Inaugurée le 18 juin dernier dans la petite ville allemande de Kassel, la documenta 15 s’est fait le théâtre d’un enchaînement de gestes étranges et inquiétants, dont la violence symbolique, politique et morale ne sera sans doute pas sans laisser de traces. Un an après la révélation de l’antisémitisme et de l’appartenance passée au régime nazi de ses fondateurs (dans le cadre de l’exposition Documenta. Politique et art en 2021, à Berlin, au Musée d’histoire allemande), la quinzième édition de cette exposition internationale a fait l’objet d’attaques sous prétexte que, venus de pays pour la plupart musulmans, ses artistes seraient, eux aussi, antisémites. Devant ce transfert de la charge, la direction administrative de la documenta est restée sans voix et sans entreprendre aucune démarche pour protéger ses artistes qui, aussitôt, ont fait l’objet d’attaques racistes et, plus précisément, islamophobes.
Qui aurait pensé qu’un collectif d’artistes palestiniens, Question of Funding, invité par le groupe indonésien ruangrupa à coordonner avec eux la direction artistique de cette documenta 15, allait faire l’objet de menaces de mort quelques jours avant l’inauguration ?
Qui aurait pu imaginer qu’on allait procéder, trois jours après l’ouverture, le 21 juin, à un acte de censure publique d’une œuvre, la bannière de la Justice du peuple réalisée par le collectif indonésien Taring Padi, qui venait à peine d’être présentée ?
Cet acte ne cesse de troubler dans le cadre de l’une des plus prestigieuses expositions internationales qui, au fil de ses éditions, s’est fait connaître pour son audace, sa liberté, sa puissance critique. Un acte d’autant plus dérangeant que, cette année, en remettant la direction artistique au collectif d’artistes indonésiens ruangrupa, le projet était d’accueillir, de donner à voir, à entendre, à vivre et à partager les formes et les pratiques d’un art portées par des collectifs venus de ce qu’autrefois on appelait le Tiers-Monde, mais qu’aujourd’hui on préfère dénommer Global South – Sud global – ou encore les Suds, privilégiant, par souci de justice et d’égalité, la désignation d’une situation géographique à celle d’une hiérarchisation économico-sociale entre les régions du monde.
Qui aurait pu prévoir que l’un des membres de ruangrupa, collectif engagé, depuis sa fondation en 2000, pour la tolérance, la paix et la justice sociale et qui est parvenu à aménager un espace de vie, de paix et de concorde se défendant de toute discrimination, au sein d’un pays d’une violence extrême, soit obligé de répondre d’accusations d’antisémitisme devant une commission parlementaire et qu’il se soit vu en outre reprocher sa manière objectivement démocratique et sans hiérarchie d’envisager le travail de la direction artistique de la documenta ?
Qui aurait pu imaginer que des parlementaires allemands, de l’extrême droite jusqu’à la gauche, se mettent tous d’accord pour projeter de réformer la documenta et lui imposer une commission de contrôle, qui, on peut le craindre, fera jurisprudence ?
Qui aurait imaginé, enfin, qu’il ne se soit trouvé pour ainsi dire aucune voix dans toute la presse, nationale comme internationale – sauf celles de la Berliner Zeitung, d’intellectuels chercheurs comme Hanno Loewy, Katja Mauer, Michael Rothberg, Eyal Weizman – pour protester contre ce qu’il faut bien désigner par son nom : des attaques racistes, des atteintes à la liberté de l’art et à l’intégrité physique et morale d’artistes ?
Cela s’est passé à Kassel, en 2022, et sans doute le contexte allemand a-t-il joué un rôle d’amplificateur, mais, en tout état de cause, cette année-là, cela aurait certainement pu se passer ailleurs en Europe. Bien plus que de ces artistes invités à la documenta 15, de ces « vieux frères du Sud », comme les appelait encore Pier Paolo Pasolini, ou de leur supposé antisémitisme, c’est de nous, Européens, Occidentaux, que parlent ces actes de refus, de rejet, de jugement, de menace et de censure : de l’illusion de notre supériorité morale qui nous rend aveugles et sourds aux langages des autres, à leurs messages, fussent-ils des appels à la justice et à la tolérance. « Siècle mien, bête mienne, qui saura/ Plonger les yeux dans tes prunelles/ Et coller de son sang/ Les vertèbres de deux époques ? », demandait le poète russe Ossip Mandelstam, en 1922, au lendemain de la sanglante Révolution bolchévique, alors que tous les possibles de cette Révolution se refermaient. Aujourd’hui, un siècle plus tard, ce ne sont pas seulement les vertèbres de deux époques qu’il s’agit de coller de notre sang, mais de deux mondes que l’on vient encore une fois de séparer, le Nord et le Sud.
