Le Discours des autres rassemble des textes du critique d’art états-unien Craig Owens, théoricien du postmodernisme et des politiques de la représentation, en particulier féministes, gay et postcoloniales. Publié par les éditions Même pas l’hiver, l’élégant recueil rouvre un chapitre méconnu mais fondamental de l’histoire de l’art et de la critique d’art, en même temps qu’il fournit des jalons essentiels pour penser les politiques de l’art.
Avant même de débuter la lecture du Discours des autres, il est nécessaire de s’attarder sur les conditions sociales permettant à ce livre d’exister aujourd’hui, ou, du moins, sur les conditions ne lui ayant pas permis d’exister plus tôt. Owens est mort en 1990 ; un recueil édité par ses proches, Beyond Recognition : Representation, Power, and Culture, est paru en anglais en 1992. C’est donc trente ans après que paraît en français un ouvrage portant son nom. Au-delà de la place structurellement dévolue à la traduction dans l’espace culturel français, liée à sa position de nation dominante dans le champ littéraire mondial (cf. les travaux de Pascale Casanova), cette situation est évidemment une conséquence de la disparition d’Owens à l’âge de 39 ans, du Sida : pour de nombreux hommes gays victimes de la maladie, la mort précoce et violente s’est accompagnée d’une mort symbolique qui a vite relégué leur œuvre dans les ténèbres de l’oubli. Mais il faut y voir aussi une répercussion des conditions spécifiques de réception en France des travaux relevant tant de la théorie de l’art que des études de genre et de la théorie queer. Gaëtan Thomas, historien des sciences et maître d’œuvre de cette traduction, le soulignait dans l’introduction d’un précédent livre, Pictures (Le Point du jour, 2016), recueil de textes du critique d’art Douglas Crimp, ami d’Owens et compagnon de route dans l’aventure postmoderniste :
le postmodernisme artistique a été loin d’être le bienvenu en France, avait « mauvaise presse », tandis qu’« une partie du champ critique ne cachait pas son hostilité envers les opérations photographiques des artistes associés au postmodernisme ». S’y est ajoutée une non moins grande hostilité envers tout un corpus lié à la théorie queer et aux études de genre (accusées de différents maux, dont le « communautarisme américain », le « séparatisme minoritaire », etc.) : rappelons qu’il a fallu quinze ans pour que Trouble dans le genre de Judith Butler soit traduit en français, et dix-huit ans pour que paraisse la traduction d’Épistémologie du placard d’Eve Kosofksy Sedgwick, autre amie d’Owens.
Issu d’un milieu modeste, installé à New York en 1971 et plongé dans effervescence artistique de la ville, Owens s’inscrit peu après en thèse à CUNY, où il devient l’étudiant de la théoricienne et critique d’art Rosalind Krauss. C’est par elle, et par Crimp, également étudiant de Krauss, qu’Owens commence à s’intéresser de près à l’art contemporain. Krauss a elle-même rompu avec son directeur de thèse, Clement Greenberg, et avec la théorie moderniste que ce dernier incarnait. Elle est une des fondatrices en 1976 d’October, revue associant art, théorie, critique et politique (les quatre mots qui composent le sous-titre de la revue). Owens a publié une partie de ses textes dans October : ceux-ci se lisent comme une participation à un mouvement collectif – mais pas uniforme – de définition d’un « postmodernisme », qui rejette le modernisme tout en essayant de penser l’actualité d’un certain nombre de pratiques artistiques (en prêtant attention à des formes émergentes, comme la photographie, mais aussi à la danse). La parenté avec Krauss, Crimp et la critique exercée à October transparaît dans le style d’Owens, dans l’écriture assurément théorique comme dans le réseau de références (Derrida, Foucault, Barthes, Benjamin, Lyotard, Man, Heidegger, etc.).
Par la suite, Owens a rompu avec October, semble-t-il du fait d’un « malaise devant la posture surplombante de la critique » qui s’y pratiquait (dixit Gaëtan Thomas). La séparation a été brutale, à la hauteur de l’amitié liant les protagonistes, mais aussi des enjeux profonds qui ont été soulevés quant à l’art et la critique d’art (cette rupture ne sera pas la seule : Crimp fera également de même, plus tard, en raison de problèmes liés à la politisation du Sida et des pratiques artistiques initiées en réponse à l’épidémie, et du dédain de ses collègues). Owens écrivit par la suite dans Art in America et enseigna à l’université.
