Friedrich Wilhelm Murnau : Nosferatu jubile (Nosferatu le vampire)

Nosferatu © Films Sans Frontières

« Murnau a su non seulement éviter toute concession à l’anecdote, mais aussi déshumaniser les sujets les plus riches, en apparence, d’émotion humaine. Nosferatu le vampire est construit tout entier autour de thèmes visuels correspondant à des concepts qui ont en nous des répondants physiologiques ou métaphysiques : concept de succion, d’absorption, d’emprise, d’écrasement, etc. » Éric Rohmer 

Nosferatu, eine Symphonie des Grauens, Nosferatu le vampire de Friedrich Wilhelm Murnau sort sur les écrans berlinois en 1922, il y a 100 ans. Plus qu’un film muet, un masterpiece du cinéma d’horreur aux multiples rebondissements dans sa réalisation, et qui doit sa survie à une poignée de copies miraculées. Les chef-d’œuvres comme les vampires sont immortels.

1895, à Paris, Auguste et Louis Lumière achèvent la mise au point du cinématographe. À Vienne, la même année, Sigmund Freud et Joseph Breuer publient Les études sur l’hystérie. Le père de la psychanalyse baptise le cinématographe : « L’Étrange familier ». Les images sur un écran sont à la fois étranges et familières, inanimées et vivantes. Les acteurs et actrices ne se rendent pas compte du regard posé sur eux. Captivé, troublé par leurs émotions réelles et pourtant illusoires, les spectateurs de cinéma affamés d’images se retrouvent dans la situation du voyeur. Fort de ce postulat, les cinéphiles du monde entier ne seraient-ils pas une armée de vampires ? Des voyeurs déviants qui fuient la réalité pour mieux se réfugier dans des salles obscures/cryptes sombres où un grand écran abreuve leur soif de lumière, d’émotions, de sentiments ?

Albin Grau, le producteur et décorateur de Nosferatu, est féru d’occultisme. Pendant la Grande Guerre, il croise un fermier serbe qui prétend être le fils d’un vampire. Cette histoire hante Grau, au point de monter un film de goules et fantômes. Il fonde Prana Film, société qui ne produira qu’un seul long métrage : Nosferatu, eine Symphonie des Grauens. Pour le scénario, Albin Grau engage Henrik Galeen qui pompe sans vergogne son script sur le roman Dracula de Bram Stoker, sans avertir Florence Balcombe, veuve et ayant droit de l’écrivain. Galeen change les noms des protagonistes : Dracula devient le comte Orlok, Mina/Ellen, Harker/Hutter, Renfield/Knock, Londres/Wisborg, ville imaginaire de la mer du Nord.

Quand F. W. Murnau accepte la réalisation du projet, il n’est pas encore le wonder-boy du cinéma allemand expressionniste. À ses yeux, Nosferatu, eine Symphonie des Grauens n’est qu’une commande, un film « indé » sans le sou. Les adaptions sauvages ne lui sont pas étrangères. À 33 ans, il a tourné huit courts métrages aujourd’hui disparus, excepté Der Gang in die Nacht/La Marche de la nuit. Certains recyclent des classiques de Victor Hugo et Robert Louis Stevenson : Der Bucklige und die Tänzerin/Le Bossu et la danseuse ; Der Januskopf/Dr Jekyll et Mr Hyde. Dans la foulée de Nosferatu, il adaptera Faust de Goethe et Tartuffe de Molière.

Nosferatu © Films Sans Frontières

1921, dans les Carpates, Murnau et Grau filent en repérages au pays de Dracula. Mot d’ordre : exploiter au maximum les décors naturels pour tordre le cou au diktat des tournages en studios du courant expressionniste germanique, privilégier aussi les extérieurs pour des raisons budgétaires. Ce parti-pris artistique alors inédit est le coup de maître du film, de sa fantasmagorie et beauté surréelle. Dynamique d’inventivité pour Murnau. Prouesse technique pour son chef-opérateur Fritz Arno Wagner qui, lors des prises de vue, s’adaptera aux changements de lumière intempestifs, devra se contenter d’une seule caméra dans les endroits les plus escarpés et isolés.

Murnau tourne son premier long métrage presqu’en contrebande dans les montagnes roumaines captées telle une composition picturale. Visionnaire et intrépide, perfectionniste et ambitieux, il lance un défi au cinéma : tourner un film d’épouvante en décors naturels, débusquer l’angoisse dans des vieilles demeures, placer la caméra pour soutenir et augmenter la puissance de l’horreur. Avec Nosferatu éclot tout l’art de ce concepteur et bâtisseur d’images qui tire profit des exigences de la narration, cadre sans faille, saisit toutes les ressources du montage et des effets spéciaux. Murnau utilise pour la première fois le stop-motion quand Orlok sort de son bateau ; l’image en négatif quand Hutter arrive en Transylvanie. Il colore aussi des séquences entières : le jaune symbolise le jour ; le vert/bleu, la nuit ; le rose, la course du soleil. Avec Nosferatu, Murnau invente les codes cinématographiques du cinéma fantastique.

Nosferatu © Films Sans Frontières

 

Ce plagiat manifeste du Dracula de Bram Stoker, faillit, tel un vampire, ne jamais voir le jour. Florence Balcombe, veuve de Bram et créatrice de la Fondation Stoker, est l’une des premières ayant-droits à défendre le copyright dans l’Histoire de la littérature.

1922, peu après la sortie de Nosferatu à Berlin, elle reçoit un colis qui contient l’affiche du film accompagnée d’un mot anonyme : « Librement adapté du Dracula de Bram Stoker ». Son sang ne fait qu’un tour. La veuve rejoint la British Incorporated Society of Authors, engage un avocat allemand qui attaque Prana Film pour violation du droit d’auteur.