Des œuvres, des expositions présentées à Kassel, du projet des artistes réunis là, on n’a pour ainsi dire jamais parlé, sauf lorsqu’il s’est agi de les censurer. De l’initiative engagée par le collectif indonésien ruangrupa de construire un espace artistique comme un espace de vie, de leur engagement dans la lutte contre toute forme de racisme, contre la militarisation de leurs pays, contre l’oppression économique, politique et sexuelle, de leur lutte pour l’écologie, de leurs efforts d’émancipation enfin, il n’a encore jamais été vraiment fait état, quand bien même leurs œuvres en témoignent de manière éclatante. Et pour cause. Tous ces combats et ces valeurs leur ont d’emblée été déniés. Quant au projet très concret de ruangrupa de fonder entre tous ces collectifs d’artistes venus d’Indonésie, du Moyen-Orient, du Maghreb, d’Afrique sub-saharienne, d’Amérique latine, des Caraïbes et d’Asie du Sud ce qu’ils appellent un « lumbung », du nom de la grange à riz qui, selon une tradition ancestrale, reçoit les surplus des récoltes afin de les redistribuer, et d’ainsi créer un réseau de solidarité entre ces artistes venus de ces Suds, une sorte d’anti-conférence de Bandung, menée par le bas, sans les États, par-delà les États, entre les sociétés civiles, il fut raillé dans des termes violemment xénophobes.
Que nous est-il arrivé pour que nous, Européens, piétinions ainsi des œuvres, des actions, des personnes, des organisations d’artistes engagés venues de si loin et de pays si invivables chercher en Europe, non pas de l’argent – les galeristes se plaignent qu’il y ait si peu de choses à vendre –, mais une écoute, un regard critique, éclairé, démocrate et démocratique devant lequel ils entendaient témoigner, avec lequel ils espéraient dialoguer ?
Que s’est-il passé pour que la lutte dite « contre l’antisémitisme » autorise à des actions relevant du plus pur racisme et que l’on oublie que l’antisémitisme, certes à part, est aussi une forme de racisme ? Pour que la presse et la classe politique allemandes donnent suite à ces attaques et les légitiment, institutionnalisant littéralement ce racisme aux traits manifestement islamophobes, ou plus simplement xénophobes, comme celle dont toute l’Europe fait montre devant les migrants, pour peu qu’ils proviennent de ces Suds ?
Tout a commencé bien en amont du jour de l’ouverture de la documenta, le 18 juin, par la publication au mois de janvier 2022, d’un billet anonyme sur le blog de la Bündnis gegen Antisemistismus (Alliance contre l’antisémitisme) de Kassel qui prononçait des accusations ad hominem, mal informées, parfaitement diffamatoires et racistes contre la direction artistique de la documenta et contre les artistes palestiniens impliqués dans celle-ci, les dénonçant comme antisémites, soit parce qu’ils n’auraient pas invité d’artistes israéliens ou juifs, soit parce qu’ils seraient des partisans du mouvement BDS (Boycott, désinvestissement, sanction), mouvement que le parlement allemand a jugé, en 2019, antisémite, recommandant, à ce titre, de refuser tout financement public à ses partisans. Ou encore, parce que certains d’entre eux auraient dirigé le centre Khalil Sakakini, du nom de l’intellectuel palestinien dont l’œuvre fut entre autres de constituer une bibliothèque œcuménique qui lui fut finalement confisquée par Israël (Voir l’article : « Who was Khalil Sakakini? », 13 avril 2022), mais qui, dans ce blog, était accusé, à l’encontre de toute vérité historique, d’avoir recherché la collaboration avec les nazis durant la Seconde Guerre mondiale. C’était ne pas voir que, si, au sein de ces collectifs, certains artistes sont juifs et israéliens, leur nationalité ou leur appartenance religieuse n’a pas été rendue publique dans le cadre de cette documenta, dont l’engagement se veut libéré de tout nationalisme ; c’était ne pas voir non plus que cet antinationalisme dictait une attitude qui n’était en rien en rapport avec le BDS. C’était ne pas savoir non plus que des collectifs juifs, tels celui brésilien Casa do Povo (La Maison du peuple), avaient été invités et n’avaient décliné l’invitation que pour des raisons de calendrier (Voir « From a “São Paulo Jewish collective”: Frankfurter Allgemeine Zeitung’s False Rumors about documenta and Antisemitism Casa do Povo »). C’était enfin refuser aux Palestiniens la réalité de leur conflit avec Israël, conflit dont le tour actuel imposerait un peu plus de retenue et de solidarité de notre part.