La tâche du critique telle qu’elle apparaît à travers les neuf textes du recueil (publiés entre 1979 et 1987) revient à théoriser des démarches artistiques en train de se faire, et à forger à partir d’elles des catégories analytiques permettant de les appréhender plus finement, voire d’interroger leurs limites ou leurs impensés. La discussion proposée par Owens porte en particulier sur l’efficacité des formes artistiques et sur leur efficacité politique : la critique d’art est alors critique des stratégies déployées par un artiste au prisme de leurs finalités et de leurs effets.
Qualifier le postmodernisme
Dans un premier temps, les textes choisis et traduits par Gaëtan Thomas s’attachent à qualifier le postmodernisme. Sans aucun doute, le mot est d’emblée problématique, tant le « postmodernisme », comme la « postmodernité » ou le « postmoderne », eut presque autant de définitions que de locuteurs (ce qui permit peut-être sa fortune), selon les espaces dans lesquels il était employé et les usages qui en étaient faits. Owens, d’ailleurs, se démarque d’autres théoriciens du postmoderne, nous rappelant que le sens du mot fut l’objet de luttes symboliques : à un moment, par exemple, il reproche à Fredric Jameson de réhabiliter « tout le projet social de la modernité », de céder à « un désir moderne, un désir de modernité ».
Pour Owens, le postmodernisme prend avant tout forme dans son opposition au « modernisme », cette conception de l’art reposant sur la spécificité du médium et son domaine de compétences propre qu’il s’agit d’explorer et d’épuiser. Il y a « liquidation d’une tradition esthétique plus ou moins en ruine ». Dans un texte de 1980 en deux parties, « La pulsion allégorique », Owens caractérise le postmodernisme à partir de l’« allégorie » : les artistes qu’il étudie (Sherrie Levine, Robert Longo, etc.) recomposent des fragments qu’ils piochent ailleurs, le morcellement et la dispersion permettant de fabriquer un sens nouveau. Penser en terme d’allégorie était, note Owens, un « terrain interdit », tant celle-ci a été rejetée par les traditions esthétiques antérieures – c’est une des leçons qu’il tire de l’Origine du drame baroque allemand de Walter Benjamin (à un moment où les écrits de Benjamin commencent à être redécouverts – il est par exemple notable que Guy Hocquenghem et René Schérer en aient fait en France un usage similaire à la même époque, dans leur livre d’esthétique L’Âme atomique). Pourtant, l’allégorie permet de conceptualiser l’« attitude » ou la « technique » du postmodernisme, à savoir le geste de « lire à travers », dans une forme de palimpseste : il en est ainsi de l’« hybridation », de la « manipulation », de la « transformation », de l’« appropriation », du jeu sur les « sens multiples » et les « significations contraires », etc.
Si le postmodernisme est un refus d’« esthétiques autonomes », strictement délimitées par l’aire du médium, Owens s’intéresse aux pratiques de l’écrit (chez les minimalistes en particulier), observant une « transformation du champ visuel en un champ textuel ». Avec une recomposition des hiérarchies : il ne faut plus penser l’écrit d’artiste comme un complément, mais penser l’écrit comme un outil, et considérer l’art comme un travail sur le langage au sens large. Dans la pensée moderniste, l’écriture des artistes était envisagée comme « complémentaire à leur activité principale » : un refus « de l’accès au discours », une opposition « rigide entre la pratique artistique et la théorie » que conteste le postmodernisme.
Un texte sur Trisha Brown de 1981 (« Performer l’avant-scène ») rappelle également le vif intérêt d’Owens pour la danse et précise sa description d’un bouleversement des catégories esthétiques. Par l’utilisation de l’avant-scène, par la non-visibilité d’une partie de la danse, par le recours à la vidéo ou encore par le rôle des décors et des costumes, la « danse postmoderne » se distingue par une « posture fondamentalement antithéâtrale », par « une critique systématique de la rhétorique, des conventions et des hiérarchies esthétiques imposées à la danse par ce que Rainer a fustigé comme une “forme obsolète d’art : le théâtre”. » C’est ainsi qu’un pont est jeté avec la sculpture minimale, les deux bravant « l’illusionnisme » du théâtre et de la peinture. Observant un retour du « pictorialisme », Owens interroge en même temps un échec potentiel à réellement subvertir les conventions esthétiques.
