Koleka Putuma : poésie outlaw (Amnésie collective)

Koleka Putuma (DR)

Amnésie collective, recueil de l’écrivaine sud-africaine Koleka Putuma, est un livre poétique et politique, où l’écriture poétique est indissociable d’une volonté et d’une action politiques.

Si les textes sont écrits du point de vue d’un Je, celui-ci est lié à un Nous, un collectif auquel le Je appartient, dont il fait partie et qui s’exprime à travers lui autant que le Je peut s’en détacher, peut vouloir s’en extraire. Le Nous peut inclure la famille, les Noirs sud-africains, les femmes, les lesbiennes, les pauvres. A travers le livre, ce Nous est décliné et accède à la parole en son nom propre, à travers le Je qui se situe au croisement de tous ces collectifs. Le thème de la communauté traverse le livre, la présence de la communauté y est constante : celle à laquelle on appartient, celle dont on fait partie, celle dans laquelle on vous enferme, celle dont on voudrait sortir, celle dont on désire la révolte, celle qui est prête à vous tuer. Dans Amnésie collective, le Je qui écrit, qui parle, qui profère, se situe à différentes places dans le rapport à ces/ses communautés : dedans, dehors, inclus, rejeté, critique, revendiquant – mais il écrit toujours dans le rapport aux communautés qui le concernent. Le livre est ainsi traversé par un double mouvement : être à l’intérieur, vouloir faire partie et, au contraire, vouloir s’extraire, se dissocier, fuir.

Il s’agit de faire partie pour aimer et être aimé.e, pour se révolter ensemble, pour parler ensemble une langue qui ne nous aliène pas, pour s’inventer ensemble et être joyeux ensemble. Il s’agit de fuir pour, là aussi, pouvoir aimer et être aimé.e, pour ne pas mourir, pour ne pas être tué.e.s, pour ne pas parler une langue mortelle, pour ne pas être réduit.e.s à des identités aliénantes et assassines. Il s’agit de sortir du silence, des discours qui ne sont pas les siens, de soi, et qui vous effacent, proclament votre disparition, votre mort. L’enjeu est de s’évader du cercueil dans lequel on vous a enfermé.e.s (« J’en avais assez / d’être le cercueil dans la pièce »). Amnésie collective agence ou tresse ces deux mouvements de vie et de mort, le livre étant l’affirmation d’une révolte contre la mort au profit de la vie, révolte individuelle et collective qui apparaît comme la seule issue pour survivre et vivre (« Je ne veux pas mourir / les mains en l’air / ni / les jambes écartées »), une issue indissociable de la création poétique, dans et de la langue, mais aussi de soi comme individu et comme collectif.

Ce mouvement de vie, de révolte, implique l’invention d’un discours et d’une pensée qui sont critiques à l’égard des dominants comme des dominations qui s’exercent à l’intérieur des groupes identifiés comme des groupes de libération : « La solidarité noire n’implique pas de faire de ma colonne vertébrale un paillasson / Pour vous faire tenir debout ou vous donner du cran / La solidarité noire qui s’exerce aux dépens d’une femme noire, quel qu’en soit le motif, est une farce, une arnaque / Le genre de violence qui fait hurler de rire dans les commissariats » ; « Pourquoi votre révolution a-t-elle comme uniques références biko, fanon et malcolm ? » ; « Votre solidarité consiste, semble-t-il, à saboter la lutte des femmes noires ». Le discours de Koleka Putuma est un discours que l’on pourrait qualifier d’intersectionnel, dépassant les approches binaires et exclusives de la critique révolutionnaire, s’engageant plutôt dans une série d’identifications et de désidentifications incessantes, une pensée et une écriture mobiles : à la place des identités figées, massives, la création d’un réseau mobile et complexe de relations et contre-relations.

L’oppression subie, la domination reconnue sont évidemment celles que les Blancs exercent : par la violence physique, par la violence économique, par la violence symbolique (« Quand elles et eux nous interrogent sur notre enfance noire, / tout ce qui les intéresse c’est notre douleur, / comme si les moments de joie étaient dus au hasard »). Des pratiques et des discours sont reconnus comme aliénants, oppressifs, mortels, sont critiqués et inversés par le discours qui les nomme, les renverse, qui évoque d’autres réalités et d’autres pratiques par-delà les clichés. La domination est aussi, bien que différemment, le fait d’un discours religieux qui porte en lui l’assassinat, la mort symbolique et physique des femmes, des lesbiennes, des noir.e.s (« L’évangile / est la manière dont la blanchité entre chez nous par effraction / et nous met à genoux ») – comme elle est le fait de l’ordre hétérosexiste du monde qui exclut et anéantit les non conformes, les queers. La domination est également économique, oppression et aliénation produites par l’ordre économique actuel qui existe objectivement, dans les différences de classe, comme dans les esprits, les sujets qui, pauvres ou riches, s’identifient à cet ordre, se construisent et se représentent à partir de lui. Le Je qui écrit dans Amnésie collective refuse de se situer ici plutôt que là, d’appartenir, de choisir une aliénation contre une autre, une identité qui nierait la pluralité interne de ce Je. Le livre affirme cette pluralité, énonçant une identité qui n’en est pas puisque plurielle, sans cesse à affirmer à l’intérieur de relations réversibles et mobiles.

Il s’agit, pour l’auteure, d’écrire cette pluralité, de s’écrire en tant que plurielle, de se construire en tant que telle, recherchant le peuple pluriel dans lequel vivre et créer, cette recherche étant elle-même une création. Cette affirmation, cette recherche sont les moyens d’une critique, d’une invention de soi, d’une révolte qui serait une révolution. L’entreprise passe par l’art, la poésie, par l’invention d’une langue poétique qui n’est pas l’évocation d’un autre monde, qui n’est pas lyrique, banalement intime ou relais d’un imaginaire distinct du monde matériel, social, historique. Koleka Putuma fait le choix d’une écriture qui travaille les énoncés politiques, sociaux, culturels, économiques, qui les reprend, les inverse, les critique, les relie à d’autres énoncés subjectifs, collectifs, queers. L’écriture y est affirmative, parfois proche du slogan ou d’une écriture didactique, énonçant des faits, mettant en place des chocs, des échappées hors des discours dominants et mortels. L’écriture inscrit le corps rejeté ou sacrifié, le désir interdit, tué (« Je ne savais pas que je pouvais être aussi sauvage jusqu’à ce que tu me touches. / Je ne savais pas que jouir pût être aussi un acte de survie »), la subjectivité hérétique ou révolutionnaire dans le champ des discours existants pour les troubler, les déstabiliser, les contraindre à ne plus répéter et favoriser l’amnésie collective qui occulte en permanence toutes les vies massacrées.

Koleka Putuma, Amnésie collective, édition bilingue, traduit de l’anglais par Pierre-Marie Finkelstein, éditions Lanskine, septembre 2022, 224 p., 16 €