Sur ce blog était écrit, par exemple, à propos du lumbung : « Le lumbung fait partie de la culture villageoise de Java, au même titre que le lynchage de l’épicier chinois » ; à propos d’un artiste palestinien, il était prétendu que, dans un lumbung, « il pouvait se sentir comme un poisson dans l’eau ou comme un grain de riz dans un sac de riz » ; à propos du camp palestinien de Yarmouk en Syrie, il fut écrit qu’il se repaissait de l’argent des Nations Unies, ignorant manifestement que ce camp, qui existait depuis 1948, fut affamé par le régime de Bachar el-Assad dans un siège qui dura deux ans, entre 2013 et 2015*, puis assailli par l’EI, anéanti sous les bombes de Poutine et, enfin, démantelé dans les plans de reconstruction de la ville de Damas… Ces allégations purement diffamatoires, insultantes et littéralement négatrices de l’histoire et de la réalité n’ont jamais été dénoncées, ni par le collège dirigeant la documenta, qui s’est bien gardé de porter plainte pour appels à la haine ou d’aider les artistes à le faire, ni par les pouvoirs publics qui tous jusqu’au président de la République fédérale d’Allemagne ont préféré rappeler aux artistes que la contestation du droit à l’existence d’Israël marquait la limite de leur liberté, jusqu’au chancelier qui a refusé de se rendre à la documenta ou jusqu’aux parlementaires qui ont fini par mettre en place une commission d’enquête. Mais le pire fut sans doute la réaction de la presse allemande qui a relayé le contenu de ce blog : soudainement, tous les plus grands journaux nationaux, de la Frankfurter allgemeine Zeitung, en passant par la Zeit, la Tageszeitung, se sont interrogés : « Y a-t-il un problème d’antisémitisme dans la documenta 15 ? », sans jamais faire le minimum de travail journalistique qui aurait consisté à vérifier la véracité des propos du blog accusateur, à enquêter sur les œuvres passées et les projets des artistes concernés, voire à les interroger, pour vérifier ses allégations.