Gestes stratégiques et efficacité artistique
Ce qui frappe chez Owens, c’est son attention constante au pouvoir de l’art, aux effets produits par les œuvres, mais aussi à la relativité de leur efficacité. On ne trouvera jamais énoncée dans ses textes de vérité esthétique d’une œuvre : il n’existe que des effets politiques, que l’on peut peser et soupeser, selon les stratégies qu’ils convoquent et le poids qu’ils peuvent avoir, les perturbations et redéfinitions qu’ils produisent. Tel est le « désir d’ancrer une œuvre dans un contexte ».

Au sujet des « non-sites » de Robert Smithson, Owens souligne le déplacement opéré par l’œuvre, dont la « valeur » n’est « plus déterminée par son statut de marchandise mobile » et qui confère « elle-même de la valeur (au site déprécié sur lequel elle est installée) ». De même, un combine (assemblage d’objets, voire de déchets) de Robert Rauschenberg trouve sa puissance accroché dans un musée, dont le projet même est déstabilisé par ce « dépotoir ». Owens insiste alors sur le geste « économique et stratégique » de Rauschenberg, et sur sa limitation : « si Rauschenberg produit une déconstruction du musée dans ses œuvres, son discours déconstructiviste […] ne peut advenir qu’à l’intérieur du musée lui-même. Il doit donc accepter provisoirement les termes et les conditions qu’il entreprend d’exposer. » Plus loin, Owens mentionne l’« opacité », reconnaît qu’un travail peut participer « par nécessité aux activités qu’il dénonce ».
Là réside une (la ?) rupture majeure avec la théorie moderniste et sa conception d’une œuvre d’art autoréférente : elle « présuppose que la mimêsis, l’adéquation d’une image à un référent, puisse être mise entre parenthèses ou suspendue, et que l’objet d’art lui-même puisse remplacer (métaphoriquement) son référent. » Or, ajoute le critique, « cette fiction est devenue de plus en plus difficile à maintenir » : le postmodernisme « concourt plutôt à problématiser l’activité de référence ». Ainsi, l’œuvre postmoderne n’a plus pour ambition de « proclamer son autonomie, son autosuffisance, sa transcendance », mais plutôt de « produire le récit de sa propre contingence, de son insuffisance, de son manque de transcendance ».
La frontière entre le représenté et non-représenté
La question politique s’affirme par le féminisme. Dans le texte qui donne son titre au recueil, « Le discours des autres » (1983), Owens fait du postmodernisme « une crise de l’autorité culturelle, en particulier de l’autorité conférée à la civilisation occidentale européenne et à ses institutions », et une critique de « l’universalité » attribuée aux « formes » par l’esthétique moderne. C’est ainsi que « tout discours sur le postmodernisme […] aspire au statut de théorie générale de la culture contemporaine ».
Les problèmes posés par la « représentation » sont alors placés au cœur du travail d’Owens. Non pour rejeter la représentation : Owens suit Derrida quand ce dernier met « en garde contre la dénonciation systématique de la représentation, non seulement parce qu’une telle condamnation pourrait sembler plaider pour une réhabilitation de la présence et de l’immédiateté, et ainsi servir les intérêts des forces politiques les plus réactionnaires, mais plus fondamentalement, peut-être, parce que ce qui excède, “transgresse la figure de toute représentation possible”, pourrait n’être rien d’autre, en fin de compte, que… la loi ». Être postmoderne, pour Owens, consiste à interroger « la frontière législative entre ce qui peut être représenté et ce qui ne peut pas l’être », à « mettre au jour ce système de pouvoir qui autorise certaines représentations et en bloque, en interdit, ou en invalide d’autres ». Et notamment les représentations des femmes : Owens déplie les propositions d’un certain nombre de ses contemporaines (Laurie Anderson, Martha Rosler, Mary Kelly, Barbara Kruger, Sherrie Levine ou encore Louise Lawler), voire interpelle certains confrères à leur sujet. En conservant, toujours, cette attention fine pour les tactiques de la représentation, comme dans l’essai consacré à Barbara Kruger et à ses « techniques de montage » désarticulant la « rhétorique de l’image », à ses interpellations des spectateurs qu’elle met en œuvre pour démonter les « techniques » du « stéréotype » (« L’effet Méduse ou la ruse spéculaire », 1984).
