Hors-jeu

© CM

Tandis que des millions de congénères se massait par écrans interposés devant le spectacle des stades qataris climatisés au cadavre népalais, je suis retombé par hasard sur Les Dépossédés de Robert McLiam Wilson.
Ni fiction ni « document », ce livre est une plongée parmi les indigents de Londres, Belfast et Glasgow au début des années 1990, à la fin de l’ère Thatcher. Il nous confronte au quotidien d’êtres humains frappés par un système qui entend éponger le déficit public du Royaume-Uni. Chômeurs ; sans-abri ; ouvriers du bâtiment ; employés de commerce ; étudiants jetés à la rue par les nouvelles réglementations en matière de bourses ; manœuvres embauchés au noir à la journée ; ex prostituée devenue barmaid dans un « club social » de quartier à Belfast-Ouest : tous sont mis à contribution. Plongés jusqu’au cou dans l’insécurité sociale, ces femmes et ces hommes luttent contre le suicide, la délinquance, la déchéance ; pour nourrir et vêtir leurs enfants, leur offrir un accès décent à l’éducation. En face d’eux : règles de sécurité bafouées, chicaneries administratives, réalisme économique. Parfois voilés par les réflexes identitaires :

« J’ai rencontré des familles protestantes extrêmement pauvres qui se sentaient obligées d’affirmer que leur situation économique n’était pas si mauvaise que ça. En tout cas, sûrement moins mauvaise que dans certaines familles catholiques de Belfast-Ouest. On aurait vraiment cru qu’avouer qu’une grande partie de la communauté protestante est effectivement aussi dépossédée que la minorité catholique ouvrait une perspective dangereuse, explosive, qui risquait de mettre en péril cette idée que les convictions unionistes bénéficient à la classe ouvrière loyaliste. »

Ceux qui ont un « emploi », travailleurs précaires, sous-payés, licenciables et corvéables à merci, représentent une variable d’ajustement. On les traite de telle façon que le grain de sable ne se transforme pas en gros caillou qui pourrait gripper la Machine.

« Donovan (Donovan Wylie, le photographe qui l’accompagne) et moi étions partis à la recherche de la pauvreté, de la discorde et de la perte. Tout cela, nous l’avons trouvé. Nous avions confortablement cru que cette perte et cette souffrance resteraient cantonnées au malheur d’autrui. Mais ce que nous avons vu et entendu nous a entamés de multiples manières que nous n’aurions pu prévoir. Londres s’effondrait, des gens se noyaient, torturés, ensorcelés par le besoin. Nous n’aurions jamais dû croire que nous pourrions y échapper. »

Robert McLiam Wilson est né à Turf Lodge, un quartier de Belfast-Ouest. Il a connu les petits boulots, la dèche. Il a été SDF à Londres. C’est peut-être son expérience du dénuement qui  le préserve de la condescendance et du paternalisme ; du voyeurisme et du dogme, aussi.  Pour autant il ne cherche pas à cacher l’ambiguïté de sa situation d’ « observateur ».

« Franchement, qui va supporter d’entendre tous ces récits de la pauvreté assassine ? Qui en vraiment besoin ? Qui veut les connaître ? »

Comme tout un chacun, il préférerait passer son chemin, retrouver la tranquillité, le bien-être. Qui s’en offusquerait ? Mais quelque chose en lui a décidé d’écrire sur la vie de ces gens. Il s’y tient. Il en trouve la force. Bien sûr, il sait qu’il pourra rentrer chez lui une fois son « enquête » terminée. Il ne cherche pas à nous en faire accroire. Hally, Gabrielle, Sandy, Shirley, Henry, Alan, Norma, Mick, etc., eux, resteront in situ,  dans les taudis, les squats, les hôtels miteux, les centres d’accueil, mais aussi les appartements « corrects » de Belfast – où le prix de l’immobilier, à cette époque,  défie toute concurrence par rapport au reste du Royaume-Uni et où il arrive que les programmes de logements sociaux fonctionnent – les logis délabrés mais propres (RMW rejette le mythe abject selon lequel tous les nécessiteux se complaisent dans la crasse). Il le sait depuis le départ : il ne peut rien ou pas grand-chose pour eux. Sauf témoigner. Il ne cherche pas non plus à transmettre une image idéalisée de ceux qui n’ont rien, à les enrôler sous une catégorie spéciale d’humanité :

« Les gens qui sont pauvres sont aussi multiples et complexes que les autres, tout aussi dignes d’être appréciés ou détestés. »

Robert McLiam Wilson évite les bons sentiments, ne joue pas au petit malin qui va régler tout ça en trois coups de cuillère à pot. Peut-être ne fait-il que suivre sa nature, mélange étonnant de compassion, de scepticisme, d’ironie et de pugnacité. Son empathie s’abstient d’effets de manche. Si la révolte et la colère se lisent en filigrane dans les déambulations de Robert McLiam Wilson et de son acolyte, elles ne sont jamais surlignées.  (Jamais, par exemple, le nom de la Dame de Fer n’est jeté en pâture comme bouc émissaire. On sait gré à Robert McLiam Wilson d’avoir refusé cette facilité.)

« Avez-vous déjà vu un formulaire de demande d’aide financière personnalisée ? Eh bien, j’enseigne la littérature à l’université de Cambridge et ce document m’a stupéfait. Ces formulaires sont des cauchemars en deux tomes, c’est Guerre et paix en version originale russe, du braille pour les voyants. »

Par sa justesse littéraire, Les Dépossédés échappe à la complaisance, à l’ingénuité, au radicalisme chic. (À plusieurs moments, le livre m’a fait penser au Quai de Wigan, de George Orwell, écrit en 1937 et pour lequel Orwell partagea un temps les conditions de vie des mineurs de charbon dans cette ville située entre Liverpool et Manchester.)

Files d’attente aux guichets d’organismes publics qui n’ont plus les moyens, statistiques bidouillées, sauvagerie légale, primat de la rentabilité : ça devrait pouvoir nous rappeler quelque chose à tout moment. Après les matchs, bien sûr. Là, on n’a pas trop le temps.

Robert McLiam Wilson, Les Dépossédés, photographies de Donovan Wylie, trad. Brice Matthieussent, Christian Bourgois éditeur, 2005 et éditions Points, avec une préface inédite de l’auteur, 2007.