« La liberté plutôt que l’islam/Aucun compromis avec les barbares/ Lutter de manière conséquente contre l’islam »
Les résultats de cette campagne de presse et d’opinion se sont relativement vite traduits dans des faits : à Kassel, qui avait été le théâtre de meurtres racistes dans un passé encore relativement récent (le 6 avril 2006, Halit Yozgat, citoyen allemand d’origine turque et gérant d’un cybercafé, a été tué de deux balles dans la tête), les espaces de la documenta ont reçu des stickers racistes ; des projections sur la ruruhaus, espace de convivialité instauré par ruangrupa, reprenant l’écriture gothique pratiquée par les nazis, dénonçaient le collectif indonésien comme nazi ; trois jours avant l’inauguration, le collectif haïtien Atis Rezistans fit l’objet d’attaques répétées et finit par être contraint de s’enfermer dans l’église où il installait son exposition, pour se défendre d’une agression en l’absence de la police, pourtant alertée. Le prétexte était qu’ils profanaient cette église, alors que leurs œuvres sont syncrétiques, ou encore d’un christianisme teinté de vaudou. Il aura fallu attendre des menaces de mort explicites inscrites, après effraction, sur les murs du local du collectif palestinien Question of Funding pour qu’enfin, la direction administrative de la documenta, jusqu’ici totalement passive, porte plainte, réclame une enquête et s’inquiète d’une protection policière non seulement des espaces d’exposition, mais aussi des artistes. Il était déjà trop tard. Sans même mentionner les difficultés à obtenir un visa voire les refus de visas que les artistes pourtant invités se sont vu opposer, aujourd’hui encore ils se plaignent de harcèlements et d’attaques qui restent sans réponse. Et quand la police accepte de se déplacer à la suite d’appels à l’aide venu des artistes, il arrive qu’elle les soumette à un contrôle d’identité (Voir la note du 27 juillet signée par les artistes sur e-flux)… De ces faits, personne ne parle publiquement, ni la direction administrative de la documenta, ni la presse, ni même la classe politique qui dit vouloir reprendre le contrôle de cette manifestation artistique et a contraint sa directrice, Sabine Schormann, à la démission, non pour avoir failli à la protection des artistes, son véritable tort, mais pour antisémitisme. L’ironie est amère. Ce fut elle pourtant qui, sous pression politique, a dû réclamer le démantèlement de la bannière Justice du peuple réalisée par le collectif indonésien Taring Padi, parce que deux figures susceptibles d’être interprétées comme des caricatures antisémites figuraient parmi nombre d’autres personnages représentés.

L’immense bannière de 12 x 8 mètres qui s’élevait sur la Friedrichsplatz fut décrochée, sans autre débat, sans même laisser la chance à Taring Padi de s’en expliquer, ni même entendre les paroles, devenues inaudibles après des mois de diffamation, que le collectif a dans un premier temps tenté d’élever, en présentant ses excuses publiques, des excuses sincères qui exprimaient aussi la consternation devant la blessure que leurs images pouvaient susciter auprès du public et notamment chez les Allemands. L’œuvre a d’abord été couverte d’un voile noir puis décrochée le lendemain, tandis que la centaine de poupées de carton plantées sur la place fut retirée et placée en tas, jusqu’à ce des passants s’en emparent. À aucun moment, pourtant, l’œuvre n’a fait l’objet d’une analyse relevant de l’histoire de l’art, comme il se doit ; à aucun moment, elle n’a été regardée pour ce qu’elle était, à savoir une œuvre de 2002, chargée d’histoire et de vécu, dont le langage est d’images, de formes et d’expérience. Un regard un peu mieux informé sur les œuvres de Taring Padi et ses engagements, sur l’histoire indonésienne aussi, aurait pourtant permis d’aboutir à un jugement autre.
C’est en effet de l’histoire tragique et sanglante des quarante années de « Nouvel Ordre » instauré par Suharto et subi par le peuple indonésien que cette bannière embrasse d’un souffle et d’un même geste, en 2002, quatre ans après la démission de Suharto et à un moment où les espoirs d’une démocratisation du pays et de l’instauration d’une justice commençaient déjà à décliner. Une histoire strictement indonésienne au départ, mais à laquelle les pays occidentaux ont activement participé. D’où son style hybride qui puise autant à des traditions populaires indonésiennes qu’à l’art occidental. Comme sur un triptyque représentant un Jugement dernier pourtant parfaitement profane, sans rédemption, opéré par la « justice du peuple », réalisé dans une composition baroque inspirée autant de Jérôme Bosch que de George Grosz et du schématisme d’un Diego Rivera et de l’art agit-prop, on y voit, à gauche, sous un ciel rouge sang, l’enfer : le régime militaire de Suharto ; à droite, le paradis : émancipée de la tyrannie du pouvoir militaire et politique, la population civile retrouve une vie en accord avec la nature ; au centre, les limbes : nébuleuse des tortures et sévices infligés à la population indonésienne. L’enfer est un véritable cloaque dominé par une figure de Suharto, le dictateur sanguinaire de l’Indonésie, ordonnateur en 1965 d’un massacre au cours duquel périrent entre 