De son vivant, Owens était réticent à réunir ses textes en un recueil ; il les jugeait trop liés à des circonstances particulières. Ce qui n’est pas faux, tant ses intervention s’inscrivent dans un contexte artistique (la scène américaine, voire new yorkaise, des années 1970-1980) et dans des questionnements spécifiques. Et pourtant, on ne peut que constater que bien des questions qui l’animaient n’ont rien en perdu de leur actualité : la représentation, l’usage des images, leurs effets politiques, leurs liens avec la domination, comme le rappellent les polémiques qui traversent régulièrement tant le champ de l’art que des espaces militants. De même, sa discussion de 1987 sur l’homophobie de certaines autrices féministes (« Hors-la-loi ») s’avère particulièrement stimulante alors que le féminisme continue d’être traversé par de vives tensions. Le point de départ de sa réflexion est une remarque homophobe de Linda Nochlin, l’autrice du célèbre essai « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? ». De là, Owens – qui n’avait pas hésité à utiliser auparavant les concepts de Lacan – décortique l’homophobie qu’il décèle chez des auteurs féministes, en particulier des travaux qui s’appuient sur la psychanalyse freudienne et sur l’anthropologie de Lévi-Strauss, et les contours d’un féminisme qui s’attaque aux hommes gays en reprenant les schémas les plus conventionnellement homophobes. En particulier, il fait jouer les écrits de Michel Foucault et d’Eve Kosofsky Sedgwick contre ceux de Luce Iragaray, voire de Gayle Rubin et de Lévi-Strauss.
Le recueil se clôt par une analyse des travaux de Lothar Baumgarten, artiste allemand dont le travail a porté sur les Amérindiens d’Amérique du Sud et a participé à la « guerre des noms propres » caractérisant le colonialisme. C’est, à nouveau, les stratégies artistiques qui sont méthodiquement explorées. Si Baumgarten « restaure évidemment la mémoire de ce qui a été effacé ou de ce que l’on a fait disparaître », s’il « met aussi en cause la tendance continue des Européen-nes à traiter d’abord comme des visions exotiques le paysage sud-américain et ses habitant-es », Owens inscrit son travail dans une large discussion portant sur l’histoire coloniale, l’anthropologie et l’histoire de la photographie. Ainsi, alors que le visuel – ou « visualisme » – est constitutif de l’anthropologie et de sa contribution au colonialisme, quelles options reste-il pour un artiste ? La force d’Owens est de chercher à identifier la marge de manœuvre dont celui-ci dispose. Ne pas recourir à la photographie serait redoubler la sanction : « si un moratoire sur les photographies des Autres devait être instauré, ces dernier-ères resteraient des victimes non seulement muettes, mais aussi invisibles, de l’ethnocentrisme colonial. » Cependant, continuant « à s’adresser à un-e spectateur-ice, c’est-à-dire à un-e observateur-ice éloigné-e dans le temps et l’espace », les photographies « ne mettent pas en cause la constitution du sujet européen en “œil” dans les arènes esthétiques et impériales ». Entre ces deux pôles, demeure un ensemble de stratégiques esthétiques mobilisées par Baumgarten : le montage des photos, les légendes, l’inscription de la photo dans un ensemble de pratiques, dont la force subversive se donne à lire dans les censures qu’il a rencontrées. C’est précisément là que se situent le cœur du projet théorique d’Owens et de ce qu’il peut nous apporter aujourd’hui : la croyance dans le fait que les pratiques esthétiques peuvent contribuer à déjouer la domination et les rapports de pouvoir, et la recherche aiguisée des moyens précis d’une puissance politique et artistique.
Craig Owens, Le Discours des autres, édité et traduit par Gaëtan Thomas, éditions Même pas l’hiver, juillet 2022, 288 p., 25 €
À noter : une présentation du livre aura lieu le jeudi 29 septembre à 18h30 à la Bibliothèque Kandinsky du Centre Pompidou (en partenariat avec le Centre national des arts plastiques), avec Gaëtan Thomas, historien et traducteur, Katia Schneller, historienne de l’art, François Aubart et Camille Pageard, éditeurs.