Quittant le Marché de la poésie où, comme toujours, il y avait foule, je me suis rendu dans une petite – et pour cela d’autant plus belle – librairie du Quartier Latin : un lieu à la fois central et à l’écart des grandes circulations où la présence de quatre ou cinq personnes suffit pour donner l’impression qu’on est au grand complet, qu’il n’y manque pas même un seul de nos fantômes favoris. En ces espaces qui fleurent bon l’encre et le papier, des voix spectrales nous chuchotent : restez à l’écoute. Comme les portes des studios sont de plus en plus fermées aux amateurs de polyphonie sonore, le travail se déplace, et ces chroniques – constellations de telle ou telle saison, choses lues, choses vues – sont d’une certaine manière la continuation de l’écriture radiophonique par d’autres moyens. Comme à la radio (du moins celle qui nous importe le plus – et nous saoule le moins), nous restons attentif à ce qui débarque du dehors, même de manière très ténue, sans hiérarchiser les sons, sinon par montage et mixage, opérations libres où la dictature du “contenu” ne doit en rien occulter la nécessité d’inventer une forme où la parole circulerait plus librement, où la musique serait davantage qu’une simple ponctuation (le repos du guerrier trop bavard), où le silence trouverait sa juste place. Des cellules de montage aux essais critiques, le projet est le même : prendre quelques empreintes du monde extérieur, faire des frottages comme en peinture – prenant langue avec les fantômes déjà évoqués sur tous supports : ondes, toile, papier, même combat ! Pour cette dernière chronique de la saison, nul genre à l’honneur ; on trouvera six livres (quatre auteurs, un artiste) se rapportant à diverses pratiques d’écriture : essai, journal, prose, poésie, recueil, monographie. Ce qui les relie ? D’avoir été lus en cette fin de printemps où la durée du jour ne cesse de s’allonger. Choses lues, choses vues n°19 : nombre premier – et de plus, si on joue avec ses projections (récurrence / miroir), on obtient un carré (16), un autre nombre premier (61) et un multiple de 7 et de 13 (91). So May we Start ?
1.
Walter Benjamin au micro – Un philosophe sur les ondes (1927-1933) est un livre de Philippe Baudouin paru en 2009 aux Éditions de la Maison des sciences de l’homme qui en proposent aujourd’hui une “réédition enrichie” que je recommande vivement. Cet essai s’adresse à qui s’intéresse, non seulement à l’admirable écrivain de Sens unique ou de Paris, capitale du XIXe siècle, mais aussi à cet art de la radio si mal compris de celles et de ceux qui s’en disent pourtant “auditeurs” fidèles. Une de ses grandes qualités est d’avoir été écrit par un bon entendeur – homme d’écoute et agenceur de sons – Philippe Baudouin exerçant le métier de réalisateur à France Culture tout en étant, de manière intermittente, producteur d’essais radiophoniques (c’est ainsi que l’on caractérise aujourd’hui la radio élaborée, dite “de création”).
Reprenons l’incipit de ce livre : “La radio confond les philosophes. Elle les désarme, les fige dans une torpeur insoupçonnée. Fuyante et insaisissable, la radio ne s’offre qu’en se dérobant. Fille de l’électricité et des ondes, elle trouble également celui qui tente d’en cerner la nature et d’en comprendre la manifestation par la « force fragile » qui la caractérise. Rien de plus léger et discret qu’un signal radio. Rien de plus efficace et frappant qu’une voix sans visage qui s’immisce dans notre conscience sans crier gare. […] [La radio] déborde la simple conception mécanique du dispositif technique qu’elle désigne. Penser la radio nécessite de comprendre les spécificités d’un autre monde qu’elle donne à entendre, celui des « rêves éveillés » si chers à Gaston Bachelard, qu’elle offre à notre imaginaire. S’il est un défi que la radio adresse au philosophe, c’est bien celui de penser les mutations qu’elle engendre. Troublant à bien des égards, cet objet ne pouvait qu’enthousiasmer Walter Benjamin, en sollicitant à la fois le collectionneur, le flâneur, l’écrivain et le narrateur qu’il était.”
