Évelyne Trouillot, Toni Morrison : Gémellité et trouble identitaire

© Evelyne Trouillot, Les Jumelles de la rue Nicolas, Marasa et yo (détail de la couverture)

« La littérature pour moi est vivante et au cœur de la vie. Je ne suis pas d’un côté, citoyenne et de l’autre poétesse, écrivaine. Ma poésie est souffle de ce que je vis, mes textes portent mes convictions, mes élans, mes peurs, mes joies, mes espoirs et ma vision de la vie et du monde. Si je suis comme la plupart d’entre nous ébranlée par la pandémie, je suis surtout bouleversée par ce qu’elle confirme ici comme ailleurs : les inégalités sociales, le pouvoir des finances sur le bien-être des êtres humains ». (Evelyne Trouillot, Entretien, juin 2020)

De roman en roman, Evelyne Trouillot ne cesse de créer des situations narratives au plus près de la diversité d’Haïti, interpellant notre commune humanité. Les Jumelles de la rue Nicolas protagonistes de son huitième roman ne sont pas près de quitter notre esprit.

Avec beaucoup de subtilité, la romancière distille leur parcours par petites touches qui dessinent leur histoire peu ordinaire s’inscrivant dans la tradition vaudou et dans le pays d’aujourd’hui, pour le meilleur et pour le pire : familles disloquées, femmes entre débrouille et trahison, hommes falots et jouisseurs, rêve trompeur de l’Amérique pour échapper à un présent sur l’île difficile à supporter, vécus de la sexualité… tous ces thèmes surgissent dans la narration. Mais son objet principal est l’affirmation d’être de deux jeunes femmes, jumelles par surprise.

Car la thématique centrale est celle de la gémellité, dans ses arcanes complexes et surprenantes, comme pierre de touche d’une réflexion passionnante sur l’identité. Cette gémellité est inscrite, avec évidence, dès le titre. Elle se manifeste aussi dans le déroulé du texte, par l’alternance de deux voix dont l’attribution est facilitée par une marque typographique, chacune ayant sa « police », et par une séparation : le dessin d’un vévé, proche du vévé des jumeaux, des « marasa », dans le culte vaudou.

Marassa jumeaux, A.Metraux, Le vaudou haïtien

On ne sait pas immédiatement qui est la première voix : ce n’est qu’à la troisième page qu’elle se dévoile, son interpellation visant à la fois sa jumelle et le lecteur qui, de ce fait, se trouve impliqué dans le récit et la confidence. Dans ce que dit cette voix, le désir d’aboutissement de la plongée dans la gémellité est clairement exprimé : « Je ne sais si je suis Claudette ou Lorette. La demi-sœur délaissée avant la naissance ou la jeune femme délurée bien connue des commerçants de Flatbush Avenue.
J’entame ce récit. Ce n’est pas tant ton accord qu’il me faut mais j’aimerais que nous arrivions à cette symbiose dont nous rêvions inconsciemment toutes les deux. Je sais qu’autrement, je ne pourrai jamais atteindre cet état de plénitude qui me semble si inaccessible sans toi ».

Plusieurs éléments de la construction du roman se doublent ou se dédoublent : l’espace entre Port-au-Prince et New York ; les mères, l’une morte, l’autre monstrueusement vivante, les officiantes du rite vaudou dans chacune des familles des mères, les modes de vie des jumelles en opposition, etc.

En Haïti, ce sont les séquences de l’enfance et de l’adolescence avec les cérémonies qui confirment les jumelles dans ce qu’elles sont ; en particulier, au chapitre 3, celle où officie Man Vonne, vieille cousine de Rose-Marie, qui les consacre comme « marasa », « princesses d’un pouvoir ancestral » : « Fillettes, ramassez votre courage à deux mains, le grand maître et les forces de la nature vous ont choisies. Relevez la tête, ramassez votre dignité et suivez les préceptes des loas. Le mal est partout et nous menace. Il ne faut pas l’ignorer ».

Consécration qui est aussi avertissement du mal qu’on va leur faire et dont elles ne tiennent pas compte lorsqu’il le faudrait. A New-York, c’est la vie dans l’appartement de Joseph dont l’odeur d’hôpital soulève le cœur : cet homme a passé un deal avec Rose-Marie, la mère de Lorette qui met rudement à l’épreuve la gémellité en la faisant chavirer au bord de l’explosion. Toutefois, malgré toutes ces marques d’attribution à l’une ou l’autre des jumelles, on constate parfois une indécision de la voix : on lit ainsi une énonciation en trompe l’œil où l’énonciatrice peut être Claudette ou Lorette.

