Moteurs 

« Qui voit les rives de la Seine voit nos peines : on n’y trouve plus que les colonnes précipitées d’une fourmilière d’esclaves motorisés. » (Panégyrique, éditions Gérard Lebovici, 1989, Gallimard 1993)

Cette phrase signée Guy Debord me traversa l’esprit sans crier gare dans le bus 68 (c’est son vrai numéro). Dont la trajectoire trainarde à l’approche du tunnel du Carrousel laissait présager le pire. Comme la plupart, j’imagine, de ceux qui ont lu Debord sans idolâtrie ni hostilité, je me remémore avec plaisir certaines de ses tournures, alors que tout et son contraire a été dit sur sa vision du monde, de l’honnête et scrupuleux désaccord à l’adhésion obtuse, et vice versa. Quoi qu’il en soit, l’attention passionnée de Debord envers le langage – sa puissance de vérité, mais aussi les opérations de mystification et de brouillage dont il peut devenir l’instrument ou la proie – devrait inspirer l’estime de quiconque se sent concerné par ces questions, cette « attention » recélant elle-même l’invitation à l’appliquer à tout écrit, ceux de Debord compris.  Me dis-je, en cette fin de journée, dans le bus 68.

Tandis que mes pensées, dérangées par une poignée de touristes exempts de discrétion, s’éloignaient de Debord, le 68 continuait à se traîner. (De toute évidence, nous étions en présence d’une sorte d’embouteillage.) Je décidai d’en descendre au plus vite.  On n’est pas à l’abri de désagréments, dans la vie motorisée. Dans la fourmilière de béton. Dans les villes de grande solitude. Dans les bus électriques. Qu’on n’entend pas arriver. S’ils arrivent.

Je pensai brièvement aux puces synaptiques. Ces petites bestioles computationnelles possèdent, paraît-il, la capacité de modifier elles-mêmes leur programme voire d’accéder à leur code source. Mais l’embryon de synopsis à grand spectacle s’émietta vite dans ma tête. J’en conclus que là n’était pas ma vocation. Ce constat n’était pas nouveau. Il ne me surprit pas. C’est bien dommage car, à défaut d’autrui, il est agréable parfois de se surprendre soi-même.

L’urgence était de s’extirper du 68. L’impatience tournoyait telle un urubu à tête rouge. Le 68 stagnait. Dans l’indifférence générale – 1 (bibi). Le chauffeur somnolait, j’en suis certain. Il n’y était pour rien, c’est vrai.  Et il en avait vu d’autres. A quoi pensait-il ? À sa prime de fin d’année, sur quoi cette lenteur n’entraînerait aucune répercussion ? Les passagers semblaient hypnotisés par leur portable. Les touristes braillards avaient enfin baissé le ton, c’était déjà ça. Quel ennui. L’appel de la nicotine se faisait de plus en plus sentir. Que faire, sinon fumer, en de tels instants (et écouter Bruxelles de Dick Annegarn, mais pas d’écouteurs) ?

En 2054, quand on reconstituera Homo Clopus dans les parcs de loisirs virtuels, j’espère qu’on n’oubliera pas les cartels du genre : « Fumer pouvait apparaître à certains individus particulièrement attardés comme un moyen de pallier l’impatience et l’inadaptation. Leur extinction progressive favorisa la décotinisation des espaces à particules fines. »

Sur ce, je reçus un texto d’Antoine. Apparemment, il était en train de fêter les revers de l’armée russe en Ukraine. Il avait même bien commencé, si j’en juge par le nombre d’interventions intempestives du correcteur automatique (ex :  Patine pour Poutine) dans son message plein d’exaltation. Je connais Antoine de longue date. Je crois que c’est un type sans une once de mesquinerie. De temps à autre, j’asticote son humanisme à toute épreuve. Cela ne lui fait ni chaud ni froid. Il a raison. Je déclinai cependant son offre. Même sous l’égide d’une noble cause, je n’avais aucune envie d’ingurgiter les spiritueux qui nous conduiraient, je le pressentais, à des verdicts de plus en plus experts sur le FSB, le commandement intégré de l’Alliance atlantique et le tropisme criminel du Tsar.

Je signai : le naufragé du 68.

Tout cela peut paraître futile. Ce n’est pas exclu. On ne devrait jamais se croire hors futilité. C’est une certitude prématurée, non dénuée d’outrecuidance, en tout cas sujette à caution. Une certitude pas très sérieuse, il me semble. Mais je ne suis pas spécialiste.

Passons. (Résumons les épisodes précédents). Le 68, lui aussi, était bien passé à la station où je l’attendais. Mais depuis il peinait. On avait dû parcourir huit cents mètres en vingt minutes. Est-ce une situation admissible dans une grande démocratie parlementaire et libérale ? Comment s’épanouir dans un tel contexte d’entrave aux forces vives de la nation ? Bus verts, ils disent. Mais les soupçons de greenwashing entachent parfois ces jolies histoires. Qui croire ? Que faire ? Où aller ?

Toujours est-il que, vert ou pas, le 68 progressait peu. Mais viendrait l’éclaircie, me persuadai-je. Elle consisterait à : m’éjecter de l’habitacle et allumer une cigarette. Dussé-je gagner mon point d’arrivée à la seule force de mes jambes.

Le miracle se produisit quelques dix-huit minutes plus tard, à Pyramides.

J’aurais mieux fait de marcher. Mais, piéton, on n’est pas à l’abri des vélos.

Qui croire. Que faire. Où aller.