Le lecteur non philosophe mais “praticien de l’écoute radiophonique” prend un plaisir certain à lire par deux fois le verbe troubler, car c’est bien de cela qu’il s’agit. Cet essai de Philippe Baudouin a, entre autres qualités, le mérite d’accorder de l’importance au fait de “penser la radio sous le signe de l’art”, c’est-à-dire de proposer “une approche esthétique de la création radiophonique”. “Si la radio peut mettre à jour des formes artistiques, il s’agit là vraisemblablement d’un art « soluble » ancré dans l’éphémère, à la fois présent et absent à l’auditeur, et donc, à jamais insaisissable.” De 1927 à 1933, Walter Benjamin intervient près d’une centaine de fois sur les ondes de Berlin et de Francfort, “s’efforçant de dépasser les formes d’information et de divertissement et de repenser le matériau sonore diffusé sur les ondes”, se frottant donc concrètement aux moyens, certes encore rudimentaires, mais déjà pleins de promesses, de la radio de son temps. Il s’en sera saisi avec autant d’intelligence que de courage, ce qui aura fait de lui un des pionniers de ces formes d’écriture radiophonique qui ne se laissent pas dévorer par le journalisme.
Découpé en trois parties (chacune étant plus développée que la précédente) – 1. Esthétique et radiophonie sous la République de Weimar : Walter Benjamin et le microphone, 2. La radio, médium de reproductibilité technique, 3. Le conte radiophonique pour enfants : émergence d’une forme moderne de narration – précédées par l’Introduction déjà citée (Penser l’objet radiophonique) et suivies par une Conclusion (Point final à la minute !), cet essai propose une véritable “redécouverte de la voix du philosophe.” On ne se proposera pas ici d’en détailler les péripéties (car il y a un côté “enquête”), certaines choses étant aujourd’hui assez connues, alors que l’on dispose en traduction française depuis plus de trente ans d’écrits comme Lumières pour les enfants (Bourgois, collection “détroits”), et plus récemment d’une édition, par le même Philippe Baudouin, des Écrits radiophoniques de Benjamin, chez Allia.
Lire Walter Benjamin au micro m’a fait remonter un souvenir que je me permets de partager, car il me semble éclairer quelque chose d’important, si on se préoccupe de radiophonie. Comme n’importe quel praticien des ondes, il m’est arrivé de me retrouver dans la solitude propre au studio (où l’on est, certes, entouré ; mais cet entourage ne cesse de se dérober). À l’instant de l’ouverture du micro, quand on est seul à lire, à dire ou à improviser, on s’adresse à quelqu’un dont on ne sait s’il est homme ou femme, jeune ou moins jeune, mais dont on ressent fortement la présence. On se dit : cet “un” est multiple ; mais, contrairement aux vœux des dirigeants des chaînes obsédés par l’audimat, l’auditoire à qui on s’adresse est non-chiffrable – ce public ne devant surtout pas être “captif”, comme dans un club (ne parlons pas de stade ou d’arène) ou à la messe, mais composé d’esprits libres. Du coup, le temps passe étrangement : très mesuré, mais d’une manière qui ne cesse de nous échapper ; on navigue, on dérive, on rattrape le cap. Je me souviens de mon tout premier direct pour le Magazine des Nuits magnétiques de France Culture. Je venais de passer dix ans à apprendre à me taire sur les ondes, agençant des kilomètres de bande magnétique sur lesquelles étaient gravées des voix (celles des autres), des sons, des musiques. En “radio de création” (ou hörspiel : jeu pour l’oreille), on s’exprime, sans devoir nécessairement passer par sa propre voix. En direct, surtout dans un Magazine, c’est impossible. On doit venir en studio, avec éventuellement un invité à qui poser deux ou trois questions, pas davantage. Tout est réglé. So May we Start ? Première question. Puis deuxième. Après on regarde l’animateur (ou, comme c’était le cas en 1985, l’animatrice) pour tenter de comprendre, en un quart de seconde, si l’on a droit à une troisième. Ce jour-là, je n’arrive pas à saisir si elle m’est accordée. Du coup : silence, lourd et interminable, jusqu’à ce que je lance sans réfléchir une troisième question. Ensuite je quitte le studio comme on se réveille d’un cauchemar, avec le sentiment d’avoir commis l’impardonnable : d’avoir creusé un gigantesque trou dans le flux radiophonique. Mais peu de temps après, réécoutant l’enregistrement de ce direct, je n’entends pas le moindre silence – ce qui m’avait semblé si long correspondait, en réalité, à la durée d’une brève respiration.
