde académique.

Ruben Blum, universitaire récemment retraité, spécialiste de l’histoire américaine (et de l’influence des pratiques fiscales sur la politique) a été le premier juif à être recruté à l’université Corbin, État de New York. Ce fait est capital pour la suite de l’histoire, le récit par Blum d’un épisode particulièrement marquant de sa carrière qui aurait pu tomber dans les oubliettes de l’Histoire en général et de la sienne en particulier. Longtemps le jeune professeur a été chargé par son directeur de département d’endosser le rôle du Père Noël lors les fêtes de fin d’année de la fac — il a une vraie barbe et Noël le concerne peu, n’est-ce pas ? Un jour du second semestre 1959, Blum est convoqué par ce même directeur pour une affaire d’importance. Les Nétanyahou débute comme un campus novel type, avec sa peinture tout aussi drôlissime que réaliste du monde universitaire, de ses codes et chasses gardées, terrains occupés supposant des diplomaties minées, décryptées par un professeur particulièrement angoissé de mal faire tant il se sent à part dans son département. Il est conscient d’être à lui seul, depuis son enfance, un concentré d’angoisses juives, celles qui ont fait « le succès exorbitant, tant sur le plan financier que sexuel, d’un Woody Allen, par exemple, et de tant d’autres écrivains juifs-américains qui s’étaient complu à le ridiculiser (Roth dans la génération suivant la mienne, Bellow et Malamud dans la génération la précédant). » Joshua Cohen a, depuis quelques livres, ajouté son nom à cette liste et il offre, avec Les Nétanyahou le parfait croisement du petit monde universitaire de David Lodge avec les angoisses existentielles d’un Philip Roth. Tout est délicieusement caustique donc hilarant, ménageant la montée crescendo d’une angoisse sourde, dont on se demande si le narrateur nous la transmet directement ou si quelque chose va éclater (les deux, bien sûr).

Le professeur Morse, directeur de département, a été chargé par la présidence de l’Université de recruter un enseignant en histoire européenne et il délègue l’affaire à Ruben Blum qu’il pense le mieux placé pour juger du dossier du candidat, spécialiste de l’Ibérie médiévale et de l’histoire des Juifs : « Nous estimons que vous êtes dans une position unique pour pouvoir émettre un jugement, dans la mesure où vous êtes tellement bien intégré à Corbin et que cet homme fait partie des vôtres »… Le candidat se nomme Ben-Zion Nétanyahou, un nom « qui ne me disait rien du tout, ni à personne d’autre… Pas même son patronyme, encore à une génération de l’infamie. À l’époque, surtout en Amérique, ce nom était inconnu. Ou pire qu’inconnu : il était étranger, ésotérique. Un nom exotique, vieux de plusieurs siècles quoiqu’aussi en provenance de l’avenir ; un nom trouvé aussi bien dans la Bible que dans les illustrés.
L’héritier du roi Osée. L’acolyte de Flash Gordon ».

Tout le sel des Nétanyahou est là : l’assignation d’un homme à sa culture et religion, la manière dont un épisode en apparence inoffensif concentre le passé, une histoire récente à vif et le futur de la politique israélienne puisque la politique du fils (Benjamin) a été considérablement influencée par celle du père (Ben-Zion). Le moment concentre aussi toute la virtuosité romanesque de Joshua Cohen, maître des disjonctions productives, dans le sujet même du livre et comme dans sa manière, appariant sérieux et saugrenu, réflexion sur l’identité et anecdote a priori sans poids de l’histoire. Ce conflit productif est aussi celui du réel et de la fiction puisque cet épisode réel mettant en scène des personnages attestés (les Nétanyahou) a été raconté à Joshua Cohen par Harold Bloom, professeur à Yale, qui, en janvier 1960, eut en effet à accompagner le père du futur premier ministre israélien à Cornell. Si tout est ici fictionnalisé (et poussé à son acmé), le fonds de l’histoire est réel — et le livre est dédié à la mémoire de Harold Bloom non l’ouverture d’un roman à clé (Bloom est Blum et Cornell devient Corbin, le lecteur le comprend très vite) mais comme l’entrée dans un entre-deux réel/fiction donnant une profondeur insoupçonnée aux épisodes les plus oubliés parce qu’ils condensent et déploient un moment charnière, des non-dits du passé, une histoire à venir, et s’offrent comme des creusets et catalyseurs sidérants.

C’est aussi toute l’œuvre de Joshua Cohen qui se voit ici redéployée, son travail sur une histoire du roman (ici Malamud, Roth mais aussi Nabokov), son interrogation du judaïsme sur un plan autant intime que collectif, le lien des Juifs au sionisme, des Juifs américains à Israël — déjà au centre de David King s’occupe de tout —, son art de mêler fait et fiction pour interroger l’un par l’autre, de tresser épisodes incongrus et questionnement sérieux en poussant chacun vers son comble, selon une logique implacable qui conduit le roman vers sa scène finale, hilarante apocalypse dans laquelle la famille Nétanyahou « au grand complet », « die ganze Mishpo’ha » donne son maximum.

Mais au-delà des rires francs qu’il provoque, de scènes à jamais gravées dans une anthologie personnelle des moments les plus drôles et saillants du roman contemporain (le nez de Judy, la réception des Nétanyahou par les Blum), le livre de Joshua Cohen est avant tout un immense roman des conflits intimes et historiques, un livre qui, dès ses premières pages interroge la portée politique et idéologique des récits et ne s’en laisse évidemment pas conter : « J’aimerais croire que ma profession m’a fait devenir plus sensible que beaucoup à l’utilisation sélective des faits et à la façon dont chaque époque et chaque mouvance idéologique parviennent à bricoler des annales sur mesure pour répondre aux buts qu’elles se fixent, tout en flattant les conceptions qu’elles nourrissent d’elles-mêmes ». Au-delà d’un épisode universitaire « sans archive » et d’une anecdote tombée dans l’oubli alors qu’il avait tant marqué son protagoniste principal comme prémisse d’une politique d’occupation des sols, au-delà de la « mythologie » de la famille Nétanyahou (que Joshua Cohen interroge dans les « crédits et bonus » en fin de livre), on comprend combien ce roman interroge notre rapport au récit, à l’histoire et au mentir vrai.

Joshua Cohen, Les Nétanyahou (The Netanyahus), traduit de l’anglais (USA) par Stéphane Vanderhaeghe, éditions J’ai Lu, janvier 2023, 384 p., 8 € 70 — Lire un extrait