« Il y a quelque chose de noble à ne rien faire », disait le peintre et photographe américain Saul Leiter au critique Vince Aletti en 2013 peu avant de disparaître à l’âge de 89 ans. L’inaction, le désengagement, la résistance passive au bruit blanc du monde mènent à des illuminations. Toute l’œuvre intime de Saul Leiter, pourtant reconnu comme photographe de mode aux États-Unis avant de jouir d’une gloire tardive après la parution en 2006 de la monographie Early color (éditions Gerhard Steidl) et de vivre une consécration en France avec une exposition à la Fondation Henri Cartier-Bresson en 2008, dit une délicieuse flânerie née dans le pas de côté.
The unseen Saul Leiter qui paraît chez Textuel après All about Saul Leiter en 2018 et Forever Saul Leiter l’année dernière amplifie la résonance de son destin. Le livre, très sobre – des agrandissements de diapositives se découpent sur un épais papier noir presque granuleux – met en valeur le travail de la fondation Saul Leiter sur le fonds de plus de 10 000 clichés examinés par l’équipe de sa directrice Margit Erb, ancienne collaboratrice de l’artiste. Issues de ce trésor, voici 76 images inédites prises entre 1948 et 1966.
Elles déploient l’art de Leiter, celui de la couleur en photographie dont il est aussi pionnier que défenseur, c’est le sens de sa parole lors d’une conférence donnée au Musée juif de New York en 2002 : « La couleur est une chose qui a été méprisée tout au long de l’histoire de l’art ». Voici donc du rouge précis, pioché par petites touches. Installé dans l’ombre d’une berline, le photographe vise au hasard une femme blonde habillée de noir, la ligne de son regard est accrochée par le carré carmin de la veste d’une autre femme. Toujours dans une voiture, les couleurs de la rue se diffractent à travers la vitre et mélangent les ombres ; les lettres de Coca Cola se noient.


Intérieur, extérieur sont aplatis comme dans les tableaux des Nabis. Bien sûr, peinture et photographie ne s’opposent pas, Leiter reste dans le coin de son royaume de Downtown Manhattan et insiste à la même conférence : « J’ai toujours admiré les artistes qui s’en tenaient à un secteur très restreint. J’aime bien le fait que Vuillard, par exemple, ait créé certains des plus beaux tableaux de l’histoire de l’art dans l’atelier de confection de corsets de sa mère. »

Maintenant Leiter est dans un building, au 3ème, 4ème ou 5ème étage et aperçoit un couple sur un banc. Elle est belle et affectueuse, il ressemble à Guy Debord. C’est l’automne, une bande noire ceint le rectangle de la diapositive; Leiter a utilisé un film périmé parce qu’il en aime les lueurs irisées, le vendeur ne comprend pas, il continue. Un palmier sec semble s’être paré d’or dans une vitrine, un lampadaire trinitaire lui offre un contrepoint de lumière tandis que deux femmes passent sur le trottoir en transparence : l’image est éblouissante. « La vérité, évidemment, c’est qu’avec le temps, le monde qui nous entoure devient aussi exotique qu’un pays lointain ». Et puis ceci : « Je crois que, bizarrement, le temps est du côté du photographe. »
The unseen Saul Leiter, textes de Margit Erb et Michael Parillo, éditions Textuel, septembre 2022, 160 p., 49 €