Tout commence un soir d’été, au bord d’un lac, dans une ville universitaire justement « bâtie sur trois lacs », Madison, jamais nommée. Wallace hésite à rejoindre ses camarades. Il « se posta sur une terrasse en hauteur et considéra la mêlée, tentant de repérer son propre groupe de Blancs », Miller, Yngve, Cole et Vincent. Tous sont étudiants en troisième cycle de biochimie dans cette ville du Midwest, leur promo « était la première depuis plus de trente ans à inclure un Noir », Wallace. En une scène, véritable précipité, Bradon Taylor pose un cadre qui est aussi un programme romanesque, entrer dans le genre si codifié du campus novel depuis un regard excentré. Wallace est cette marge, par son origine sociale, par sa couleur de peau, par sa personnalité en retrait.
Le cadre est sublime, parfait, trop parfait. À travers le regard et la perception du monde d’un jeune homme noir et gay, nous irons sous la surface de cette perfection artificielle. Les expériences en laboratoire que mène le groupe d’étudiants en biochimie sont le métonyme d’une situation, le microcosme (ou microscope) d’une manière d’être au monde comme d’un rapport au roman, radicalement autre. Wallace travaille sur les nématodes, ces vers « autonomes vivant dans la terre, dont la taille adulte n’excède pas le millimètre ». Quand Wallace descend vers le lac pour retrouver ses camarades, il est profondément désespéré. Il pensait tenir quelque chose, peut-être même être au bord d’une découverte majeure. Mais tout a foiré. Est-il à l’origine de ce « carnage » ou quelqu’un a-t-il délibérément fait échouer son expérience, par vengeance, racisme ou ambition ?
Sous la surface, la vérité, que ce soit au labo, face au lac (sous la surface miroitante, il est saturé d’algues toxiques dès qu’on le regarde de près) ou dans les rapports entre les étudiants ou en chacun.e. Wallace est en butte au racisme ordinaire ou décomplexé — « le plus injuste, se dit Wallace, c’est que quand vous expliquez à des Blancs qu’une réflexion est raciste, ils l’examinent dans tous les sens pour tenter de décider si vous dites vrai. Comme si l’analyse grammaticale pouvait leur apprendre si une phrase est raciste ou pas, et ils se fient toujours à leur propre jugement ». Il a une conscience aiguë de ces petites piques que l’on pourrait faire passer pour maladroites mais qui lui rappellent où est sa place, à l’écart. Mais peut-être n’est-ce que son ressenti, un malaise lié à sa personnalité en retrait, à un lourd passé qui peu à peu va remonter à la surface durant ce week-end d’une fin d’été, cadre temporel du récit. Ces journées, et autant de soirées de groupe, sont un pic et une acmé. Wallace s’interroge sur ses choix, son avenir, ses espoirs et ratages, ses désirs et concessions. Quel sens ont les verbes aimer et réussir ? Quand les rêves anciens, longtemps inaccessibles, semblent devenir réalité, échappe-t-on pour autant à ce qui vous hante et vous mine ?
Real Life est ce huis clos sur un campus et un week-end, dans l’entre-deux de l’été et de l’automne, quand tout dit une transition et des métamorphoses. L’été indien est ici une saison mentale, une vue en coupe.
Le roman de Brandon Taylor est porté par trois images qui le concentrent : il y a d’abord le laboratoire de biochimie et ses expériences, espace-temps contracté, lieu de toutes les ambitions et toutes les tensions, mais aussi métaphore d’un regard au scalpel ; il y a le lac et ce « quelque chose de gras » qui trouble l’eau, « un élément distinct de l’eau elle-même, comme une seconde peau détachée qui ondoyait sous la surface » ; un oiseau dont l’apparition rythme le récit, l’oiseau qui a « le monde sous soi », perçoit tout autrement puisqu’il inverse « l’échelle », un oiseau dont l’importance symbolique comme rythmique explique la présence sur la couverture du livre, figure d’un champ visuel différent (« avec tout sous lui, le vaste monde qui les surplombe, qui se retrouve aplati et diminué »), figure, aussi, de la liberté entravée. Est-on soi-même quand réussir suppose de laisser son histoire derrière soi, de jouer le jeu universitaire, de nier ses désirs et étouffer ses doutes ? Qu’est-ce que cette vraie vie, real life ? celle d’avant avec laquelle on pensait avoir rompu mais qui hante et plombe toute émancipation possible, celle sur le campus, malgré les illusions perdues, celle qu’on a devant soi, avec ses réalisation hypothétiques ?
Dans le petit groupe d’amis, tous ont le sentiment que leur troisième cycle a « effacé les individus qu’ils étaient avant ». Wallace, en particulier, « avait commencé à éprouver, cet été tout spécialement, un sentiment qu’il n’avait jamais éprouvé auparavant : il voulait autre chose », autre chose que ce pour quoi il a tout sacrifié, autre chose qui signifie aussi, ne peut-être pas « survivre à sa vie ». Brandon Taylor saisit ses personnages en pleine aporie, face à des choix impossibles, dans ces moments où tout « tangue », parce qu’on a bu, ou fait l’amour, ou du sport. Pour Wallace, quitter ou non ces études qui ont été sa chance d’échapper à sa famille ; pour Miller, accepter ou non le désir irrésistible qui le lie à Wallace ; pour tous continuer ou non à penser que la fac représente l’ouverture des possibles alors que le campus, dans ce roman tendu par les disjonctions, est aussi ce qui les protège du monde, un sas avant la « vraie vie ».