Marassa jumeaux, A.Metraux, Le vaudou haïtien

Dès l’ouverture, il est question de trahison. Pourquoi cette substitution, si souvent pratiquée par les jumelles, devient-elle une trahison ? Elles en usaient en accord l’une avec l’autre et comme un jeu de « marasa » toutes-puissantes, ce qui n’est pas alors le cas. Claudette doit se faire violence, cette fois-ci, pour entrer dans la peau de Lorette : « A la première visite, j’ai senti que tu t’installais en moi. Je me suis laissé faire […] Je m’oublie et je m’envole dans tes gestes démesurés […] Je ne peux pas toujours te contrôler […] Tu me manipules aussi sûrement que si tu habitais en moi et que nous ne faisions qu’une ».

Claudette, l’illégitime, a cru prendre sa revanche sur sa vie de sacrifiée, ne pouvant résister au vertige de la reconnaissance et de la légitimité. Contrainte de supporter le rejet violent de Rose-Marie dans sa propre maison, elle se perd dans la personnalité de sa sœur dès lors qu’elles ont été mises face à leur ressemblance troublante, « nous étions comme deux gouttes d’eau ». Elles ne peuvent se détester puisque ce serait se détester soi-même, ce que suggère l’illustration de couverture. Même si elles ne sont pas de vraies jumelles, elles sont des « jumelles extraordinaires par une curieuse loterie génétique ». Leur père, Etienne, les a tout de suite acceptées et nommées les « marasa ».

Identité, identification et compétition se disputent leur personnalité respective. On remarquera qu’Evelyne Trouillot joue subtilement avec ce que le vaudou attribue aux jumelles aux pouvoirs bénéfiques et maléfiques. Elle incarne aussi la « dosa », celle qui unit les « marasa », dans le bébé supprimé par Rose-Marie : « Notre dosa, notre petite sœur qui ne naîtra pas, celle qui devait venir entre nous deux ». Mais la victoire des jumelles est sans doute qu’une autre « dosa » se profile en fin de roman.

L’illégitime « fait semblant d’être normale » alors qu’elle est habitée par sa sœur excentrique ; cette dernière peut endosser la personnalité de la sœur sage et conforme aux codes de réussite mais jamais bien longtemps, ayant la conviction de ce qu’elle est parce qu’elle a été choyée. Si le roman raconte différentes situations de substitution d’une sœur par l’autre, l’ultime substitution les conduit au bord de la folie. L’épreuve de l’Amérique qui comporte le pire fait perdre à l’une des sœurs toute son identité et elle devient littéralement l’autre quand sa colère se déchaîne. C’est ce chemin et son aboutissement suspendu en fin de narration qui accroche l’attente du lecteur, qui est le fil rouge de la dynamique du récit. Riche de deux personnalités, Claudette peut se comporter comme une vraie « marasa » comme terroriser son entourage. Mais pour que leur force soit efficace, il faut qu’elles soient réunies : or, en Amérique et en Haïti, séparées, elles sont fragilisées par leur environnement : la folie guette. Des pages passionnantes décrivent la sous-vie qui est celle des Haïtiens en Amérique que la romancière avait déjà évoquée dans son roman de 2013, Absences sans frontière. Son rêve est d’évasion : « Je rêve d’un espace intermédiaire sans misère, sans discrimination » songe-t-elle à New-York. Dans son esprit et en face de la télé, c’est un monde en folie et un chaos généralisé qui défilent dans son esprit.

Elle se souvient alors des séjours dans « un petit village en haut des mornes », dans la famille de sa mère et la plénitude ressentie, seul espace où elle est redevenue elle-même ; ses cousins sont une branche familiale qui « n’avait jamais renié les croyances religieuses vaudou ». Claudette comprend que c’est en retournant vers l’espace de l’origine et de l’équilibre avec Lorette qu’elles retrouveront leur invincibilité, « Marasa nou ye ! » : chez Grann Aline et chez Man Vonne : « nous aspirons toutes deux au bonheur et nous savons que le nôtre n’est pas dans le pays de la démesure ». S’évader de New-York est la moitié de la solution comme s’évader de la chambre-cachot de Port-au-Prince est l’autre moitié de la solution pour l’autre. Les derniers chapitres sont une montée en intensité, tant au niveau anecdotique – les deux évasions – qu’au niveau de l’écriture qui atteint une force poétique remarquable. Les mots-clefs de l’univers d’Evelyne Trouillot sont bien : féminité combattive, identité en question, dignité, solidarité.

