Les voix qu’on peut entendre le soir, une divinité africaine – l’orixa exu – et un chat que la maladie a rendu difforme (Camille Ruiz) , la chute des corps, qu’ils soient fascistes ou capitalistes (Frédéric Neyrat), les îles qui émergeront quand le réseau planétaire ira s’affaisser (Ada Loueilh), des larves de méduses qu’on propulse dans l’espace pour voir si elles naîtraient et se développeraient (Louis Haentjens), un jeu de cartes incompréhensible, tenant à la fois du poker ou du tour de magie, et qui vire au drame (Stéphane Lambion), une serre walipini sous terre et dans la tête, des signes mudras, un devenir végétal (Etienne Michelet), un rituel pour « reprendre corps avec la nuit » (Lucien Raphmaj), agitation nerveuse, rage de dents ou crise d’angoisse dans le hall des urgences d’un hôpital (Eugene Da Foz), etc.
Ce qui frappe d’emblée à la lecture de ce premier numéro, c’est à la fois l’extrême variété des formes, le foisonnement des scènes, des univers, des voix, et l’unité très forte, à la fois tonale et thématique, qui trame (et comme en filigrane) la revue de bout en bout. Sans pour autant qu’il y ait uniformité de voix ou raideur d’une pensée systématique. A lire Preta. Memori #1, on se dit qu’un souci commun, ou du moins des préoccupations similaires, traversent textes et images des douze « auterices ». Quelque chose comme une grammaire plus ou du moins souterraine travaillerait Preta. Auquel cas, ce serait peut-être une grammaire qui articulerait cette contradiction formulée dans Court dialogue cosmologique : « Encore faudrait-il que vous puissiez développer une pensée inhumaine à partir de votre forme humaine ! N’est-ce pas l’impossible ? »
De fait, Preta semble marqué du sceau de cet impossible. Un mouvement double et contradictoire anime les textes : au constat (réaliste) de cet impossible s’allie l’utopie qu’il advienne. Explorer des formes astrales, botaniques, scruter le noir de la chambre : tout mènerait à penser cet inhumain. A aborder ces îles perdues et qui scintilleront sur fond de désastre. Et les moyens ne manquent pas pour que prenne corps (ou langue) cet impossible. Mandragores devenues fleurs du mal conceptuel, mandragores qui poussent à rebours de la pensée occidentale et qui nous invitent à « aliéner l’aliénation » (produite par ladite pensée occidentale), notations rimbaldiennes des vertiges (mais de ceux qu’éprouvent les méduses extra-terrestres une fois revenues sur « mer ferme »), rites chamaniques, recherche d’un état végétatif de l’humain et de la langue (puisque le verbe végéter indique d’abord : « animer, vivifier ») ou expérience des nuits aux « multiples dimensions » (Raphmaj) : Preta multiplie les formes pour échapper aux limites, multiplier les métamorphoses, percer des lignes de fuite dans la langue et faire corps avec l’impossible.
C’est en pure perte que vous chercheriez ici un romantisme agambien du retrait ou de la destitution, quelque néo-surrréalisme mâtiné de New Age qui ferait du poète un mage tatoué de symboles astrologiques, ou encore un deleuzianisme mal digéré qui camperait ledit poète en vaticinateur du devenir. Non. Ce qui anime ces pages, c’est simplement cette dialectique, et si nécessaire : « Il faut aller à l’inhumain pour sauvegarder ce qu’il y a de vie en l’humain ». Et si poète il y a, ça n’est qu’un patient qui a l’air un peu fou ou perdu dans un hall d’hôpital. Il grince des dents. Une rage le met aux abois, à moins que ce ne soit une simple crise d’angoisse qui l’oppresse. Tendez l’oreille et vous l’entendrez nettement baragouiner qu’« il ne faut plus combattre l’aliénation / sous une forme aliénée ». Ce à quoi s’emploie activement Preta.
Aussi mutations et sorcellerie relèvent du politique (et non du mysticisme) : mudras et orexas n’ont pas pour horizon des métamorphoses magiques (ni ces hypothétiques niveaux de conscience surréelle tant prônés par la pensée positive du néo-libéralisme ou des coachs de vie anthroposophes). Vous pouvez ranger vos bâtonnets d’encens. On voudrait ici « inventer la situation par laquelle le pouvoir, entraîné dans sa propre chute, perd la direction » (Frédéric Neyrat). Face aux corps fascistes et capitalistes en pleine chute, l’écriture prend en compte leur forme réelle et leur poids concret, mesure leur gravité, leur vitesse, et voudrait se constituer en une pratique tout aussi concrète pour offrir des issues ou des marges de manœuvre. Aussi le rituel se veut d’abord protocole et le travail sur la langue suit une logique matérielle, épouse les mouvements figurés par la mandragore et la sorcière : « la sorcière tend la main à la mandragore et la mandragore lui offre en retour l’envol au-delà des formes qui circonscrivent l’être ». Dans cette danse à deux – texte mandragore et/ou lecteur sorcière – s’esquisse peut-être une expérience. Expérience concrète du poème et de sa lecture.
Preta offre un espace où « les formes peuvent exister, la langue peut remuer » (Etienne Michelet). Rien de plus. Et c’est déjà énorme. Cela suffirait peut-être pour tracer des directions, ouvrir des voies. Décliner un certain nombre de rites ou de procédures. Et parfois non sans un certain humour. Car le rire de Démocrite n’est jamais loin (matérialisme oblige).
Revue Preta – Memori #1. Avec des contributions de : Camille Ruiz, Frédéric Neyrat, Ada Loueilh, Euina Jeong, Louis Haentjens, Kosmokritik, Stéphane Lambion, Etienne Michelet, Yunjae Gang, Paola Zeneida, Lucien Raphmaj, Eugene da Foz. Site de la revue.