S’il ne fallait donner qu’une raison – une seule, pas deux, pas trois ni même la somme de toutes les (bonnes) idées argumentées, professées, déclinées par Adélaïde Bon, Sandrine Roudaut et Sandrine Rousseau dans ce grand petit livre paru au Seuil dans sa collection Libellé –, elle serait tout entière contenue dans la réception critique de Par-delà l’androcène.
Pour les uns, l’androcène est un concept « bancal » (Gérard Monnier-Desombes, Front Populaire), un « bingo écolo » (Thomas Malher, L’Express), une « théorie qui impute aux garçons tous les maux de la terre » (Benoît Rayski, Causeur)… pour les autres, le livre d’Adélaïde Bon, Sandrine Roudaut et Sandrine Rousseau est un court essai qui « pâtit d’une grande confusion » (Hadrien Mathoux, Marianne) ou « qui fait fi du contexte historique voire du bon sens » (Clémence de Longraye, Boulevard Voltaire). On passera sous silence l’inculture de celui qui attribue l’origine du concept à Sandrine Rousseau alors qu’elle n’avait que 2 ans au moment de la parution du Féminisme ou la mort de Françoise d’Eaubonne en 1974 ; on ne pointera pas la fainéantise du cuistre qui trouve que 60 pages c’est déjà trop – le livre en compte 72, NDLR – , on taira enfin la morgue de celle qui « doute » que « la révolution se fera à coups de mots-dièse sur les réseaux sociaux. #MeToo, #BalanceTonPorc, #SciencePorc, #BlackLivesMatter… » Cette dernière critique mise à part, tous les articles cités ici, à charge à l’endroit du livre des trois autrices ont été écrits par des hommes. Et il est assez savoureux de constater que les griefs faits à Par-delà l’androcène ont recours aux procédés que le livre dénonce : attaques ad hominem, disqualification sémantique, procès d’intention. En aurait-il été de même si le livre avait été signé par un Stéphane, un Michel et/ou un Pascal ?
Une fois rappelé que l’androcène est un mot valise formé par les chercheuses Myriam Bahaffou et Julie Gorecki dans la préface de l’ouvrage (fondateur) de Françoise d’Eaubonne, Adélaïde Bon, Sandrine Roudaut et Sandrine Rousseau livrent un manifeste sensé et étayé qui propose d’examiner comment l’androcène a précédé (voire causé) l’Anthropocène : « Androcène, pour révéler la structure sociale et culturelle qui nous a menés à l’Anthropocène, cette ère où l’influence de l’être humain sur la géologie et les écosystèmes est si grande qu’elle nous conduit à une vitesse fulgurante vers un dérèglement climatique hors de contrôle et une chute abyssale de la biodiversité. »
Intelligent parce qu’il propose un pas de côté et demande d’écouter le monde et l’époque plutôt que de subir un éternel joug mal nommé, Par-delà l’androcène dénonce les maux de la terre et les nomme. Et surtout suppose de ne pas se complaire dans le silence, auquel sont souvent réduits les minorités, les femmes, les militantes et les militants, celles et ceux qui veulent changer ou faire changer les choses. Par-delà l’androcène dénonce les violences, physiques, verbales, psychologiques, larvaires, séculaires, faites aux femmes, à la nature, à la biodiversité, à toutes et tous, au monde. Parce que oui, l’homme (andros en grec ancien) au sens masculin du terme est tout de même bien responsable de ses actes et de leurs conséquences… Si l’on considère le seul exemple du droit de vote des femmes (et le temps qu’il aura fallu pour le leur octroyer), il est logique de considérer que les hommes (au sens de mâles) ont présidé aux destinées de toutes et tous pendant des générations. De fait, l’homme (toujours lui) ne peut s’exonérer de son implication et de son emprise sur l’état du monde.
L’écoféminisme radical, intersectionnel et décolonial qui sert de colonne vertébrale au manifeste nécessaire signé Adélaïde Bon, Sandrine Roudaut et Sandrine Rousseau est d’une logique imparable. Les postulats, les réflexions et les propositions sont autant de pistes historiques, philosophiques, sociales et scientifiques à creuser, à méditer, pour (r)éveiller les consciences et tenter d’inverser une marche millénaire qui n’a de cesse de vouloir réduire au silence, d’effacer, de détruire le féminin au nom d’un capitalisme patriarcal et écocide.
Comme l’écrivent les autrices, Par-delà l’androcène « est une main tendue, une réflexion pour s’orienter dans les temps troublés que nous connaissons ». Une main que refuseront à coup sûr les tenants de l’ancien monde, les hommes (avec un petit h), les adeptes de la nostalgie contrefaite jusqu’à en faire une idéologie rétrograde, ceux qui demandent aux femmes de se taire parce qu’elles seraient « hystériques », ceux qui traitent les militantes de « féminazies », de « khmers verts », Sandrine Rousseau de « Greta Thunberg ménopausée »… les articles cités au début de ce papier le montrent à eux seuls. Pourtant refuser cette main tendue est aussi absurde que de prêcher que le masculin serait un genre neutre quand il est utilisé dans un sens générique. « L’avenir est notre bien commun ».
Adélaïde Bon, Sandrine Roudaut et Sandrine Rousseau, Par-delà l’androcène, éditions du Seuil, collection Libellé, 70 p., 4 € 50