Lire Booba texte sur table, c’est désormais possible. Le recueil des punchlines du rappeur, originellement sorti en 2018 dans une édition limitée à 200 exemplaires, fait l’objet d’une réédition au sein de la très chic collection Hoëbeke des éditions Gallimard.
Une ou deux citations par page sur le long d’un imposant volume forcent la constatation que les mots tiennent — on lit vite, on rebondit dans les angles saillants des paroles du Duc de Boulogne. D’où parle donc Booba ? D’un lieu de guerre où l’on est sans cesse éveillé et rythmiquement relancé. Chez nous, on dort plus, chez nous le marchand d’sable sniffe de la coke. (Tallac) Clichés du hip-hop ? Très appuyés, caractères grossis comme dans l’ouvrage lui-même, mais singulièrement traversés. Bien sûr Ici, c’est barillet, résine et bas résille (Nouvelle école) mais Booba, c’est aussi rare que certain, possède un destin de Lyriciste agréé, c’est pour ça qu’Dieu m’a créé. (Pitbull) – de Corsaire d’une autre sphère, j’trouve la lumière quand tout est noir. (Terrain)
Dans sa brillante préface, l’écrivain Thomas A. Ravier rappelle que « le vrai nom de Booba est Élie Yaffa. Tout le monde sait ou devrait savoir qu’Élie est un prophète majeur des trois religions, judaïsme, christianisme, islam. Ce n’est pas rien. » Booba se sait même être Un roi. Pourquoi ? J’ai jamais vu une fève coupée en deux. (5G) Ravier dit, vingt ans après avoir convaincu la N.R.F de publier Booba ou le démon des images, un essai majeur sur le style de l’auteur, que la question de la pertinence de ces lyrics foudroyants vaut toujours la peine d’être posée dans une société sclérosée et bien plus apte à célébrer la mollesse d’un pénible rap-variété (il suffit d’allumer la radio, grandes chaînes incluses) : Comment démontrer qu’au milieu de ce qui apparaît à l’oreille distraite par la mauvaise volonté comme des hiéroglyphes vocaux se trouvent en réalité des formules singulières à décrypter ? L’écrivain estime que nous sommes pourtant dans ce temps salutaire où le rap atteint son âge de déraison. Celui du plaisir pur… Du défi gratuit… Du clash instinctif… Quitte à négliger la réalité extérieure pour le plaisir interne de la stricte fulgurance. Et de judicieusement rapprocher l’art de la punchline moderne de celui de l’épigramme de la cour et des salons du XVIIIe siècle.
Miracle, Booba plaît, il a rempli un Stade de France, dénonce à grands coups de clashs la digitale bêtise commerciale contemporaine, se tient régulièrement en tête des charts (la concurrence payant des fermes à clics chinoises pour tenter de le détrôner), et (c’est au fond ce qui gêne tout le monde) écrit tout le temps.
Son compte Twitter annonce même clairement « Écrivain. Écrivain, on t’a dit. » Auteur d’un rap sombre et spécial. Un poème sans poésie. (Le crime paie). Son créneau ? La folie, le sang, la mélancolie, du rap, du fil rouge, des risques et du son : ma définition. (Ma définition).
Réfractaire et seul, la figure de l’écrivain effectivement se calque : Tu as toujours survécu dans l’ombre. Solitude en toi a fait salle comble. (Magnifique) Avec Booba qui en rit – le livre le confirme – c’est tous les jours vendredi, en début de soirée, lorsque tout peut se passer. Passent les gos, passent les euros, passent les années. Passent les clashs, guerres, ma carrière est cellophanée. (Friday) Musique !
Booba, Le bitume avec une plume. Un puzzle de mots et de pensées, Préface de Thomas A. Ravier, éditions Gallimard collection Hoëbeke, novembre 2022, 384 p., 22 €