Jane Sautière : Écrire une mémoire déchirée (Corps flottants)

Jane Sautière © Francesca Mantovani/Gallimard

Les corps flottants sont des fragments du corps vitré, des taches mobiles, présentes dans le champ de vision, difficiles à percevoir en elles-mêmes puisqu’elles se déplacent avec les mouvements de l’œil. Dans le récit de Jane Sautière, les corps flottants renvoient à un autre objet, le passé, à ceux et celles qui ont disparu, que l’oubli fait disparaître, qui persistent comme des ombres, opaques à la surface du souvenir.

Dans Corps flottants, le problème n’est pas l’oubli total mais le quasi-oubli, le presque-oubli de ceux, celles, cela dont on se souvient de manière très fragmentaire, brumeuse, qui ont presque disparu dans l’obscurité de la mémoire, persistant comme des formes vagues que l’on voudrait percevoir clairement, sans y parvenir. Ces taches, ces ombres sont des individus, des lieux, des moments qui ont été aimés, qui ont été une source de joie ou d’émotion, des moments d’une vie dont le temps et l’oubli nous dépossèdent. On ne sait pas comment les retenir, s’en souvenir, pour ne pas que leur disparition soit totale (« Toute cette vie passée dans la fumée du rêve. Ne se souvenir de rien, si invraisemblablement peu »).

En perdant ainsi son passé, c’est soi-même que l’on perd. L’oubli sépare de soi-même, de son propre psychisme, de ce que son propre corps a éprouvé, de ses propres relations avec le monde. Corps flottants est un livre centré sur cette expérience de la dépossession de soi, de la perte de soi, l’expérience de son propre évanouissement, sa propre disparition. Cette disparition de soi et des autres s’accompagne du sentiment d’une mort de soi, une mort avant la mort – mort des autres et mort de soi, tous arrachés à la conscience, à la mémoire, disparaissant, ayant déjà disparu. C’est aussi le monde qui disparaît et meurt (« un défaut de présence au monde »), tout ce peuplement dont chacun a fait partie, auquel chacune et chacun a participé, qui s’évanouit dans les brouillards, bascule dans la nuit.

Se pose la question de l’identité : si je disparais, si ce qui me constitue s’efface, si mon rapport au monde, aux autres, à moi-même se désagrège, si tout ceci s’avère aussi friable qu’un tas de sable, aussi éphémère et obscur qu’une ombre, comment conserver la notion d’une identité, d’un moi durables ? Le moi n’est-il pas une illusion, un point entouré de corps flottants que je pressens sans les voir clairement, un ensemble de sensations, d’émotions, de pensées, de situations disparates, évanescentes, disparaissant, oubliées au fur et à mesure ? A l’intérieur de cet universel oubli de ce qui me constitue, comment pourrais-je concevoir être un moi, identique à soi ?

 

La narratrice de ce récit autobiographique (qui, bien sûr, problématise l’autobiographie) cherche des voies pour le souvenir, des moyens pour parvenir à focaliser son regard sur ces ombres, les ressusciter. Il y a internet, la possibilité de rechercher des images de lieux (l’Indochine, l’école, les rues), des informations sur telle ou telle personne (disparue, perdue de vue), sur telle ou telle situation historique (les massacres perpétrés par les Khmers rouges). Il ne s’agirait pas, tel l’historien enquêteur, de déterminer des preuves, des traces objectives de la véracité de sa mémoire, mais plutôt de susciter des images mentales, des réminiscences psychiques et physiques, de produire ou reproduire au présent des sensations, des émotions, des perceptions liées à ce passé disparu.

Jane Sautière met cependant en évidence les limites de cette entreprise, de ces moyens : si telle image trouvée sur le net peut instruire, si telle information permet de compléter un récit (qu’est-il arrivé à X ?), dans la plupart des cas, elles ne correspondent pas à ce qui est présent dans la mémoire, elles sont moins l’occasion d’une image mentale qu’elles ne permettent de mesurer davantage la perte du passé, sa distance encore plus grande.

Les moyens privilégiés par le récit sont donc autres : la mémoire avec et malgré ses failles, ses manques, ses gouffres que l’on essaie de faire venir à la surface ; et le corps, les traces du passé inscrites dans le corps, dans la peau, les sens, le cerveau. Ces moyens ne permettent pas un souvenir enfin clair et distinct puisqu’ils produisent des bribes, des fragments, des possibilités plutôt que des certitudes ou des évidences. Ainsi, Corps flottants expose la recherche et la remontée des sensations, des émotions, des perceptions qui permettent de connecter le corps présent au corps passé, l’existence présente à celle qui a disparu. La chaleur, les sons, les goûts, les choses vues, le plaisir, l’enchantement ou le désespoir, l’amour constituent autant de moyens d’une réminiscence, d’un retour à la vie de ce qui s’était perdu dans les tombeaux de l’amnésie. C’est par le corps qu’est créé un rapport avec ce qui n’est plus simplement lointain géographiquement (le Cambodge) mais surtout temporellement. C’est avec son propre corps qu’est esquissé un retour sur soi qui serait l’occasion d’un retour à soi, un soi qui se découvre pourtant errant, incomplet, fragmentaire, plus ou moins certain, plus ou moins défini.