Hélas, la campagne de marketing trop somptuaire de Nosferatu avec une avant-première costumée digne de la fête des morts au Mexique avec squelettes, fantômes et autres stryges, a eu raison des fonds de la société de production. Albin Gruau a mis la clé sous la porte. Quand Balcombe prend conscience qu’elle ne gagnera pas un sou de Nosferatu, elle exige que toutes les copies du film soient détruites. Un tribunal allemand plaide en sa faveur, ordonne que chaque bobine de pellicule soit brûlée.

1925, l’autodafé Nosferatu s’accomplit, mais c’est sans compter sur des spectateurs mordus du film, de leur délice de braver l’interdit. Au cours des années suivantes, des copies survivantes sont projetées sous le manteau au Royaume-Uni et aux États-Unis. Le comte Orlok ne cesse de renaître de ses cendres. Florence Balcombe, jusqu’à la fin de ses jours, en 1937, traquera sans relâche les copies du premier long métrage de Murnau, et incinérera elle-même celles tombées entre ses mains !

Nosferatu © Films Sans Frontières

Comme tous les chefs-d’œuvre, Nosferatu montre beaucoup plus que ce qu’il donne à voir, prête à de nombreuses interprétations :

Géopolitique : L’arrivée d’Orlok par les mers préfigure la menace indicible du nazisme, annonce l’accession à la chancellerie d’Hitler, en 1933. La peste inoculée dans Wisborg par le vampire au nez crochu, dents de rat et ongles interminables, est la métaphore de l’antisémitisme alors galopant en Europe. L’ombre de la main de Nosferatu qui stoppe sur le cœur d’Ellen, préfigure l’objectif final du Troisième Reich : l’éradication de populations considérées comme inférieures.

Picturale : Murnau, passionné de peinture, traduit la symbolique du mal par la couleur noire, les angles aigus et la disproportion des formes, telle l’ombre déformée d’Orlok dans l’escalier, quand il s’apprête à vampiriser Ellen, symbole du bien et de la vertu. Héroïne définie par le blanc.
Ellen et Hutter sont enfermés dans des cadres différents. Elle à Wisborg, dans des alcôves confortables, fenêtres rassurantes et portes entrouvertes. Lui dans le château des Carpates, dédale d’ogives inquiétantes, où s’engager revient à se laisser prendre au piège du vampire.

Psychanalytique : Les plans érectiles d’Orlok qui surgit comme par magie de sa tombe. Sa verticalité phallique dans les ogives qui s’oppose au jeu enfantin d’Hutter, trop insouciant, bondissant en plein air. Ténèbres et radiosité : les deux hommes sont la face opposée d’une seule pièce. Ellen, entre attraction et répulsion, choisit le vampire et s’abandonne à la morsure de son baiser. Au lever du soleil, le fantasme érotique se dissipe. Orlok le ténébreux s’efface littéralement de l’image. Hutter, diurne, déboule au chevet de son épouse qui meurt (déclin de l’orgasme ?) dans ses bras. Ambivalence de la vestale.

Vampirisé par son interprétation glaçante du comte Orlok dans l’Histoire du 7e art, Max Schreck est l’un des premiers acteurs de la troupe de Bertold Brecht. Il apparaît au générique de plus de quarante films. Selon son biographe Stefan Eickhoff, ses collègues de théâtre le considèrent comme un « solitaire loyal et consciencieux avec un sens de l’humour décalé et un talent pour jouer le grotesque ». À la sortie de Nosferatu, la composition de Schreck effraie. « L’acteur ne serait-il est un vrai revenant d’entre les morts ? », enfle et questionne la rumeur.

1979, à Berlin, Werner Herzog présente Nosferatu : Phantom der Nacht/ Nosferatu, fantôme de la nuit, un remake parlant du film de Murnau avec Klaus Kinski dans le rôle du comte Dracula qui a récupéré son patronyme. À l’image de Schreck, Kinski assume à un jeu théâtral bien qu’introverti, avare en mots. Chez ce Dracula, aucune éclaboussure de sang, aucune explosion de rage ; l’isolement et la mélancolie sourdent dans son regard qui incarne la Sehnsucht, le désir dans une souffrance permanente, l’incapacité de mourir opposée à l’inéluctable érosion des sentiments. « Le manque d’amour est la plus abjecte des souffrances », constate le monstre dans un souffle. Plus loin dans le film, Lucy jouée par Isabelle Adjani sortie d’une peinture flamande, proie aussi blafarde que l’homme rat qui la vampirisera, lui répond : « La mort est toute-puissante, nous lui appartenons tous. Les rivières n’ont pas besoin de nous pour couler. Le temps passe. Regardez au-dehors : les étoiles tournent confusément. Seule la mort est cruellement certaine ». Et Dracula de conclure avant l’ultime succion : « La mort est cruelle pour les ignorants. Mais la mort n’est pas tout. Il est bien plus cruel de ne pas pouvoir mourir. Je souhaiterais partager l’amour qui existe entre vous et Jonathan ». Le soleil se lève et Nosferatu se consume au nom du désir. On n’est pas sérieux quand on a 100 ans.


Nosferatu le vampire
de F. W. Murnau, Prana Films, 94’, avec Max Schreck, Greta Schröder, Gustav Schröder, Gustav Von Wangenheim, Alexander Granach, Édition Métal Limitée Combo Blu-ray DVD version restaurée 2K, parution le 6 décembre 2022.