À la Comédie Française, un Roi Lear du pauvre : un petit spectacle ou le spectacle de la petitesse ?

Denis Podalydès dans Le Roi Lear © Jean-Louis Fernandez / Comédie Française

Shakespeare, Cadiot, Ostermeier et Podalydès réunis pour un Roi Lear de Comédie (française) : l’affiche est trop alléchante pour ne pas être irrésistible. Les billets sont pris cet été pour un spectacle à voir à l’automne, spectacle qu’on imagine grandiose et extravagant.

À la rentrée pourtant, les premières critiques sont féroces : le spectacle ne parait pas à la hauteur de ses illustres créateurs, l’affiche est démesurée et le résultat déçoit en particulier les afficionados du maître allemand qui avait enthousiasmé avec son audacieuse Nuit des rois montée en 2018 en cette même maison.

© Comédie Française

Il est vrai que ce Lear est modeste. La première heure du spectacle – qui en compte trois – fait pourtant tomber les préventions construites par une critique exigeante et prompte à pointer les défaillances de la proposition. Dès le lever du rideau, tout est presque déjà là. L’espace unique d’une lande pelée s’ouvre aux vents de la discorde familiale sobrement et précisément posée par le roi et son entourage réduit. Cette terre brûlée déborde vers le public par une avancée qui mange le premier rang et par une passerelle horizontale, langue noire qui divise le parterre, assurant le va-et-vient des comédiens vers le fond de salle. Entre deux horizons, lointain régulièrement envahi de fumée et arrière salle obscure, l’espace de jeu semble réduit à cet étroit paysage désolé, clairsemé de touffes d’herbe desséchées. Un désert sec comme le cœur de tous ces êtres crispés sur leurs désirs individuels et dépourvus de toute générosité.

Le trône de cuir, improbablement posé au centre de cette nature hostile, figure un pouvoir bancal qu’un roi en robe de chambre peine à occuper aussi bien qu’à quitter. Réécrit plus que traduit par Olivier Cadiot, le texte de Shakespeare perd en majesté ce qu’il gagne en proximité. Les comédiens s’y glissent avec une aisance presque déconcertante de familiarité. Est-ce bien le texte du Roi Lear qu’on entend ? Oui, mais comme rarement, à hauteur d’homme plus que de roi. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : redevenir un homme quand on a été longtemps souverain, profiter de la vie quand on s’est voué à l’exercice de l’état, jouir des dernières années quand on a consacré les meilleures à élever ses enfants… Avec la grâce qu’on lui connaît, Denis Podalydès porte cet homme que l’âge rend malicieux et égocentrique, dont la robe trop grande flotte au gré de ses trépignements et qui partage son royaume comme un enfant prête ses jouets.

Denis Podalydès dans Le Roi Lear © Jean-Louis Fernandez / Comédie Française

Vieilli avant d’être sage, il impose ses choix, ses désirs et ses amis dans une variation sur le conflit de générations qui fait de ses filles les parents raisonnables, et ennuyeuses, d’un monde économe et rationnel. Autant guerrières que femmes d’affaires, les personnages féminins peinent à trouver leur place sur cette lande bosselée que leurs talons maîtrisent mal. Ni drôles ni tragiques, elles sont un maillon faible de ce spectacle, alors qu’Ostermeier revendique leur place centrale dans sa très développée note d’intention.  C’est sans doute un des écueils du spectacle : tordre le propos vers une mise en valeur de la puissance féminine, l’utiliser pour promouvoir une forme de diversité, alors que les contradictions, les impatiences et les impuissances de chacun sont bien plus universelles.

© Pascal Gely / Hans Lucas / Comédie Française

Si ce spectacle déroute notre représentation de Shakespeare c’est qu’il en développe l’humilité plus que la grandeur. Un Shakespeare du pauvre en quelque sorte, alors que les moyens mis en œuvre pourraient être grandioses. Ostermeier s’attache à dégonfler le souffle lyrique de la verve shakespearienne, en accord avec le choix d’Olivier Cadiot de traduire au présent de la prose. La tempête sur la Lande est ainsi à la fois un morceau de bravoure et une baudruche qui se dégonfle dès que le fou s’en moque. Ostermeier joue de ce qu’il sait et peut faire — ce qu’on attend de lui — pour décevoir le public et dénoncer son propre pouvoir. Musique amplifiée, vidéo et talent de comédien deviennent leur propre parodie, caprice du metteur en scène omnipotent ou du vieux roi exalté, tous deux se confondant dans cette puérile démonstration de virtuosité.

© Jean-Louis Fernandez / Comédie Française

La réussite est du côté des personnages populaires : le fou, chantant et grattant sa guitare, joue du comique de répétition qui assure à ses interventions un succès immédiat. Edmond, le fourbe manipulateur dont le seul confident est le public, s’adresse à la salle dans une brillante improvisation sur l’astrologie, Pendant quelque instants, la salle Richelieu ressemble au Globe : le comédien au centre du parterre blague avec les spectateurs qui prennent la parole pour lui répondre…! Dans le mélange des registres c’est la comédie qui prend le pas, les scènes violentes, comme l’énucléation de Gloucester ou la tuerie finale semblant plus esquissées qu’assumées.  La dernière heure du spectacle laisse une impression mitigée, comme si l’affaire avait été un peu bâclée. De retour sur un fauteuil roulant, Denis Lear semble se réveiller d’un long cauchemar : le roi dé-lire, et il ne reste qu’un vieil homme déboussolé, aussi déplumé que la lande dont il émerge.

Il est toujours périlleux de supposer à quoi ressemblait la représentation de Lear à l’époque de sa création… Peut-être ressemblait-elle un peu à celle que propose aujourd’hui Ostermeier : modeste dans ses moyens, cherchant l’assentiment du public pour dénoncer les absurdités d’une société régie par des êtres capricieux, elle prend le risque d’une petite forme pour rendre compte des mesquineries du monde.

Pour les amateurs de démesure, il sera bientôt possible de voir la puissance d’Ostermeier dans une autre mise en scène shakespearienne servie par les comédiens de la Schaubühne : Richard III sera au théâtre des Gémeaux dans deux mois et sa monstruosité atteindra des sommets !

Le roi Lear d’après William Shakespeare, Mise en scène Thomas Ostermeier, A la comédie française jusqu’au 26 février 2023, 2h40 sans entracte

Richard III de Shakespeare, Mise en scène Thomas Ostermeier, Théâtre des Gémeaux (Sceaux), du 12 au  22 janvier 2023