Ce roman récent est publié par les éditions Project’îles, d’abord revue en ligne pour l’Océan Indien et depuis 2021 maison d’édition : « créées par Nassuf Djailani et Jean-Luc Raharimanana, les éditions Project’îles défendent, depuis Mayotte, les littératures indianocéanes ». On sait que le « choix » d’éditeur est toujours une question cruciale pour les écrivains francophones du Sud quel que soit leur pays. A cette question, Évelyne Trouillot répondait en 2014 : « Le problème de l’édition est complexe de manière générale. En Haïti, il l’est davantage. Nous n’avons pas vraiment de maisons d’édition capables ou désireuses d’offrir aux auteurs encadrement et accompagnement dans la promotion de leurs livres. Les grandes maisons d’édition qui existent (en termes de production) sont plutôt à vocation pédagogique et scolaire. Ces dernières années, et je parle des cinq dernières années, des maisons d’édition ont vu le jour et semblent vouloir répondre à leur mission. Mais il me semble prématuré d’applaudir.

Publier en Haïti signifie généralement financer la réalisation physique de l’objet livre (mise en page, impression), trouver soi-même des individus (amis, autres écrivains) ou une firme pour la relecture, et pour finir s’occuper de la promotion du livre. Le coté positif – et qui n’est pas à dédaigner sur le long terme – c’est que le livre vous appartient à 100%. Ainsi, si ce livre devrait être traduit en langue étrangère, les droits d’auteurs appartiennent à l’auteur.

Certains livres, comme L’œil-totem, j’ai tenu à les publier en Haïti. Il m’aurait paru un peu paradoxal que ce livre soit édité en dehors d’Haïti parce qu’il raconte l’histoire d’une femme artiste, octogénaire obstinée et excentrique, qui ne veut quitter ni son quartier ni le pays. Pour d’autres textes, c’est sans doute parce que chercher des éditeurs étrangers devenait trop éreintant et frustrant. Cependant, les éditeurs étrangers, français ou canadiens, puisque c’est surtout en France et au Canada que les auteurs haïtiens sont publiés en dehors d’Haïti, peuvent assurer une meilleure promotion et une distribution plus large du livre. Ce que désirent tous ceux et celles qui écrivent. Seulement, les livres publiés à l’extérieur ne sont pas toujours accessibles aux lecteurs haïtiens, à cause de leurs prix exorbitants pour le niveau d’achat local. La formule que certains auteurs adoptent, avec la collaboration de l’édition étrangère, c’est d’avoir un contrat avec une édition haïtienne pour un tirage exclusif pour Haïti. Ce qui réduit les coûts de beaucoup et permet au lectorat haïtien de se procurer le livre édité en Haïti. Mais, pour cela, il faut évidemment l’accord des éditions étrangères. C’est évidemment très frustrant pour un auteur de ne pas être lu chez elle ou chez lui ».

Une constante de l’écriture d’Évelyne Trouillot est sa capacité à introduire un secret, quelque chose qui ne se dit pas ou qu’on ne dit pas et qui devient le ferment de la fiction et son aimant. La seconde constante est qu’elle puise sa matière dans le réel du quotidien. La troisième constante, c’est que la majorité de ses protagonistes sont des femmes, jamais les mêmes et toutes aux prises avec les difficultés de leur société : elle offre ainsi des portraits et des paroles de femmes multiples et non réduites à un singulier, que ce soit dans l’Histoire lointaine ou actuelle. Une quatrième constante est le va-et-vient des personnages entre l’île et les États-Unis.

Lire l’œuvre d’Évelyne Trouillot, c’est entrer par la grande porte dans la littérature haïtienne actuelle, celle qui s’écrit au pays, sans expulsion de celle qui vient du dehors, explorant des thèmes variés universels et plus spécifiques en fonction de son histoire et de sa géographie. « Le texte haïtien » écrivait Yves Chemla en 2010, « même s’il raconte l’humanité plongée dans la fange », sait dire « la sensualité d’un rêve, le sentiment de la merveille et la beauté pure de l’utopie ». Cette appréciation s’applique tout à fait au roman Les Jumelles de la rue Nicolas.

