L’intrigue se déploie au sein d’un village des Alpes françaises, à l’atmosphère kitsch. Joanne, ex-miss Rhône-Alpes, est mariée à Jimmy et mère de la petite Vicky. Tout semblait aller bien dans le quotidien de cette professeure d’aquagym jusqu’à l’arrivée de Julia, la sœur de son mari Jimmy.
Celle-ci ne semble pas la bienvenue, suscitant commérages et réactions violentes de la part des habitants du village. La jeune Vicky, dotée d’un talent pour reconnaître les odeurs, pour créer des mixtures magiques, navigue dans les souvenirs de sa mère, ce qui permet de comprendre pourquoi tant de violence et d’amour refoulés règnent entre ses parents, sa tante et la meilleure amie de Joanne. Léa Mysius signe un film mystérieux, jouant avec les limites du réel, qu’il s’agit d’appréhender par les sens en allant à l’encontre d’une approche rationnelle de l’image.
La porosité du corps
Le caractère sensoriel de ce film est central. D’abord, l’odorat est convoqué : au cœur du film, il concentre tous les mystères. Vicky reconnaît, trie, décrit les odeurs qu’elle conserve dans des bocaux. Ces mixtures intrigantes, aux propriétés magiques, changent le réel et la perception des personnages. La vue est également convoquée, plutôt pour être déformée à travers des jeux de reflets et de nombreuses photographies qui racontent la vie des personnages. Le goût réunit les personnages, notamment Julia et Joanne, à travers la préparation d’un poulpe à l’allure visqueuse. Enfin, l’ouïe est magnifiquement traitée : les musiques font sens avec les scènes : « It should have be me » résonne lorsque Jimmy retrouve son ancienne amante, et un karaoké sur « Totale Eclipse of the Heart », de Bonny Tyler, lie l’amour entre Joanne et Julia. Les sons se superposent à de multiples reprises, mêlant les mots de la télévision à ceux des personnages pour mieux forcer le spectateur à tendre l’oreille, à s’impliquer presque physiquement dans le film.
Les éléments naturels sont également tous traités. Le feu, inhérent à l’intrigue, est présent dès la première image. La terre, est sentie et ressentie par la jeune Vicky. L’eau, dans laquelle se baigne chaque jour Joanne, lui permet d’éprouver les limites de son propre corps. L’air, enfin, qui vient frapper cheveux et visages à diverses reprises, et qui est magnifiquement rappelé par la chanson « Cuatro Vientos », de Danit, sur laquelle se clôture le film.
En ce sens, le film travaille l’être humain de manière primitive, selon un rapport essentiel et sensoriel aux autres et au monde, avec tout ce que cela a de complexe. Les sens et les éléments lient les personnages, comme lorsque le peau à peau entre Vicky, Joanne et Julia redonne vie à cette dernière en hypothermie. La porosité du corps au monde et aux autres est appréhendée de manière érotique et maternelle.
Cinq diables aux relations nouées
« Est-ce que tu m’aimais avant que j’existe ? », demande Vicky à sa mère lorsqu’elles sont lovées contre le corps froid de Julia. Question anodine, enfantine, qui fait pourtant sens au regard des liens qu’entretiennent les cinq personnages. En effet, le spectateur comprend vite la complexité des relations amoureuses liant Jimmy, Joanne, Nadine et Julia. Ainsi, lorsque Nadine apprend que Joanne lui a caché le retour de Julia, elle s’emporte, lui reproche de lui avoir volé Jimmy, l’homme de sa vie. Les quatre premiers diables apparaissent, tous menés par la passion, la colère et la rancœur…
Vicky n’est pas exclue de tout cela, au contraire. D’abord, c’est à travers ses voyages dans le temps que le spectateur en apprend plus sur les autres personnages. Sa colère puis son amour pour Julia, dotée d’un don qui semble similaire au sien, est indéniable et en fait un personnage proche des autres.
Au-delà du lien social, c’est un lien viscéral qui lie les personnages. Il n’est pas possible de lutter contre la haine ni contre l’amour, que le lien soit familial ou amoureux. Nous sommes face à un nœud de relations complexes et qui n’a pas pour but d’être dénoué. Celui-ci est présenté tel quel au regard des spectateurs. Le mystère persiste, n’étant élucidé qu’en partie.

Tout est fait pour que le spectateur doute de la fiabilité des personnages et de leurs perceptions. Le mystère commence lorsque Vicky dévoile son don pour les odeurs à sa mère. Celle-ci s’inquiète alors, elle a peur qu’elle soit « folle ». La jeune fille crée une mixture odorante à partir d’un produit trouvé dans la trousse de toilette de sa tante. En sentant sa potion magique, elle s’évanouit et est transportée dans le passé où elle contemple ses parents, ainsi que Julia et Nadine, jeunes. Seule Julia parvient alors à voir la petite fille, comme une apparition venue du futur. Nous apprenons au cours de l’intrigue qu’elle est alcoolique, mais aussi qu’elle souffrirait d’une pathologie mentale qui altèrerait sa conscience. Pathologie, hallucinations, folie et alcools sont autant de moyens utilisés pour conduire le spectateur au doute. Ces personnages sont-ils frappés de folie dans un monde normal ou bien font-ils face à des événements surnaturels ? C’est toute la mécanique du fantastique qui est ici utilisée pour brouiller la frontière entre le réel et l’imaginaire.
Le spectateur, pris dans le mystère, perd le fil et l’émotion s’il s’efforce de rationaliser ce qui se déroule sous ses yeux. Il s’agit d’un film qu’il faut embrasser avec les sens, en portant attention aux musiques, aux descriptions des odeurs, aux images de peau, de cheveux, d’aliments…
Léa Mysius montre le caractère plaisant d’un mystère qui dure, dont la magie n’est jamais dissoute au profit d’une solution sensée. Il faut ainsi accepter de se perdre, accepter une approche tout autre, en contemplant les mécanismes de relations humaines aussi fortes qu’inexplicables.
Léa Mysius, Les Cinq Diables, 2022. Avec Adèle Exarchopoulos, Daphné Patakia, Moustapha Mbengue, Sally Dramé, Swala Emati. Le film a été présenté au Festival de Cannes, dans la catégorie La Quinzaine des réalisateurs. En salles depuis le 31 août 2022.