Claude Ollier – né le 17 décembre 1922 et mort le 18 octobre 2014 – aurait eu 100 ans aujourd’hui. Ses premiers textes, du moins ceux qui ont échappé à la destruction, datent de 1950 et ont été rassemblés dans la première partie de Navettes (recueil de textes brefs publié chez Gallimard dans la collection “Le chemin” en 1967). Son journal de bord (six volumes – trois chez Flammarion, trois chez P.O.L) démarre le 21 janvier 1950 avec ce bref épisode onirique : “Rêve d’une gare. Plutôt que de suivre la route jusqu’aux quais, on coupe à travers champs, puis à travers voies et aiguillages. L’un de nous heurte un levier. De proche en proche, tous les fils métalliques se mettent en branle, nous emprisonnent. Comment s’en délivrer ? C’est une forêt de fils de fer qui nous déchirent les membres. La gare ? On n’y pense déjà plus.” Et s’achève le 13 avril 2009 avec ce constat : “Pas seulement des douleurs au crâne : le flottement général dans une posture sans répit, précaire, instable, voire dangereuse… Il faudrait qu’une entame excitante comme tombée du ciel déclenche le processus. Ce n’est toujours pas le cas aujourd’hui, où cette tête égarée commande.” Cahiers des fleurs et des fracas, son dernier livre qu’on dira “de fiction”, bien qu’il défie toute forme de classification, est achevé le 17 décembre 2008, jour de ses 86 ans. Qu’a-t-il fait des six ans (moins deux mois) qui lui restaient à vivre ? Il racontait à ses interlocuteurs qu’il regardait passer les nuages, les merveilleux nuages… Il ne sortait quasiment plus de sa maison où il vivait seul – cette maison rendue singulière par les alliages de couleurs qu’il avait appliquées lui-même sur les murs, et où il jouait Bach et Monk au piano, avant d’aller visionner un film de Fritz Lang ou de David Lynch dans la petite pièce mansardée où il avait rangé ses “archives cinéma”.

Cet homme qui fut momentanément, sinon célèbre, disons reconnu – La Mise en scène (Minuit) ayant obtenu le Prix Médicis en 1958 et Marrakch Medine (Flammarion, collection “Textes” alors dirigée par Bernard Noël), le Prix de France Culture en 1980 –, est aujourd’hui très peu lu, sinon par certains de ses pairs. Il m’arrive d’offrir un de ses livres à un ou une auteur(e) qui, ne le connaissant que de nom, ne sait par où l’aborder ; et à chaque fois, je suis surpris du compte-rendu de lecture très favorable qu’ils m’en font. Paul Otchakovsky-Laurens, son éditeur le plus obstiné (une vingtaine de titres d’Ollier à son catalogue), affirmait que “les autres auteurs de [s]a maison le [percevaient] avec un immense respect.” Il ajoutait que “l’état actuel de son œuvre pâtit de ce culte actuel de la prime à la nouveauté, aux nouveaux auteurs, car les Anciens, les grands Anciens comme Claude Ollier qui sont encore en activité et plus que jamais en activité sont totalement négligés parce qu’il y aurait un travail à faire que personne n’est capable de fournir dans un tel registre de la critique” (propos recueillis en 2012 par Johan Faerber). Je me souviens que le jour de l’enterrement d’Ollier à Maule (dans les Yvelines), j’avais eu quelques échanges avec Paul Otchakovsky sur le chemin de terre conduisant au cimetière. Il croyait sincèrement que, malgré la paresse des soi-disant passeurs qui, par leur silence à peine gêné – pourquoi parler de ce qui ne fait pas de bruit ? –, contribuaient à couper cette œuvre, certes difficile, mais nullement obscure, de ses potentiels lecteurs, le corpus Ollier résisterait à sa disparition programmée. Il espérait qu’en créant un site internet – qu’on s’était amusés à baptiser Les mondes de Claude Ollier –, on pourrait relancer l’attention sur celui se tenait un peu en retrait sur la fameuse photo dite “Minuit” de 1959. Ce site, on l’attend toujours, aucun des proches de l’auteur de Qatastrophe n’ayant manifesté la moindre compétence pour en assurer la mise en ligne.

N’empêche, il ne faut cesser de le rappeler, les trente-cinq volumes publiés sous le seul nom d’Ollier sont à peu près tous trouvables, même si peu d’entre eux demeurent longtemps en rayon dans les librairies (mais il est facile de les commander). Deux inédits ont fait un peu de bruit dernièrement : un collectif, Correspondance du Nouveau Roman (Gallimard, 2020) où Ollier a enfin la part belle (il est, selon certains journalistes soudain sortis de leur torpeur, la surprise de ce volume) ; et Ce soir à Marienbad (Les Impressions nouvelles, 2021), second recueil de ses écrits sur le cinéma après Souvenirs Écran (publié en 1981 par Jean Narboni dans la collection des Cahiers du cinéma chez Gallimard). Et n’oublions pas le n°1105 (mai 2021) de la revue Europe (initié par Alexis Pelletier) qui lui est en partie consacré. J’ai moi-même contribué à ce que Denis Roche a nommé “la propagation Claude Ollier” dans son texte d’introduction au petit livre Claude Ollier aujourd’hui (offert en 1981 par Flammarion et tiré – on croit rêver – à 5000 exemplaires) par une sorte d’essai-témoignage intitulé Le Dissident secret que son éditeur, Hippocampe, pris dans la tourmente de cette époque défavorable à ce qui sort du tout-venant, laisse sommeiller dans les réserves (mais ce livre, qui bénéficie d’un beau cahier de photographies de la maison de l’écrivain, est accessible à qui désire en prendre connaissance via le site des Presses du réel). Ce rebelle, qui n’en avait pas de prime abord l’allure (quand il sillonnait le Triangle d’or à la recherche de quelque viatique, les trafiquants le prenaient pour un agent de la CIA, m’a-t-il raconté un jour, de sa voix détimbrée avec le ton pince sans rire qui le caractérisait), cherchait avant tout à échapper à la routine du quotidien, et surtout à la dictature des “petits chefs”, quitte à vivre en solitaire avec peu d’argent, à l’écart des mondanités culturelles, accueillant de temps à autre chez lui celles et ceux avec qui il partageait une certaine radicalité : un art du pas de côté ; et l’entretien d’une réelle exigence.

