Chechu Álava : Larvatus prodeo (L’âme et la vie, Galerie Xippas, 29 octobre-17 décembre 2022)

Chechu Alava, Le masque, 2022, huile sur lin, 41 x 33 cm. © Chechu Álava & Galerie Xippas. Photo © Clérin-Morin

Larvatus prodeo. En français : je m’avance masqué. Cette devise, prêtée à Descartes, pourrait être aussi celle de Chechu Álava. Pourtant la philosophie cartésienne n’est pas la meilleure porte d’entrée dans l’univers pictural de cette artiste espagnole vivant désormais à Paris. Il faudrait aussi ajouter un « e » à la fin de l’adjectif. Ajouter des « e », mettre au féminin, c’est d’ailleurs ce à quoi elle s’emploie depuis vingt ans.

On peut le vérifier du 29 octobre et 17 décembre 2022 à la galerie Xippas, rue Vieille du temple, à Paris. Une douzaine de toiles récentes, inédites, peu de grands formats, des peintures à l’huile sur lin qui, toutes, donnent à voir des femmes. Elles sont le plus souvent jeunes, nues ou vêtues, elles dorment, posent, attendent, se promènent à cheval. Bien qu’éveillées et parfois actives, elles semblent toutes enfouies dans un profond sommeil, un peu comme dans les contes. De ces sommeils qui peuvent durer cent ans.

Sont-elles les victimes d’un sort ? Et, si oui, lequel ?

Avant d’essayer de répondre, sans doute faut-il d’abord parler de technique et d’iconographie. Les peintures de Chechu Álava se caractérisent par leur quasi-absence de matière. Elles sont sans épaisseur, sans aucun empâtement. Comme si l’artiste ne voulait rien ajouter à la stricte matérialité de la toile. Celle-ci semble d’ailleurs davantage teinte que peinte. Les figures n’ont pas l’air d’avoir été ajoutées au support, elles semblent au contraire en émaner, en sourdre. Comme des fantômes qui se détacheraient imperceptiblement d’un mur, d’une tenture (l’artiste considère La double vie de Véronique de Krzysztof Kieślowski comme une œuvre fondatrice, un film séminal dans son parcours personnel, preuve que l’invisible lui importe ; Véronique, Vera-icon, l’image vraie…). Cette identité spectrale des personnages est renforcée par l’absence de contours nets. Les femmes peintes par l’artiste ne se distinguent jamais clairement du fond sur lequel elles tentent d’apparaitre mais, au contraire, semblent prolonger sa substance. Comme si un étrange sfumato, cette « manière de noyer les contours dans une vapeur légère » (Diderot) imposait partout son règne. Dans son Dictionnaire technique de la peinture, André Béguin traduit sfumato par « enfumé ». Le verbe transitif sfumare signifie quant à lui « estomper », « atténuer ». Et, de fait, une sorte de brume grise et mélancolique semble avoir définitivement envahi les toiles de Chechu Álava.

Chechu Alava, Le désir, huile sur lin, 2022. © Chechu Álava & Galerie Xippas. Photo © Clérin-Morin

Les couleurs, elles aussi, tendent vers une sorte de grisaille. Elles sont voilées, vaporeuses. En les voyant, me reviennent les mots de Huysmans décrivant la poussière : « Elle est le velours fluide des choses, la pluie fine mais sèche qui anémie les teintes excessives et les tons bruts. Elle est aussi la pelure d’abandon, le voile d’oubli. » Cette grisaille qui adoucit et tempère les couleurs est peut-être, pour l’artiste, un mode de connaissance, une façon de s’approprier la peinture du passé mais aussi toutes les autres images qui, inlassablement, nourrissent son travail. « Quand la philosophie peint sa grisaille, une figure de la vie est devenue vieille et, avec de la grisaille, elle ne se laisse pas rajeunir mais seulement connaître », écrit Hegel. La philosophie de Chechu Álava est strictement picturale mais cela n’enlève rien à son efficience. Ainsi outillée et parée, elle peut s’approprier certaines grandes figures et déconstruire quelques icônes.

En regardant ses peintures (celles exposées chez Xippas, celles dont elle poste les photos sur Instagram, celles visibles sur son site), j’ai toujours cette même impression : je ne découvre pas les figures qu’elle représente, je les reconnais. Mais encore faut-il décrire précisément en quoi consiste cette reconnaissance. Il y a d’abord ce que j’appellerai l’identification : je reconnais (j’identifie plus ou moins facilement) telle ou telle femme célèbre : Lee Miller, Ingrid Bergman, Hannah Arendt, Camille Claudel, Sylvia Plath, Niki de Saint Phalle… Bref, son panthéon personnel. Ses figures identificatoires

Il y a ensuite ce que je pourrais nommer la reconnaissance par association, ou par citation (plus ou moins explicite, plus ou moins déguisée).

