Louis Zukofsky : Donner une forme au rêve (Arise, arise)

Louis Zukofsky, 1929. D.R.

Empruntant son titre au chant de l’Internationale — debout, debout —, Arise, arise, la pièce de Louis Zukofsky (1904-1978) dont Philippe Blanchon propose ici la première traduction en français et que les Éditions L’extrême contemporain ont l’excellente idée de publier, est unique à plus d’un titre. Unique d’abord parce qu’elle fait figure de véritable hapax dans l’œuvre du poète qui ne s’essaiera plus au genre théâtral ; unique aussi et surtout par son intention, la précision parfois tragique de son propos et par sa forme.

Dans une lettre adressée en 1937 à James Laughlin, Zukofsky revenait sur la nature de son projet dans ces termes : « Aucun symbolisme, & certainement pas d’écriture automatique ou des choses de ce genre dans ma pièce. Il s’agit seulement de donner une forme très consciente au rêve, c’est tout ». C’est incontestablement une des originalités de cette œuvre. En deux actes la pièce déploie en effet une intrigue émouvante et puissante, déconcertante par moments, où viennent se mêler, se condenser, se déplacer, exactement comme dans un rêve, les mille et un épisodes du roman familial, les actions et les visages des vivants et des morts, ainsi que les tensions de l’histoire politique des États-Unis, le tout étant enveloppé par cette passion pour la musique, notamment celle de Bach, que Louis Zukofsky n’aura cessé d’éprouver.

On imagine alors la présence de corps qui se meuvent sur la scène, on suit les dialogues, on croit reconnaître le timbre, l’intonation de quelques voix, sans pour autant être toujours en mesure de distinguer entre ce qui appartient aux vivants et ce qui revient aux spectres.

Étrange pièce, Arise, arise se donne en somme comme un essai de figuration sensible et pensive de quelque chose comme un rêve éveillé. À ceci près toutefois, comme le dit un des personnages, que « Tous les rêves ne doivent pas être racontés, ma chérie ». On lira finalement cette pièce comme l’ouvrage très singulier d’un des poètes américains majeurs du siècle passé. Et tandis qu’on le fera, nous parviendront maints échos de l’œuvre poétique elle-même, particulièrement de l’immense et saisissant « poème d’une vie » qu’est « ».

Grâce à des traductions récentes (Le poème commençant par « la », La Nerthe, 2018 ; 80 Fleurs, Nous, 2018 ; « A », Nous, 2020), l’œuvre de Louis Zukofsky, un des plus remarquables poètes américains du XX° siècle, nous est de mieux en mieux connue, sinon familière. La parution d’Arise, arise ne peut ainsi que nous réjouir même si elle suscite un peu d’étonnement. En effet, il ne s’agit pas ici d’un livre de poèmes mais d’une véritable — et unique — pièce de théâtre. Quelle place lui reconnaissez-vous dans le vaste projet poétique qui aura par ailleurs occupé Zukofsky toute sa vie ?

Déjà, oui, réjouissons-nous de toutes ces traductions qui paraissent, proches les unes des autres. Elles devront permettre une lecture plus juste de son œuvre et, disons-le, aider à mieux saisir les enjeux de l’immense ambition qui fut celle du poète. Cette pièce, outre sa valeur intrinsèque, nous rappelle la diversité des approches zukofskiennes. Certes Zukofsky est poète avant tout, mais aussi auteur de fictions, d’essais et ici d’une pièce de théâtre. Cela ne m’étonne pas. S’il commence dès 22 ans à écrire des poèmes de premier plan – Le poème commençant par « la » et les premiers « A » –, son intérêt constant pour la fiction, pour le théâtre et pour la philosophie devait tôt ou tard le conduire à explorer ces disciplines. Il a lu Joyce, Virginia Woolf, etc. Il les intègre d’ailleurs dans son premier poème et on les retrouvera – surtout le premier – dans ses essais. Zukofsky fut aussi un lecteur permanent de Shakespeare à partir duquel il écrira une de ses œuvres majeures : Bottom : on Shakespeare, ouvrage qui mêle citations, méditations littéraires et philosophiques. La philosophie donc, et principalement Spinoza au cœur de « A 12 » et de son Shakespeare. Tout se tient chez ce poète.