Je me rends compte que les 4/5e (au moins) des écrivain(e)s que j’ai eu la chance de fréquenter quand j’avais entre 19 et 24 ans (donc dans la deuxième moitié des années 1970) et qui bénéficiaient alors d’une certaine aura sont aujourd’hui plus ou moins oubliés. Pour un Georges Perec ou un Italo Calvino, combien d’éphémères héros de l’avant-garde perdus en cours de route, dépouillés de tout illusion. Pour certains aujourd’hui, c’est comme s’ils n’avaient jamais publié. Les relisant avec toujours autant de plaisir, je me demande si je ne suis pas devenu une sorte de gardien bienveillant de leur spectralité… Ce n’est d’ailleurs pas désagréable comme sensation ; relisant les écrits et entretiens de Marcel Duchamp en ce moment, je trouve du lien entre ces deux héros de la prise de distance, l’un célébrissime, mais au fond très mal compris, et l’autre en voie d’invisibilité dans la carte hyper-polluée de l’air du temps (je ne me souviens pas d’avoir parlé de Duchamp avec Ollier ; j’ai eu par contre de longs échanges avec lui sur John Cage qui disait que l’inventeur des Ready-made “prenait le fait de s’amuser très au sérieux” – Ollier ne cessait d’insister sur la drôlerie de ses écrits : aussi drôles selon lui que du Kafka).

Claude Ollier a 100 ans aujourd’hui, dont quasiment 92 passés sur terre (Claude Simon a vécu quelques mois de plus que lui ; et Nathalie Sarraute, un peu plus de 7 ans ; mais, si nul écrivain lié au Nouveau Roman n’est mort avant d’atteindre les 78 ans, aucun d’entre eux n’a réussi à fêter vivant son centenaire). Il me semble que la meilleure chose en ce jour anniversaire est de faire entendre sa voix, en apportant quelques liens, et tout d’abord renvoyant à l’écoute en streaming des deux émissions de L’Atelier de la création (France Culture) réalisés en 2012 pour fêter ses 90 ans. La première s’intitule À la recherche de Claude Ollier. Elle donne à entendre, outre celle de l’écrivain (archives des Nuits magnétiques, 1991), les voix enregistrées pour l’occasion de Marianne Alphant, Arno Bertina, Johan Faerber, Bernard Noël, Dominique Vaugeois et Benjamin Wangermée. La seconde, Claude Ollier, portrait à l’écoute, est un montage entre deux entretiens réalisés en 1989 et 2000 dans sa maison de Maule, avec quelques fragments de ses écrits – Enigma, Une histoire illisible, Du fond des âges, Aberration – lus par Marie Dollé, Dominique Fourcade, Alain Veinstein et Virginie Vincienne.
Et enfin, faire découvrir une fiction radiophonique d’Ollier, L’Attentat en direct, écrite directement pour la radio en 1965 et réalisée quatre ans plus tard par Georges Peyrou (prix de la RAI. 1969). C’est une œuvre inspirée par l’attentat contre John Kennedy, constituée de dialogues entre les hauts responsables d’une radio commerciale, Radio Alpha, et un reporter chargé de couvrir l’événement en direct (interprété par l’animateur vedette de France Inter, José Artur). Ollier propose une solution plausible – ironique, voire prémonitoire, si on songe aux évolutions récentes des radios commerciales en quête d’audimat – à l’énigme du meurtre du chef de l’État (désigné sous le nom ironique de “L’Amiral”) : il aurait été commandité par les dirigeants de cette radio dans le but de tirer des bénéfices publicitaires d’une retransmission exclusive du drame, à heure de grande écoute. Que le reporter, ne soupçonnant rien de ces manigances, découvre le tireur et le course à travers la ville, ne change rien à l’affaire. Le récit de ses péripéties à chaud, enchaînant de nombreux appels téléphoniques effectués à la hâte, sera habilement monté, de manière à transformer cette angoissante poursuite en un petit suspense fort amusant servant de prétexte à la diffusion de slogans publicitaires (lus par Jean Yanne, complice d’un jour). L’Attentat en direct est un divertissement qui use des conventions du genre : histoire linéaire, pseudo-réalisme de la mise en ondes (la direction d’acteurs va toujours dans le sens de l’expressivité la plus immédiate ; l’utilisation de bruitages a pour fonction de situer clairement le lieu de l’action). C’est une incontestable réussite grâce à l’humour grinçant des dialogues et l’excellence des interprètes : une rencontre heureuse entre la radio de création et la radio populaire des feuilletons, ce qui n’est pas étonnant de la part d’un auteur qui avoue aimer aussi bien Jules Verne que Samuel Beckett, ou King Kong, à égalité avec les films de Robert Bresson.