Quelques années après, lisant Rastelli raconte (Seuil, “Fiction & Cie”), je découvre À la minute, un texte de 1934 où l’homme de radio Walter Benjamin raconte une expérience assez similaire que Philippe Baudouin examine de près dans son livre (pages 113-115, ainsi que dans sa conclusion) : “Bien qu’ayant noté, dès son entrée dans le studio, la présence « d’une pendule dont le cadran ne marque pas les heures, mais seulement les minutes », Benjamin, confondant l’aiguille des secondes avec celle des minutes, croit devoir accélérer le rythme de sa diction. S’apercevant trop rapidement de son erreur, Benjamin sent alors les mailles du silence l’emprisonner. Cette expérience presque cagienne du silence retrouvé recouvre ainsi un sens inédit pour le philosophe : « Dans ce local destiné à la technique et à l’homme régnant par elle, m’envahit un frisson nouveau qui toutefois s’apparentait au plus ancien que nous connaissions. Je me prêtai à moi-même l’oreille, à laquelle maintenant, tout à coup, ne retentissait que mon propre silence. Et je le reconnus comme étant celui de la mort, qui m’emportait à présent dans mille oreilles et mille pièces de séjour en même temps »”. Qu’ajouter ? Tout est dit. Sinon peut-être ceci : la véritable création radiophonique – celle qui, de nos jours, est en réel danger – a pour but de conjurer cette mort en luttant contre la dictature de l’actualité (lui préférant l’inactuel et la puissance des agencements à la pseudo-capture du monde extérieur en “temps réel”).
N’ayant ni le temps, ni l’espace, pour développer ce que m’a inspiré la lecture de ce très brillant essai (qui nous apporte en fin de parcours la liste de toutes les émissions radiodiffusées de Benjamin), j’en resterai là, mais sans quitter pour autant ce sujet de l’écoute, radiophonique ou non, collective ou personnelle, en ouvrant un ouvrage comme on aimerait en lire plus souvent (tout le monde devrait s’y coller), mais qui me semble un peu isolé dans un monde dont on ne sait s’il est aujourd’hui davantage en danger de surdité que d’aveuglement. Mes écoutes est le titre qu’a donné Dominique Petitgand, créateur d’œuvres sonores (sous formes diverses : installations dans des expositions, disques, radio, écoutes-performances), à ce livre (publié par les Éditions B42) faisant montre d’une grande liberté de ton.
“Évoquant les sons en leur absence”, Mes écoutes se déploie sous la forme de 168 textes brefs – aucun ne débordant l’espace d’une page, certains n’en remplissant qu’une infime partie, sans jamais nous faire regretter ce mode d’écriture procédant d’un art de la condensation de la sensation, comme parfois le font les notations de rêves au réveil, quand on a eu la sagesse de glisser un crayon et du papier sous l’oreiller (ainsi que le recommandait Lorine Niedecker). Lequel choisir pour donner envie de découvrir les 167 autres ? Fions-nous, une fois encore, au hasard :
“la faille
Quand soudain tout ralentit puis s’arrête arrive le silence.
Ce moment d’attente, seul au milieu des autres.
Et quand, petit à petit, tout se remet en place, s’ébroue, redémarre, on a frôlé quelque chose, qui ressemble à une fin.”
…comme par hasard : le silence… Ce qui fait que ça marche, c’est la manière dont les récits s’enchaînent – on devrait plutôt parler de prises sur le vif par un compositeur sonore en action, même si allongé, ou immobile, comme on peut l’être, à l’écoute. Parfois, on tombe sur une question : “Comment deux personnes qui ne se ressemblent pas du tout peuvent-elles avoir exactement la même voix ?” Ou bien d’autres formes de narration (qui le sont aussi de réflexion) : “Ce matin, je me sens chez moi comme en pleine nature. / Cerné par de petits éclats éparpillés dans mon dos et sur les côtés, je mets un temps à identifier ce que j’entends. Cela provient du dehors et m’apparaît pourtant si proche : des grêlons, balayés par le vent, qui tombent et rebondissent sur les joints des briques de la façade. C’est en même temps liquide (vaguelettes en cascade) et sec (des petits coups pointus). L’extérieur frétillant, non filtré par l’épaisseur des murs, à portée de mes oreilles. / Et l’appartement, mon crâne.” On passe de relevés de choses assez communes, d’événements sonores parfois d’une grande banalité (ce qui est tout sauf un reproche et je suis certain que l’auteur l’entend bien ainsi), à d’autres qui partent de sensations plus personnelles, mais tout aussi partageables, ce qui rend ce livre amical : comme en communication secrète avec ce territoire favorisant les échanges, d’intimité à intimité, auquel j’ai donné le nom de Terrain Vague.
Laissons reposer quelques temps ces écoutes dans notre mémoire (où elles se sont faites prendre comme autant de voix dans la toile d’araignée que tisse la lecture) et reprenons notre lecture, toujours en ouvrant ce livre au hasard :
“Cette période pendant laquelle je n’écoute rien. Où je prends garde de m’attacher à rien.”
Ou encore : “Ce fourmillement qui s’insinue, s’amplifie et prend possession de ma tête quand tout alentours est au repos”.
2.