Tout se tient, mais il faut rappeler qu’à ce jour nous n’avons pas encore accès à la traduction française de la totalité de l’œuvre de Zukofsky.

Cette richesse ignorée est cause de bien des confusions. Misons sur le fait que plus on pourra lire cette œuvre, visant une lecture intégrale, plus les choses seront clarifiées. Et plus les enjeux paraîtront lisibles, présents dans chaque texte et dans l’ensemble de l’œuvre. Je pense ici notamment à une meilleure compréhension de « A ». C’est en tout cas, et humblement, ce vers quoi nous devons tendre en nous attelant au travail de la traduction. « Nous », c’est-à-dire celles et ceux pour qui cette œuvre est importante non pas parce qu’elle a été décrétée telle, mais pour l’avoir fréquentée de près.

Pour en venir à cette pièce de théâtre, unique, disons que ce qui me frappe c’est justement le fait qu’elle fut et reste unique. Néanmoins, elle ne fut pas une « expérimentation », une « tentative », qui aurait alors pu être négligée, donc possiblement négligeable. Non, Zukofsky voulut la voir publiée et il désirait aussi qu’elle soit montée. Évidemment, il savait qu’elle contenait des éléments déterminants et absents dans son vaste poème, dans ses « poèmes courts », dans ses fictions, etc. La pièce fut, qui plus est, écrite à un moment déterminant, biographiquement (le biographique étant inséparable de l’écriture dans son cas) et historiquement. Nous sommes en 1936. Le poète n’est plus tout à fait un jeune homme, il a trente-deux ans, et l’histoire de l’Europe va basculer comme on le sait… et vers le pire…

Nous avons là une partie de la réponse : ce qu’il avait à dire alors ne pouvait se dire suffisamment à ses yeux dans ses poèmes (il n’avait alors commencé aucune fiction d’envergure), seule cette pièce en était capable. Pour ce qui concerne sa biographie, sa sensibilité, sa volonté politique, les modalités théâtrales s’imposèrent comme les plus opérantes. Ainsi pourraient être mis en scène les liens affectifs, les difficultés de tous ordres, les aspirations politiques autant que poétiques. Sans oublier le rapport au poème et à la musique.

Insolite, comme posée par l’auteur sur le seuil de sa pièce, on lit l’indication suivante : « La pièce nécessite deux rideaux : le premier, traditionnel, et le Rideau de Rêve obscur, épais voile indéfini derrière le Rideau de Théâtre ». Étonnement, une fois encore, à l’idée d’un tel dispositif. Comment comprendre cette nécessité des « deux rideaux » ?

À la façon de Shakespeare dans certaines de ses pièces, Louis Zukofsky souhaite que nous ne sachions plus très bien ce qui relève du réel ou ce qui procède de l’illusion. C’est pourquoi la pièce est tout entière habitée de vivants et de morts, vivants et morts se confondant en outre les uns avec les autres. Le dispositif dramaturgique est alors d’une grande intelligence. L’implicite est le suivant : « Je vais vous faire entendre des voix. Parfois ces voix auront des corps, les morts prendront la parole autant que les vivants, John Donne va rimer avec Marx, l’histoire états-uniennes avec mon histoire personnelle. Bref, je vais jouer avec la chronologie. Cela étant, comme il ne faut pas ajouter de la confusion à la confusion, ces deux rideaux vous aideront un peu ; finalement, en poète, je ferai en sorte que la confusion des deux rideaux mette en valeur les moments paradoxaux et paroxystiques. »

Vous insistez dans votre postface sur l’importance de l’environnement familial chez Zukofsky. Du reste, la majorité des personnages de la pièce — Mère, Fils, Père, Fille, Tante, Cousin — semblent s’y inscrire nommément. Faut-il en déduire que l’écriture d’Arise, arise se propose l’exposition d’une intrigue de nature biographique ?

