Daniel Challe est photographe, il s’agit par conséquent avant tout de l’hommage d’un photographe, d’un livre écrit par un photographe qui se place sous le signe de cet artiste majeur qu’est August Sander, comme on a pu le constater de nouveau lors de l’exposition au Centre Pompidou, Allemagne, années 1920, la Nouvelle Objectivité (11 mai–5 sept. 2022). Une espèce d’art poétique ou de profession de foi. Daniel Challe utilise par exemple lui-même une chambre photographique, une technique qui n’est pas exclusive à son travail. Après Keroman / mécanique générale (Diaphane éditions, 2019), il poursuit actuellement une recherche sur les syndicalistes dans l’industrie en délaissant la « chambre » et en renouant avec le « reportage » photographique.
Hommes du XXe siècle est le grand œuvre de Sander qu’on compare à la Comédie humaine balzacienne. Il a été construit sur une trentaine d’année, principalement à l’époque de la République de Weimar (1918-1933). Sa particularité est offrir un panorama de la diversité humaine à travers le portrait de différentes classes et catégories socio-professionnelles. Aujourd’hui, ce n’est pas tant cette catégorisation qui retiendrait l’attention, mais la manière dont ces visages indépendamment de leur appartenance témoignent d’une histoire sur le point de basculer dans la barbarie nazie. August Sander est un photographe « allemand », précise Daniel Challe, le photographe d’une « autre Allemagne », ce qu’elle aurait pu être sans la prise de pouvoir par Hitler en 1933. On ne peut dissocier l’œuvre de la question politique qu’elle soulève. Le fils de Sander, Erich, qui meurt en prison en 1944, s’est opposé dès la première heure à la montée du nazisme en tant que marxiste et dirigeant du parti socialiste ouvrier de Cologne. Daniel Challe, qui s’attarde sur cet « homme du XXe siècle » dont la mort a marqué profondément Sander, replace au centre de l’œuvre le deuil inconsolable d’un père et l’engagement irréductible d’un fils.
Bien qu’on le rapproche du mouvement progressiste et de la Nouvelle Objectivité, Sander s’apparenterait plus à un conservateur. Hommes du XXe siècle s’enracine dans la province natale du Westerwald (le noyau originel) avant de se déployer dans la ville de Cologne. Sa modernité est paradoxale. En photographiant à la chambre, Sander a forgé un « style documentaire » qui repose sur la manière de mettre en scène les modèles qu’il choisit, de faire en sorte qu’ils soient les acteurs de leur propre portrait, et pas simplement des archétypes du « paysan », de l’« artisan », de l’« artiste », etc. Il photographie les persécuteurs (les petits nazis ordinaires) sur le même pied d’égalité que les persécutés (les Juifs qu’on s’apprêtait à exterminer). D’où le trouble, la force des visages qui nous regardent autant que nous les regardons, des visages qui traversent l’Histoire, qui sont traversés par l’Histoire. « Sander photographie sans état d’âme, sans empathie, ni haine, écrit Daniel Challe, avec la rigueur d’un greffier de justice enregistrant les témoignages d’un tribunal. » La méthode est scientifique, spinoziste ou goethéenne. Ne pas déplorer, ni rire ni détester, mais comprendre, c’est-à-dire, « voir, observer et penser ».
Il y aurait deux sortes de photographes, ceux qui voyagent, qui parcourent le monde, et ceux qui explorent le monde dans sa proximité, comme August Sander ou Eugène Atget et différemment Walker Evans. De même, il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton. Si esthétique il y a, elle est une « esthétique de la résistance » pour citer le titre du roman de Peter Weiss. Sander est l’antidote de l’« instantané omniprésent » qui sature une mémoire de plus en plus artificielle. Les images ne sont pas belles. Elles traduisent une vérité, sont l’expression d’une réalité.
Sander meurt en 1964. Parmi les quatre régimes politiques qu’il a connus, l’empreinte de la République de Weimar est plus prégnante que l’Empire germanique, le IIIe Reich ou la RFA. Ces « hommes du XXe siècle » appartiennent à un monde qui a disparu, un « ça a été », le monde d’hier de Stefan Zweig. L’œuvre s’achève par un champ de ruines, la destruction de Cologne à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ensuite, la chambre photographique d’August Sander n’imprime plus rien. Le dernier portfolio, le groupe VII, s’intitule « Les derniers des hommes » et représente des idiots, des malades, des fous, des mourants. Reste pourtant une émotion, elle intemporelle, et la leçon d’August Sander, celle que nous pouvons lire dans une conférence qui date de 1931, « La photographie, langage universel », et que Daniel Challe résume en quatre axiomes. « Premier axiome : le visage est un langage, le langage est au cœur de toute pensée et de la communication humaine. Deuxième axiome : la photographie (l’image) est un langage universel qui dépasse les langues chacune singulière, nationale ou ethnique. Troisième axiome : toute photographie se donne à lire, il faut apprendre à la déchiffrer, comme on acquiert le vocabulaire et la grammaire d’une langue. Quatrième axiome : le livre, élaboré minutieusement par le photographe, fait résonner les photographies entre elles en démultipliant le sens jusqu’à atteindre la compréhension de l’histoire. »
Daniel Challe, August Sander, un photographe d’Allemagne, Créaphis éditions, juillet 2022, 128 p., 10 €