Ce récit de Jane Sautière et l’entreprise qu’elle y expose pourraient faire penser à Proust. Pourtant, Corps flottants serait sans doute à lire davantage comme une œuvre opposée à celle de Proust, en tout cas bien différente. Si, dans la Recherche, il s’agit de convoquer des sensations, des émotions, des perceptions, des contenus psychiques divers, il s’agit surtout de les développer, de déployer le monde ou les mondes que chacun de ces éléments contient, implique, selon une forme d’arborescence très étendue. Pour Jane Sautière, il s’agit de se confronter au fragment en tant que tel, au « presque rien » en tant que tel – non pas développer mais laisser être le fragment, l’éphémère, la silhouette, l’ombre. Plutôt que Proust, Nathalie Sarraute ou Marguerite Duras (évoquée dans le texte). Plutôt qu’un développement, en rester à l’état premier de ce qui advient au corps et à l’esprit du fait de l’effort de réminiscence. La mémoire est trouée, le récit est fragmentaire. C’est cette mémoire en tant qu’elle est trouée qui intéresse Jane Sautière, comme l’intéresse le récit en tant qu’il ne peut que demeurer fragmentaire, allusif, proche de l’incertitude ou d’une certitude portant sur des choses très limitées (telle marque de cigarettes, le goût de tel fruit) plutôt que se développant selon une dimension englobante.

De fait, Corps flottants se compose de chapitres brefs, organisés en paragraphes non pas décousus mais tendant vers une esthétique du fragment. Si l’ordre général suit une forme de chronologie, l’enjeu demeure de s’en tenir à ce qui apparaît, d’écrire aussi les vides, les manques, les sauts, les incertitudes – une sorte de phénoménologie d’un monde fragmentaire. Ces partis-pris posent une question plus générale qui concerne l’écriture qui correspondrait à cette sorte de phénoménologie : comment écrire lorsque ce que l’on veut écrire fait défaut, manque, ne se donne que sous la forme de « corps flottants » ? Quel récit produire qui ne serait pas une trahison de cela ? Il n’est pas question pour l’auteure de combler les manques, d’inventer une narration qui permettrait de reconstituer une unité ou une vraisemblance. Éloignée de Proust, Jane Sautière est tout autant éloignée de Rousseau. L’enjeu est d’inventer une forme de récit qui inclut les corps flottants, qui les laisse à leur état de corps flottants, de les préciser lorsque cela est possible, de reconstituer éventuellement telles décombres mais sans les transformer artificiellement en palais flamboyants. Les ruines sont écrites en tant que ruines, la distance est inscrite en tant que distance, la perte est incluse dans un récit qui ne peut être que fragmentaire. Apparaît la possibilité d’une fiction qui s’écrit à partir de l’absence plutôt qu’une narration convenue qui viserait à remplacer cette absence par la plénitude d’une histoire (« Dans un roman, avec des personnages, j’aurais nommé cette femme. Ici, il y a un prénom oublié dans une tragédie réelle qui ne souffre aucun accommodement. Il n’y a pas de personnages. Il y a l’abominable oubli […] »).

Corps flottants est un récit qui arpente une géographie trouée, en partie effacée, une carte faite aussi de ses propres zones obscures, de ses propres terres inexplorées car inexplorables. Un territoire vivant qui est un désert aride. Une écriture de la mémoire et du temps, qui arpente le temps et la mémoire en n’essayant pas de masquer leurs déchirures, leurs trous, leur usure parfois extrême (« Accepter cette approximation et donc l’échec inéluctable de les écrire. Se demander comment rendre compte de l’intensité des choses disparues. Vacillation plus vraie que les certitudes, plus stable que les credo, plus fidèle à nos vies »).

Si cet arpentage s’appuie sur le corps, il s’appuie également sur un effort de reconstitution objective, une description historique, sociologique, administrative : les noms des lieux, l’inscription des individus dans l’Histoire, l’ajout d’éléments extérieurs à la mémoire individuelle pour que celle-ci s’augmente et résonne autrement. Ainsi, nommer la situation coloniale, nommer la réalité des rapports sociaux impliqués par la colonisation. Nommer la situation des filles, des femmes. Nommer le massacre, les conditions de ce massacre, ses victimes. Tout ceci permet de faire apparaître, de donner une forme plus claire à ce qui a été vécu, ce qui a été en partie oublié, qui n’a été thématisé que de manière sans doute trop floue. Comme le permet également l’appui sur les œuvres d’autres créateurs (Duras, Rithy Panh).

Corps flottants est un récit traversé par l’effacement, la désagrégation, la dissolution des images psychiques, l’effritement du monde et de soi – un récit imprégné par la mort : celle, actuelle et progressive, de la mémoire et de ce qui s’y rattache ; celle, future et définitive mais déjà au travail, déjà perceptible. Le récit est pourtant, et tout autant, traversé par la vie : une vie que l’on s’efforce de reparcourir, de maintenir encore en vie ; une vie qui s’affirme dans l’effort de récupérer et d’agencer quelques fragments de soi, des autres du monde. Le souvenir, l’effort de la mémoire – même si cet effort est fragile, même si cette mémoire est fragmentaire – correspondent à une tension de la vie, une tension pour vivre encore contre ce qui érode la vie, ce qui l’use, ce qui la pousse vers des zones de plus en plus sombres jusqu’à la faire disparaître.

Jane Sautière, Corps flottants, éditions Verticales, août 2022, 114 p., 12 € 50 — Lire un extrait