500 000 et un million d’Indonésiens, pour la plupart opposants communistes ou citoyens d’origine chinoise. Resté impuni, Suharto fut à nouveau l’ordonnateur de l’annexion du Timor oriental et des massacres de sa population en 1975-1977, qui furent réitérés en 1999, sous la présidence de son successeur, Bacharuddin Jusuf Habibie, lorsque le Timor oriental vota son indépendance. Dans le contexte de la guerre froide et au nom de la lutte contre le communisme, ces entreprises criminelles furent soutenues plus ou moins officieusement par nombre de puissances occidentales, dont l’Angleterre, les États-Unis, l’Allemagne, l’Australie et Israël. Ainsi, sous ce Suharto assis sur son fauteuil comme sur un trône, défilent des forces armées, précédées et dirigées par différents services secrets identifiés – MI5, KGB, 007, Mossad, ASIO – tandis que, à l’arrière-plan, l’ordre militaro-capitaliste déploie toute sa violence – l’exploitation de l’homme par l’homme, l’esclavage – et que la corruption opère son dévoiement où clowns, prostituées, banquiers s’amusent, marchant sur la tête. Cet amas grouillant de figures repose dans un équilibre instable sur les victimes du régime de Suharto qui sont associées, dans un geste de solidarité, celles d’autres pays martyrs, évoqués par leurs squelettes, leurs crânes, leurs tombes sur lesquelles on peut lire entre autres « Timor oriental », « Irak », « Palestine », « Kongo », « Panama », « Iran », etc. Enfin, une tête de mort surdimensionnée porte l’inscription « The expansion of multicultural State Hegemony » : ce monstre dénonce l’extension paradoxale de politiques d’États nationalistes à une échelle internationale.


Les deux figures incriminées dans ce grouillement de personnages se situent dans cet enfer. L’une est un soldat, portant, sur son casque, l’inscription « Mossad » et défilant parmi d’autres soldats de services secrets étrangers à l’Indonésie, d’Angleterre, d’URSS, des États-Unis, d’Australie. Rien ne distingue le soldat du Mossad des autres, si ce n’est son visage qui pourrait être apparenté à celui d’un cochon. Chez Taring Padi, le recours à l’animalisation des forces militaires et notamment à la figure du porc est pratique récurrente et pensée. Elle n’a rien à voir non plus avec la déshumanisation de ses ennemis qu’on a dénoncée ici ou là. Elle est un langage à part entière. Sur cette bannière, elle concerne aussi entre autres un autre soldat, manifestement américain, en costume kaki et béret rouge, qui urine ou éjacule sur la tombe de l’Irak : rappelons que la bannière est réalisée en 2002, juste au moment où se préparait l’agression de l’Irak par les États-Unis. Elle est d’autant moins racialement discriminante que les autres soldats aux faces de mort ne sont guère plus avantagés.
La seule figure qui puisse effectivement être lue comme « antisémite » est celle de l’homme situé derrière un clown. Vêtu d’un élégant costume avec une pochette assortie à son col, coiffé d’un chapeau melon, armé de dents acérées et fumant un cigare, une langue bifide et sinueuse sort de sa bouche. L’homme aurait tout du dandy malfaisant ou du banquier anglais requin, si son visage n’était encadré par deux mèches de cheveux – deux traits noirs relevés de blanc – pouvant évoquer les papillotes portées aujourd’hui par les Juifs orthodoxes. Sur son chapeau melon, est inscrit l’insigne SS – les puissances occidentales n’avaient pas hésité, après l’avoir fait en Amérique latine, à envoyer d’anciens nazis pour accélérer l’élimination des communistes, ce qu’évoque également cette autre figure placée juste sous le trône de Suharto : un dirigeant porte l’insigne nazi et répète le geste de commandement de la figure de Suharto placée au-dessus de lui. Ce qui fait la caricature antisémite sur la bannière de Taring Padi est la collusion, sur une seule et même figure, des signifiants « juif orthodoxe », « SS », « dandy anglais » et « banquier de la City ». Tout comme le style général de la bannière, qui puise à tous les styles, occidentaux et orientaux, de la figure grotesque baroque à la caricature, en passant par la bande-dessinée, le cinéma d’animation, ces emprunts sont aussi parties prenantes d’un langage délibérément hétéroclite qui se joue des signifiants, des raccourcis, des collusions de signes, même anachroniques et contradictoires. Ces associations ne suppriment en rien l’autonomie de chacun de ces signes et leur incompatibilité entre eux : elles construisent et traduisent une conjoncture et une conjonction historique, effectivement contre nature. Aussi cette figure ne semble-t-elle traduire non tant une attaque antisémite qu’une concaténation de violences qui s’additionnent et se sédimentent, comme le représente l’ensemble de cet enfer. La bannière n’en est pas pour autant une œuvre antisémite ; en revanche, elle est l’expression et la figuration crue et directe d’une colère et d’une rage contre ses agressions accumulées et tues ; elle porte en elle toute la violence d’une des premières révélations et figurations de ces cinquante ans au moins d’une politique meurtrière (on retrouve, intacte, cette même violence dans The Act of Killing de Joshua Oppenheimer, film pourtant réalisé dix ans plus tard, en 2012).