La critique littéraire parle souvent d’intertextualité, il n’est donc pas interdit de parler ici d’interpicturalité, même si le mot est assez barbare. C’est là que le travail de Chechu Álava devient à mes yeux le plus intéressant. Car elle propose ni plus ni moins une relecture de la peinture occidentale. Relecture savante, amoureuse, sensuelle mais aussi (et peut-être surtout) critique, ironique et féministe. Car peindre des femmes, peindre les femmes était, jusqu’à une période très récente, une pratique presque exclusivement masculine.

Si les critiques et activistes féministes (Laura Mulvey, les Guerrilla Girls) ont depuis longtemps mis en évidence et dénoncé la domination du regard masculin dans les diverses représentations du corps des femmes (le fameux male gaze à l’œuvre dans le cinéma, les arts plastiques, la publicité…), c’est encore et toujours un sujet et un combat d’actualité. La peinture de Chechu Álava s’inscrit clairement dans cette mouvance, mais au lieu de révoquer violemment la vieille mimèsis formatée par le regard masculin, elle s’en approche obliquement, elle la contourne, se l’approprie, s’y installe enfin pour en subvertir les codes de l’intérieur. Cheval de Troie esthétique.

Les femmes peintes par l’artiste ont cessé d’être des objets de désir. Elles sont devenues sujets, mais sans pour autant être assujetties. Elles sont, toutes et chacune, le seul vrai sujet de cette œuvre. L’artiste les observe avec un œil complice et bienveillant ; parallèlement les peintures anciennes ou plus modernes qui sont citées ou simplement évoquées (Goya, Munch, Balthus, Picasso) sont passées au crible d’un regard simultanément admiratif et critique. Parfois inquiétant aussi, mais jamais dominant (et pour cause).

Le plus souvent, les figures peintes par Chechu Álava sont seules. Il y a des exceptions mais les petits cénacles féminins qu’elle représente parfois évoquent davantage la claustration morbide des cinq filles Lisbon dans Virgin suicides de Sofia Coppola que des portraits de groupe traditionnels. Ce n’est guère mieux quand c’est la famille qui est évoquée. Une des plus belles toiles de l’exposition, accrochée un peu à l’écart, s’intitule Madness. C’est une huile sur lin de 38 x 46 cm. On y voit, au premier plan, une femme allongée sur un grand lit double, les jambes repliées sous les draps, la tête rejetée en arrière par une souffrance dont l’origine est à chercher dans le titre de l’œuvre. De l’autre côté du lit, au second plan, un.e enfant androgyne, les cheveux courts, le visage sévère l’observe. Il/elle semble étrangement indifférent.e à la douleur de celle qu’on imagine être sa mère. Indifférence ou stupeur ? Sur son compte Instagram, l’artiste explique que l’œuvre a été peinte d’après une copie d’écran du film Cria Cuervos de Carlos Saura (1976). Et elle ajoute : « Mais c’est sans doute la peinture la plus autobiographique que j’ai jamais réalisée. Cette petite fille c’est moi, neuf ou dix ans, rentrant de l’école, avec la même coupe de cheveux, dans la même pièce aux meubles en bois vernis où se trouvait ma mère, au lit, dans ses phases dépressives de troubles bipolaires. Dans les années 80, la maladie mentale était taboue, un secret de famille. Connaître de si près la souffrance de l’esprit m’a fait chercher très tôt mon propre salut. La peinture a été mon médicament (…), ma bouée de sauvetage. »

Il ne s’agit pas ici de s’appesantir sur les vertus « thérapeutiques » de l’art en général et de la peinture en particulier. Il importe surtout de comprendre comment Chechu Álava met magistralement en scène cet épisode traumatisant de son enfance. Comment elle s’approprie des images qui, a priori, ne la concernent pas directement (celles du film de Saura) et les adapte, les condense dans une œuvre redoutablement simple et « efficace » ; non sans convoquer, une nouvelle fois, l’histoire de la peinture. Car cette enfant sévère et presque indifférente n’est évidemment pas sans rappeler certains personnages de Balthus, souvent totalement étrangers à la scène tantôt terrible, tantôt inquiétante ou érotique à laquelle ils sont pourtant sensés participer (je pense par exemple à ce personnage au gilet rouge à l’arrière-plan de cet étonnant tableau intitulé La montagne (1936).

