Éric Aupol : le théâtre de la République sans les politiques (Galerie Polaris, novembre 2022 – janvier 2023)

Eric Aupol, 121 boulevard Haussmann, salle à manger2, 2022

J’aimerais être une souris au Palais Bourbon pour, sous les sièges, voir les jambes des politiques, le squelette de la loi, la silhouette des amendements. Avec mes petits yeux, VOIR et enregistrer toutes les lois, la nuit, le jour, entendre chaque voix sans perdre une miette. Une miette de rongeur.

Une souris voit tout.

Qu’est-ce qui est plus important en politique ? VOIR ? DIRE ? FAIRE ?

Il y a toujours quelque chose à grignoter à l’Assemblée Nationale (les retraites, l’assurance chômage, etc.). Si on ne FAIT rien, ou au moins quelque chose, nous courons à la catastrophe (sinon, rien).

Éric Aupol a photographié, a observé là où on ne va pas habituellement, avec ses lunettes de photographe, à contre-courant : les allées désertées par les politiques, couloirs débarrassés des hommes, des femmes, des discours, de l’agitation incessante. Bras, jambes, vestons, cravates, plus rien mais seulement le lustre des murs, l’élégance des éclairages obliques. Son exposition à la galerie Polaris présente des photos de sièges vides, d’escaliers silencieux, des entrées de service. Pas un homme ni une voix, dans une Assemblée sans nuages ni conflits (sans vociférations). Une fois tout le monde parti (pfuit !!), tout redevient net comme ces images nobles, polies, impeccables, qu’on dirait sorties d’un bain argentique. Or, elles sont numériques et possèdent le glacis des peintures flamandes du XVIIème siècle. Un instant, j’ai cru voir Les Pantoufles de Samuel van Hoogstraten, à cause des tons veloutés rouge foncé, de la patine des parois. Chez le Flamand de 1658, l’entrée de la maison se prolonge en enfilade de perspectives, indiquant une narration échelonnée dans le temps et dans l’espace. Ici, dans les images d’Éric Aupol, la perspective est inexistante et on éprouve la sensation de franchir des passages, des portes dérobées qui renvoient l’écho terriblement silencieux de voix éteintes (les votes, les décrets flottent dans un air qui semble maintenu artificiellement).

Eric Aupol, 128 rue de l’Université, salon Delacroix, 2022.

Quand les discours faiblissent, après que la parole démocratique (censée prendre en charge notre bien-être) se soit dégonflée, on a soudain une impression d’électricité coupée. Le photographe avait-il anticipé les problèmes énergétiques et la guerre en Ukraine ? Il y a comme une apparence de gel sur les parois, les sièges, les bustes (une fois tout le monde dehors). Nos représentants républicains, que font-ils à cette heure-ci ? Où sont-ils sur la photo ? On ne les voit pas. Quelle heure est-il quand les discours s’épuisent ? On ne sait pas. Quand l’inflation menace, les bâtiments résistent, le construit, les rampes d’escalier et même le local à poubelles du Palais Bourbon conservent encore quelque chose de beau et d’indestructible (ça, la photo le montre). Une dignité de 2 heures du matin (il est n’importe quelle heure en réalité). Quelque chose d’un charme sophistiqué persiste, un crépuscule permanent, comme si les couloirs d’Alphaville avaient été restaurés par la patine Empire de Napoléon. Avant la République, il y avait la Monarchie, lorsque dans la Galerie des Glaces, Louis XIV s’adressait aux courtisans qui se prosternaient pour une requête ou un simple exercice d’admiration. Aujourd’hui, c’est à la cafétéria de l’Assemblée que les lois se font, se détricotent ou se raccommodent, j’imagine qu’après le café crème de 10h c’est plus facile de faire passer un 49,3, encore plus facile entre 3h et 4h du matin (tout le monde bâille mais la cafétéria, ouverte toute la nuit… il y a un vertige de la loi qui persiste, une drogue dure et qui dure…).

Sur ces clichés hyper soignés, la poussière s’estompe. Les velours, les tentures, les tissus sur les sièges attrapent notre regard comme autant de toiles d’araignées, comme dans les résidences des élus de la grande bourgeoisie (leurs meubles protégés par des draps blancs). Ainsi, les bancs de l’Assemblée sous l’objectif du photographe ne respirent plus sous les fesses des politiques (les costumes froissés de l’alternance assis-debout, les vociférations, on ne les voit pas, on ne les entend plus). À micro coupé correspond image muette, parce qu’on voit ici ce qu’on ne voit jamais à la télévision ni dans les colonnes de la presse, le théâtre du pouvoir lorsqu’il est en sommeil (dixit Bernard Utudjian).

Eric Aupol, 128 rue de l’Université, 2022.

L’aplatissement de la perspective oblige à interroger la qualité plastique d’un espace, plutôt que la signification politique d’un bâtiment. Le Temple de la République jouxtait autrefois un hôtel particulier, construit pour accueillir les ébats et les conversations galantes de la duchesse de Bourbon et de son amant, le marquis de Lassay (libertin raffiné du règne de Louis XV). Le Palais Bourbon est devenu le théâtre parlementaire de nos gladiateurs républicains. On peut regretter ce temps de libertinage dont ÉricAupol a peut-être capté les vestiges (si on prend en compte l’idée que les murs ont des oreilles). Dans mon imaginaire historique (démocratique), je préfère les Etats généraux de 1789, bruyants, quand la Révolution grondait sous les perruques, et à travers les Pantoufles du peintre hollandais j’imagine le reflet migrant, furtif, d’une servante à cornette (Marine Le Pen ? Mais non, c’est un fantôme. Ce bourgeois replet est-il Dupont-Moretti ? Non plus).

Eric Aupol, 121 boulevard Haussmann, salle à manger, 2022.

L’ambiance de ces images ressemble à celle d’un musée fermé qui m’interroge : à quoi pensent les œuvres une fois que je m’éclipse ? Que font les politiques une fois qu’ils ont tourné les talons ? Est-ce qu’ils rentrent chez eux ou continuent à plancher sur nos retraites au bistrot d’en face ?

Le temps ne passe plus, la chronologie des citoyens non plus, parce que la politique travaille jour et nuit même en l’absence de ses représentants, sous un éclairage feutré que la photographie révèle sans l’accentuer : sur les bustes en marbre je ne perçois pas les dos fatigués ni le rictus rituel d’Éric Ciotti. C’est comme si les humeurs de Mélenchon n’avaient jamais existé.

Éric Aupol, Des lieux du pouvoir, galerie Polaris, 15 rue des Arquebusiers, 75003 Paris. Exposition du 19 novembre 2022 au 8 janvier 2023. Toutes les infos ici.