C’est pourquoi il faut prendre au sérieux les artistes de Taring Padi, lorsque, dans une interview accordée à la Zeit, ils avouent ne s’être pas posé le problème de l’antisémitisme. C’est pourquoi il faut entendre Alexander Supartono, historien de l’art et membre de Taring Padi, lorsqu’il reconnaît ne pas pouvoir expliquer la présence de cette figure au sein de la bannière et martèle : « Pour nous, n’y a pas de race, il n’y a que des classes ». Quiconque aura, par ailleurs, pris la peine de s’informer de l’activité et les œuvres de ce collectif pourra attester de son engagement authentique pour la justice sociale, pour la tolérance religieuse – l’Indonésie fut aussi le théâtre de conflits religieux extrêmement violents –, et contre toute forme de racisme, y compris l’antisémitisme. Et c’est chose parfaitement facile, dans la mesure où ces artistes, qui se sont donné entre autres missions de permettre un accès à la culture, à la pratique de l’art à leurs concitoyens les plus démunis, livre en libre accès sur Internet un catalogue commenté de leurs œuvres.

Une gravure, parmi la multitude d’autres qui pourrait être citée, en atteste littéralement et spécifiquement. Cette gravure représente les cinq religions présentes sur le sol indonésien protégées par un grand cœur rayonnant et l’on y voit le symbole du temple hindouiste, la croix chrétienne, le croissant musulman, l’étoile juive et, au centre, le svastika. Placé verticalement, il est le symbole du bouddhisme ou encore, en Indonésie, signe de paix et de lumière. Certains, qui ont pris la peine d’aller voir le travail de Taring Padi, l’auront malheureusement confondu avec son pendant nazi, la croix gammée, laquelle est inclinée d’un quart de tour vers la gauche, et démontrent à quel point le « décentrement du regard », revendiqué avec force partout ailleurs, semble peu pratiqué ici. Notons aussi la remarque d’une députée allemande lors des auditions organisées dans le cadre de la commission parlementaire qui eut lieu le 16 juillet dernier : « S’il faut connaître le contexte politique et culturel de la production de vos œuvres pour pouvoir les apprécier à leur juste valeur, ce n’est pas possible. » Remarquons juste que cette députée n’était même pas forcée de connaître toute l’histoire indonésienne, il lui aurait suffi de se souvenir que nous aussi nous nous permettons de pratiquer impunément la caricature et le revendiquons, comme le rappelle le collectif Casa do Povo : « Nous savons de première main comment l’Europe produit constamment des caricatures de « l’autre » – du peuple juif, mais aussi des femmes, des Noirs, des Asiatiques, des membres des Premières nations et de nombreux “autres”, en particulier ceux du Sud. Ces images apparaissent sur les places publiques, dans les peintures, dans les événements publics, jusqu’à aujourd’hui, partout en Europe, et elles sont rarement retirées. Elles ne font pas non plus l’objet d’excuses. » Il faut donc croire Taring Padi lorsqu’ils affirment n’avoir jamais voulu propager aucun message antisémite, mais seulement dénoncer la complicité du gouvernement israélien et du régime criminel et tyrannique de Suharto et de ses successeurs.