« Un sourire flotte sur les lèvres de Wallace, un sourire dans chaleur. Il lève de nouveau les yeux vers les nuages.
— J’espère que tu ne vas pas t’en aller. J’espère que tu vas rester. J’ai besoin de toi, dit Cole.
— Je ne pense pas que je vais m’en aller. Je n’ai pas les aptitudes nécessaires pour vivre dans le monde.
— Moi non plus.
— Mais parfois, j’aimerais vivre dedans — dans le monde, je veux dire. J’aimerais être lâché dans la nature, avec un vrai boulot, une vraie vie ».
On est frappé, à la fin du roman, de lire les remerciements de Brandon Taylor à Justin Torres, tant on peut lire d’échos entre Vie animale et Real Life. Les deux livres entretiennent un même rapport poétique (d’autant plus violent et politique que d’abord poétique) à la marge qu’on (s’)impose, au monde, à l’itinéraire d’un personnage qui tient beaucoup de soi, sans être totalement soi mais dans une distance qui permet la naissance du récit. Justin Torres dynamitait l’autofiction dans Vie animale, Brandon Taylor lézarde le cadre générique du campus novel en choisissant un personnage qui est comme lui « a queer person of colour ». Le changement de point de vue décale les perspectives, les genres, celui du campus novel comme celui du coming of age novel.
Wallace est toujours sur ses gardes après un trauma d’enfance, qu’il finira par raconter à Miller, il a du mal à s’abandonner, préfère observer, il retourne la violence subie, perçoit la moindre tension au point de souvent la créer, dans la volonté farouche (et vaine) de l’anticiper. Il ne lâche jamais vraiment prise, même quand il couche avec Miller. Il est si enfermé en lui-même qu’il n’a pas dit à ses amis que son père est mort, qu’il n’a pas pu aller à l’enterrement et pourquoi, s’exposer ne lui est pas (ou plus) possible, non par pudeur mais dans un réflexe de survie, tant il se force à une forme d’indifférence puisque tout pardon lui serait impossible, qu’il a si « soigneusement » tiré sa nouvelle vie « par-dessus l’autre, son ancienne vie ». Dès « l’instant où il est arrivé ici, il a décidé de se défaire de son ancienne vie comme d’une peau. C’est le plus formidable, quand on vit dans un endroit où on n’a pas d’attache. Il n’y a rien pour révéler ce que vous étiez avant votre venue, et les gens ne savent de vous que ce que vous leur révélez. Il était possible de devenir une autre version de lui-même dans le Midwest, une version sans famille et sans passé, inventée entièrement à sa convenance ». Mais les profondeurs remontent à la surface, comme le lac, quand la tempête se lève, laisse apparaître sa seconde peau. Et tout ce que Wallace peine à faire ou formuler est justement ce qu’a accompli Brandon Taylor, comme son personnage originaire de l’Alabama, qui fut comme lui étudiant en biochimie, mais qui a, lui, trouvé sa langue, s’est échappé dans le récit. La distance qui est une peau entre Wallace et le monde est transfigurée en distance permettant l’écriture.

La puissance du récit de Brandon Taylor est dans le choix de cette perspective, celle d’une hypersensibilité au monde. Nous suivons ce week-end à travers Wallace qui regarde les autres être proches, vivre ensemble malgré leurs différences mais ne parvient pas à se fondre dans ce moule, est empêché. Tout remonte, les souvenirs, les violences ; les analepses trouent le cours du week-end et viennent rompre l’harmonie factice. Wallace vit à côté, à côté des autres comme de lui-même et de ses sentiments, « hors de portée du monde ». Et Brandon Taylor excelle à rendre cette disjonction, nous donnant à ressentir intimement tout ce qui justement échappe à un personnage depuis lequel tout est vu et tout ce qui n’est pourtant pas notre histoire. Les hiérarchies dans le labo, les vexations, les ambitions entravées et coups bas pour réussir sont un microcosme du monde qui entoure la fac, l’exacerbation de toute trajectoire sociale et personnelle, intime et professionnelle. Real Life, titre du roman, figure ce que cherche désespérément le personnage : un ancrage.
Si les remerciements appellent une référence à Justin Torres, le roman convoque aussi, explicitement, Proust (que lit Wallace) et son écriture d’un présent comme concentration de strates simultanées, parfois épiphanies souvent kaléidoscope et chaos, et Virginia Woolf et ses mots dans Vers le phare, « Et tous ces vies que nous avons vécues ». Ce récit, sous couvert de campus novel, est une réflexion sur le temps, sur les chambres et les paradoxes d’une mémoire si peu fiable. Wallace « ne fait pas confiance à la mémoire. La mémoire passe au crible. La mémoire élimine l’horrible. La mémoire fait avec ce qu’on lui donne. La mémoire n’est pas une affaire de faits. La mémoire est une mesure peu fiable de la douleur d’une vie ». Le présent est l’instant depuis lequel le passé remonte, par strates, il est le trouble, pris entre un passé effacé et un avenir incertain.
Brandon Taylor, Real life, traduit de l’anglais (USA) par Héloïse Esquié, éditions La Croisée, août 2022, 304 p., 21 € 90 — Lire ici la critique de Jean-Philippe Cazier