Hasard de l’édition et de la rentrée littéraire, les éditions Bourgois publient Récitatif de Toni Morrison, rare nouvelle éditée par l’immense écrivaine en 1983, traduite par Christine Laferrière et commentée par l’écrivaine britannique Zadie Smith. Il me semble très intéressant de lire cette nouvelle et son commentaire en même temps que Les jumelles d’Evelyne Trouillot. Dans le roman haïtien, la couleur de la peau est mentionnée à différentes reprises pour souligner le fossé entre les classes sociales en Haïti et les préjugés tenaces de Rose-Marie face aux jumelles ; mais aussi en Amérique où elle devient source de discrimination et/ou d’exotisme. En procédant ainsi, la romancière traduit des sociétés d’aujourd’hui et le racisme qui les habite. La gémellité les définit plus que la couleur de la peau.

C’est une autre voie d’interrogation sur l’identité que propose l’écrivaine américaine, ni meilleure, ni pire mais passionnante comme réflexion sur l’humaine condition et la mention de la couleur pour interroger l’identité. Les deux écrivaines soulignent l’absurdité des catégories et le mal qu’elles peuvent faire quand on réduit l’individu à une appartenance quelconque. La nouvelle de Toni Morrison réussit met en scène deux petites filles inséparables dans l’orphelinat où on les a placées. Elle les suit jusqu’à l’âge adulte en évitant de leur attribuer une couleur. C’est un exercice tout à fait fascinant auquel se livre l’écrivaine et que Zadie Smith suit systématiquement dans son commentaire comme le lecteur lui-même le fait pendant la lecture : Twyla est noire ? Roberta est blanche ? Chaque fois qu’on croit avoir une réponse, la page suivante nous enlève notre certitude.

Toni Morrison retrouve ainsi un des effets de la littérature qu’elle a souvent souligné. Ainsi dans L’Origine des autres, elle examine ses propres romans dans lesquels elle a exploré cette « énigme » de l’invention de l’Autre pour se définir soi-même : Un Don et Paradis. L’étranger que nous croyions découvrir comme extérieur à nous n’est qu’une partie de nous-même que nous ne reconnaissons pas ou que nous ne voulons pas voir. Aussi a-t-elle le souci de s’efforcer d’évacuer la mention de la couleur dans certains romans. Mais elle a été rappelée à l’ordre par son éditeur.

Elle reconnaît qu’écrire de façon non coloriste sur les Noirs a été ardu et en même temps libérateur. Elle ne pense pas s’être adonnée au « blanchissage littéraire » car son but était et est de « neutraliser le racisme mesquin, d’anéantir et de discréditer l’obsession ordinaire, facile et accessible de la couleur, qui rappelle l’esclavage lui-même » : « Aux États-Unis, la littérature écrite par des Africains-Américains est critiquée d’abord d’un point de vue sociologique ou bien elle est vue comme exotique… Serai-je autorisée, enfin, à écrire sur des Noirs sans avoir à dire qu’ils sont Noirs, comme les Blancs écrivent sur les Blancs ? Serai-je débarrassée, enfin, de ces comparaisons insensées entre plusieurs livres sans aucun rapport entre eux, sauf d’avoir un auteur noir qu’on rassemble dans une même recension pour conclure : “Celui-ci est le meilleur, parce qu’il propose la vision la plus réaliste des Noirs américains.” Que pensez-vous qu’il arriverait si je proposais à des journaux un article se terminant par : “John Updike est un meilleur écrivain que John Cheever parce qu’il propose une vision plus réaliste des Blancs américains” ? Les rédacteurs en chef s’étrangleraient. »

C’est bien ce pari qu’elle fait et réussit avec Récitatif. Zadia Smith conclut ainsi son commentaire : « Toutefois, comme la plupart des lecteurs de Récitatif, j’ai trouvé impossible de ne pas désirer savoir qui était dans quelle catégorie : Twyla ou Roberta. […] Mais c’est justement ce que Morrison, méthodiquement et à dessein, ne me permet pas de faire. Il vaut la peine de nous demander pourquoi. Récitatif me rappelle qu’être pauvre, opprimé, moindre que, exploité, ignoré n’est pas noir ou blanc, par essence ».

Évelyne Trouillot, Les Jumelles de la rue Nicolas, éditions Project’îles, septembre 2022, 275 p., 17 €
Toni Morrison, Récitatif, trad. de l’anglais (USA) par Christine Laferrière, Christian Bourgois éditeur, août 2022, 121 p., 14 €