Si l’on peut comprendre que la présence d’une figure antisémite sur une bannière présentée en Allemagne ait ému, la décision de démanteler l’œuvre qui la contient, plutôt que d’engager une discussion et d’arpenter ce fossé qui partage les histoires des uns et des autres, les regards des uns et des autres, a donné lieu à un acte dont la portée symbolique aurait cependant dû un peu plus émouvoir ceux qui en furent les acteurs et les spectateurs. La bannière était là pour réclamer une justice qui n’a jamais eu lieu pour des crimes qui n’ont jamais été condamnés, ni même dénoncés et dont les perpétrateurs et leurs héritiers sont toujours au pouvoir en Indonésie, toujours en tractations avec les pays occidentaux. C’est de cette demande de justice exposée sur cette bannière qu’ils entendaient témoigner, au centre de la documenta, sur la Friedrichsplatz de Kassel.
Tandis que les Allemands présents sur place proclamaient que l’antisémitisme n’avait pas sa place en Allemagne, des Indonésiens se voyaient dénier le droit de témoigner du massacre perpétré sur leur propre peuple sur les lieux mêmes où, comme le rappelle Hervé Joubert-Laurencin dans son texte « Caricature de l’anti-antisémitisme à la Documenta de Kassel », avaient eu lieu les autodafés nazis de 1933. Les inconscients se rencontrent. Un peu plus loin, sur la Königsstrasse qui longe la place, les tramways de la ville circulaient faisant la publicité d’une exposition sur les « 1700 années de vie juive en Allemagne » (nous soulignons), comme si, entre 321, année de l’arrivée des premiers Juifs sur le sol allemand, et 2021, il n’y avait eu aucune année de mort pour les Juifs sur ce même sol allemand. Un rite, un geste magique venait de se produire : une jeune artiste, qui nous a confié être juive (comme l’auteure de ces lignes), en a sans doute énoncé la formule sur le carton de protestation qu’elle tenait à bout de bras : « Tout votre racisme ne vous absoudra pas des crimes de vos grands-parents ». Pour que ce geste magique réussisse, pour que ce transfert de la charge et de la culpabilité ait effectivement lieu, il aura fallu des mois d’errements diffamatoires et racistes, qui auront impressionné le regard des acteurs culturels allemands et des spectateurs.
Reste à prendre la mesure des conséquences de ce geste, qui n’est ni plus ni moins qu’un geste de censure et a ouvert la voie à d’autres censures encore : ce fut, en ce début du mois d’août, le collectif des Archives des femmes algériennes qui a appris par voie de presse que certains des documents présentés, des dessins de Burhan Karkutli et Naji Al Ali publiés dans la revue Présence de femmes, avaient été retirés. Or ces gestes de censure de documents sont aussi des gestes de déni de l’histoire. Ils nous concernent tous : en ce 21 juin 2022, jour du solstice d’été, un pan d’obscurité s’est abattu sur nous. Outre la suppression de tout débat et de toute réflexion sur ce qui fait, rassemble ou sépare les cultures, les histoires, les pratiques des formes et les regards, et qui aurait permis, sinon d’ébaucher un sol commun et, pour une fois, de faire monde, du moins de faire l’épreuve concrète de ce décentrement du regard tant revendiqué par ailleurs, et dont toutes les agressions racistes à Kassel, y compris celle de la puissante exposition des Haïtiens, Atis Rezistans, rappellent l’urgence et la nécessité, c’est notre propre monde que nous amputons, déchirons et dont nous nous privons. En portant atteinte à la liberté d’artistes venus d’ailleurs, c’est à notre propre liberté que nous portons atteinte. La création d’un comité de contrôle et d’expertise pour la documenta, réclamé par le monde politique allemand et soutenue par le Conseil central des Juifs d’Allemagne, en fait la démonstration éloquente. Ne nous y trompons pas, les artistes de la documenta, qui, en ce moment même, luttent contre la constitution de ce comité, sont nos premiers alliés : c’est notre liberté, notre démocratie qu’ils défendent à travers ce refus, et la possibilité de faire monde avec eux.
Marianne Dautrey
* Voir le récit du siège du camp dans le film Little Palestine, réalisé par Abdallah Al-Khatib en 2021 et dans Syrie. Le pays brûlé, Joël Hubrecht, Catherine Coquio, Farouk Mardam-Bey et Naila Mansour (dir.), éditions du Seuil, à paraître le 23 septembre prochain.