L’histoire personnelle de Chechu Álava, omniprésente dans nombre de ses œuvres, n’est donc jamais présentée telle quelle, « sans filtre » allais-je dire. L’étrange « flou gaussien » qu’elle semble partout répandre instaure d’abord une distance, un éloignement, une dissemblance. Puis la multiplicité des références invoquées (qu’elles proviennent de la peinture, du cinéma) entérine notre égarement. Nous sommes plongé.e.s dans un espace pictural étrange, singulier, immédiatement reconnaissable ; mais les figures féminines qui y habitent semblent définitivement inatteignables, intouchables ; à jamais lointaines. On pense aux mots de Genet : « La solitude comme je l’entends, ne signifie pas condition misérable mais plutôt royauté secrète, incommunicabilité profonde mais connaissance plus ou moins obscure d’une inattaquable singularité ».

Chechu Álava, Madness, 2022. © Chechu Álava & Galerie Xippas. Photo © Clérin-Morin

Il faudrait réaliser une typologie des femmes allongées dans la peinture occidentale, des femmes offertes, à disposition, au service d’un regard masculin qui est en même temps leur créateur, leur possible « consommateur », leur éventuel prédateur. Plus généralement, il serait intéressant de dresser une taxinomie des femmes qui attendent. Il semble que les peintres masculins aient très longtemps eu une fâcheuse tendance à les figer dans cette posture. Si possible dévêtues. Combien d’odalisques pour une Amazone, une Diane chasseresse ?

Dans l’iconographie de Chechu Álava, pourtant, des femmes attendent.  Souvent allongées. Mais c’est alors, très souvent, l’occasion de tourner cette posture « traditionnelle » en dérision. Une toile de 2016 lui assène d’emblée le coup de grâce : une jeune fille – teint pâle et joues vermeilles – est étendue sur un lit recouvert d’un drap brodé. La chambre baigne dans une sorte de pénombre. La jeune femme est vêtue d’un jean bleu et d’un haut rose ; ses mains sont posées sur son ventre et elle regarde le spectateur, comme pour le prendre à témoin. Le titre du tableau : Fille vierge. Une peinture de 2017 creuse le même sillon : une jeune femme, sosie de la précédente, le regard pensif, est couchée sur un drap identique. Cette fois, elle est habillée d’une robe blanche, immaculée et, entre ses doigts, elle tient délicatement une jolie rose rouge ; la toile s’appelle : En attendant le prince

On comprend mieux dès lors pourquoi les figures chères à l’artiste ont choisi d’habiter un pays éloigné, une contrée nébuleuse et hors d’atteinte où seules les femmes ont une vague chance d’accéder. On comprend mieux pourquoi elles semblent éternellement ensommeillées, immuablement rêveuses et absentes, pourquoi aucun prince, jamais, ne viendra les délivrer. Les délivrer de quoi, d’ailleurs ? Elles ont délibérément choisi leur destin, elles n’en souhaitent aucun autre. Les plus radicales d’entre elles ressemblent à cette jeune femme recouverte d’une peau d’animal (sconce ?, blaireau ?), très beau portrait de 2012 intitulé Animal femelle (qui m’évoque le roman de David Garnett : La femme changée en renard) ; ou encore à cette apparition de Niki de Saint Phalle (2018),  justaucorps noir façon Irma Vep, carabine à la main, peu disposée à plaisanter.

Chechu Álava, Animal femelle, huile sur lin, 2012. © Chechu Álava & Galerie Xippas. Photo © Clérin-Morin

Avancer masquée (avec le « e » final) ce serait cela : plaider la cause des femmes en ayant recours à un médium soumis depuis des siècles au regard des hommes. Déconstruire les clichés mais préserver l’enchantement. Être iconoclaste mais persévérer dans cette très ancienne croyance qu’est la peinture. Figurer l’âpre, l’aigre, l’amer mais en usant d’une apparente délicatesse, faite de réserve et de retenue. L’oxymore semble être la figure de style la mieux adaptée pour tenter de décrire la démarche de Chechu Álava. Il faudrait alors parler de terrible douceur. Il faudrait dire aussi que, pour elle, l’ambiguïté est une arme, l’équivoque un outil, qu’il y a dans sa peinture un singulier dandysme, une trouble élégance.

(Je remercie Chechu Álava pour son aide précieuse et pour les photos des œuvres. Clichés : Clérin-Morin).

Chechu Álava, L’âme et la vie, Galerie Xippas, Paris. Du 29.10.22 au 17.12.22. Site personnel de l’artiste, ici. Instagram.