Toute l’œuvre y revient sans cesse. Sa mère et son père sont des « personnages » essentiels de son premier poème. Après la rencontre avec Celia et la naissance de leur fils Paul, ils deviendront partie prenante de « A ». Et avec quelle insistance à partir de « A 12 » ! Rappelons le contexte. Les parents de Zukofsky sont des émigrés lituaniens, des sujets Russes à l’époque de leur exil, qui vivront leur vie durant dans un quartier pauvre de New-York. Sa sœur, quant à elle, est morte alors qu’il était encore enfant. Vous avez donc face à vous « la Mère », « le Père », « la Fille » de la pièce. La fille est d’ailleurs autant la fiancée du Fils (le poète) que sa sœur… S’agissant de la Tante et du Cousin, leur présence a une fonction dialectique. Tous deux incarnent les êtres qui vont venir troubler cette famille dans le besoin. Ils sont l’antithèse de cette mère malade, pauvre et bonne et de sa fille ouvrière et révoltée. Là, de façon quasi brechtienne, le poète joue sur des codes à la fois populaire et politique. N’oublions pas qu’il propose que les acteurs soient aussi des danseurs, car il est indiqué qu’ils font parfois des « pantomimes ». De pauvres gens donc, avec cependant une partie de la famille qui a réussi, qui a amassé du capital. Il y a ici l’expression claire d’un conflit — la sœur est gréviste — mais aussi celle d’un trouble sur ce que peut être l’institution familiale. Et, comme en filigrane, une mélancolie affirmée en pensant aux douleurs que ses membres s’infligent les uns aux autres.

On sait l’attachement passionné de Zukofsky à la musique, particulièrement à celle de Bach qui irrigue plus d’une section de « A ». On ne sera donc pas surpris de sa présence dans Arise, arise, même si on aimerait savoir le rôle que Zukofsky lui accorde sur la scène théâtrale.

Bach est partout présent chez Zukofsky. Partout. Dans la pièce on l’entend – ainsi que Mozart – dans les moments les plus solennels. Et je voudrais souligner que parmi les personnages, il y a deux domestiques Noirs (le prolétariat du prolétariat aux États-Unis) et que l’un d’eux chante précisément un air de Bach. De la même façon que le poète ose la rime Donne/Marx, il peut faire rimer Bach avec Marx. Pendant qu’il chante un air extrait de la Passion selon saint Matthieu, on verra donc le domestique planter un drapeau rouge sur une tombe ; métaphysique et matérialisme ne sont pas antagonistes dans l’esprit de Zukofsky. Il y a aussi la présence de William Byrd et de son Wolsey’s Wilde qu’on entend depuis les coulisses. Si la musique accompagne les plus humbles, elle peut devenir la cible des dominants. Ainsi, un oiseau – aimé des domestiques et du Fils – sera-t-il abattu alors qu’attiré par la musique, il est entré dans un clavecin jouant une pièce de Byrd. Mais chez Zukofsky ceux qui aiment la musique ne sont pas réduits aux rôles de victimes des brutes, non, ils sont surtout les seuls à l’entendre – aimer et comprendre sont indissociables –, et les seuls à qui elle s’adresse, les seuls qu’elle console et réjouit, les seuls grâce à qui la musique s’affranchit du cérémonial social (messes, concerts).

En lisant ce que vous désignez comme étant la « réplique centrale de toute la pièce » —  « Penser… c’est tout ce que j’imagine qu’une scène devrait être » —, on en vient à se dire que pour Zukofsky l’écriture dramatique aura peut-être été d’abord l’occasion d’une « expérience de pensée », quelque chose comme une mise en jeu, rêvée autant qu’imaginée, de situations et d’idées. Est-ce cela, selon vous, que le poète aura finalement tenté dans Arise, arise ?

Absolument… D’ailleurs, je crois que c’est justement ce que certains refusent à Zukofsky : la pensée. Donc que son œuvre soit une « expérience de pensée », votre expression est des plus justes. Et je me dis que cela devrait permettre de ne plus voir en lui un poète « littéral », « objectif », ce qu’une certaine légende faisant écran aura imposé trop longtemps.

Louis Zukofsky, Arise arise, traduction et postface de Philippe Blanchon, Éditions L’extrême contemporain, septembre 2022, 70 p., 14 €