En mai 2012, Vincent Truffy et moi avions rencontré un jeune écrivain américain, Justin Torres, auteur d’un premier roman, We the animals paru quelques mois plus tôt en France sous le titre Vie animale, aux éditions de l’Olivier, dans une traduction de Laetitia Devaux. Les éditions de l’Olivier font reparaître ce titre dans leur « bibliothèque », cette collection de poche qui permet de remettre en avant les titres phares d’un catalogue, les livres qui ont jalonné et marqué les trente années d’une très grande histoire éditoriale.
Relire Vie animale dix ans plus tard revient à dépasser la sidération de l’époque face à une voix nouvelle, immédiatement singulière, comme la rencontre avec un homme solaire qui est de celles qui restent gravées en soi, pour pleinement mesurer la puissance atemporelle de ce livre. Rien ne change en revanche de la difficulté à en rendre compte, tant ce roman échappe à tout commentaire et ne se révèle que dans la lecture et les relectures. Le récit tient en peu de mots, il est de toute façon ailleurs : certes, on peut écrire qu’il a pour sujet l’enfance chaotique de trois frères, « trois petits rois unis », plus ou moins livrés à eux-mêmes dans une banlieue américaine anonyme et déshéritée. On peut raconter que le quotidien est déréglé, on dort le jour, on vit la nuit. On mange quand ça tombe, on boit, trop, la mère fugue et le père danse et cogne.

Mais d’une histoire somme toute terriblement banale tant sont nombreux ceux qui l’ont en partage, Justin Torres tire un roman sauvage et âpre, qui a la force de ceux qui parlent à tous et qui est pourtant, on s’en doute, d’abord terriblement intime. Mais nulle confession complaisante dans ce texte : Justin Torres a gommé toute indication de lieu ou de temps, sa logique narrative est celle, poétique, de la pure sensation : des peurs, des plaisirs, des souvenirs, des fragments qui peu à peu construisent un « je » commençant à l’écrire, au risque que son journal soit découvert et que tout soit perdu. C’est bien d’un passé ambigu et incertain, entre terreurs et petits bonheurs, que surgit le narrateur, différent, non pas seulement parce qu’il est le fils d’une mère blanche et d’un père portoricain (« On était à moitié laids, à moitié noirs, à moitié sauvages »), non pas seulement parce qu’il est pauvre mais parce que sa différence est sexuelle — et sera, un jour, littéraire. « Regardez comme je les mets mal à l’aise. Ils sentent ma différence – mon odeur forte et triste de pédé. Ils croient que je connaîtrai davantage le monde qu’eux. Ils me détestent pour mes bonnes notes et mes manières de blanc. Ils sont en même temps dégoûtés, jaloux, profondément protecteurs, et profondément fiers.
Regardez-nous, regardez notre dernière nuit ensemble, quand on était encore frères ».
Là est le sujet du livre : se dire et s’exposer sans jamais quitter la marge ou l’ambiguïté, rester à jamais « l’elfe, l’avorton de notre portée ». Être dans la ligne pure d’un récit sans artifices qui tient de la syncope, d’une forme d’hallucination souple, qui fait de toute idée ou souvenir une image, immédiate, évidente, ne laissant jamais affleurer le travail infini que supposent une telle puissance et une telle énergie de la langue. La Vie animale, c’est celle que vit un « je » face au « nous » (le We du titre américain), rejeté dès que son journal est découvert, que le clan si uni malgré tout découvre qu’il fantasme sur les amours éphémères « autour des toilettes des hommes à la gare routière » (« Je vais te tuer », « Tu pues »), rejeté jusqu’à l’internement. « J’ai fait et dit des choses animales, des choses impardonnables. Alors que faire d’autre, sinon me conduire au zoo ? » Une plaie ouverte scinde le roman, en écho à une blessure que l’on devine autobiographique dans les remerciements finaux du livre, les « remerciements tout particuliers à Laura Iodice, mon professeur d’anglais au lycée qui m’a apporté des livres quand j’étais à l’hôpital ».
Justin Torres n’affirme rien, ne justifie rien, il est. Sa force est dans son refus de l’explicite, qui rend la force de déflagration de ces vies animales, de sa vie sauvage, et il nourrit sa prose électrique de cette violence qui est poésie, de cette beauté qui est épouvante, de la peur qui est attirance, du rejet qui deviendra matière et urgence de l’écriture. « Peut-être que ça n’existait pas, un garçon comme moi », finit par se dire le narrateur. Sans doute chaque lecteur construit-il le sens ce cette Vie animale : pour les uns un livre contre les intolérances, pour d’autres un bouleversant récit d’enfance, la quête complexe d’une liberté, le Bildungsroman sensible de la différence, un roman social, le poème en prose du dark jewel, le joyau noir qu’est Justin Torres pour Michael Cunningham. Toutes ses dimensions sont là, de fait, indissociables, en réseau, inouïes, dans le diamant brut qu’est ce livre.
Justin Torres, Vie animale, traduit de l’anglais (États-Unis) par Laetitia Devaux, Bibliothèque de l’Olivier, janvier 2022, 160 p., 9 € 90