Marc Cholodenko est un écrivain qui m’est cher, même si je n’ai pas encore eu l’occasion d’évoquer – par oral ou par écrit – son travail le plus récent, ne m’étant engagé dans la rédaction de ce “journal de lecture” qu’après la publication de Sarabandes, passacaille, naïades en bikini (P.O.L, décembre 2019), lu, comme les précédents, avec une gourmandise attisée par la singularité propre à chacun d’eux : ne comptez pas sur lui pour se répéter. Il se trouve qu’au moment où Diacritik a démarré, au début de l’automne 2015, je mettais en forme pour Création on air (variante éphémère de l’Atelier de Création Radiophonique de France Culture) À la recherche de Marc Cholodenko, un portrait radiophonique de celui qui fut le premier auteur publié par Paul Otchakovsky-Laurens dans la collection “Textes” chez Flammarion en janvier 1972. Mes réponses à Cinq questions de Johan Faerber au sujet de cet essai radiophonique furent ma première contribution à ce journal en ligne où je suis heureux de faire passer aujourd’hui la nouvelle que Bingo de Marc Cholodenko vient de paraître chez P.O.L, cinquante ans après Parcs (son premier, déjà évoqué).
Peu de temps avant le premier confinement (en janvier 2020 me semble-t-il), j’avais eu le privilège de lire une première version de ce texte qui ne portait pas encore de titre, et l’avais trouvée plutôt réussie. Je la retrouve dans mes archives. Elle proposait un agencement de 208 phrases (ou fragments de prose) que j’avais enchainées les unes après les autres, sans trop me poser de questions. Mais au cours de ma lecture (et surtout d’une relecture effectuée dans la foulée), je me suis rendu compte que quelques-unes d’entre elles faisaient retour, de manière scrupuleusement identique, sans pour autant deviner que ce principe de dédoublement valait pour chacune d’entre-elles, avant que l’auteur lui-même ne me révèle la manière dont il avait procédé. Je m’étais alors amusé à procéder à des vérifications : entreprise à la fois assez amusante et un peu folle (voire un peu vaine). Car ce qui compte, même quand on a compris “comment ça marche”, c’est bien autre chose. Quand une même phrase s’enchaîne différemment avec deux autres, on la comprend autrement – on lui trouve un autre sens, certes pas opposé, mais disons différent. Il faut donc activer sa mémoire et aussi oublier – mémoire d’oubli en actes.
Dans Bingo – version “définitive” – on trouve, non plus un texte continu, mais un découpage en trois parties, ce qui en rend la lecture moins compacte – et probablement plus aisée. La première, nommée “Grille deux”, agence 106 phrases (et non plus 104) en leur accordant un certain ordre (aléatoire ? déterminé par l’auteur ?), chacune étant numérotée (65., 31., 18., 43., etc., jusqu’à 71., 106), ce qui permet à qui le souhaite des remettre dans l’ordre, de 1 à 106 (mais qui le fera parmi ceux qui n’ont à disposition que la version imprimée ?). La deuxième, nommée “Grille trois” propose a priori une nouvelle organisation de ces 106 proses (103., 59., 3., 90., etc., jusqu’à 64., 100) – sauf que je me suis aperçu (pas spontanément – c’est le fruit d’une petite recherche) qu’il en manque quatre (les 2, 6, 14 et 106) et que la 44 est reprise deux fois, à deux endroits différents. Qu’en penser ? Probablement que je viens de démontrer mon obsession des chiffres et un goût des contraintes. Mais il me semble, une fois encore, que ce qui nous fait adhérer à ce texte en premier lieu, c’est la surprise provoquée par les enchaînements. Plus on lit de manière continue, plus le plaisir est grand – mais on peut aussi s’attarder, ou revenir, sur telle ou telle phrase, afin d’en pénétrer le propos, souvent énigmatique, et volontiers ironique. Pour en donner une idée, reprenons-en trois (p. 36-37, “Grille deux”) : “58. Que notre main ait écrasé le moucheron est une affirmation qui ne peut être contestée, mais le savoir s’il est mort et si c’est nous qui l’avons tué devra rester flottant pour toujours dans l’air une fois que nous avons le dos tourné. 88. Excepté ceux dont les trophées sont tombés du sol ou ont été ternis par la longue fréquentation de notre vanité, de nos succès passés il ne subsiste d’assez durables pour répondre aux sollicitations de notre fierté que les conjecturés et les dédaignés. 12. Dans le souvenir des morts la découverte opportune des griefs oubliés peut venir sans remords nuancer nos regrets, cette altération faite à la mémoire dont nous sommes dépositaires leur est indifférente et ne fausse pas l’addition quotidienne aux jours que nous leur devons.”
La troisième partie de Bingo s’intitule “Du verbiage des choses”. Elle est divisée elle-même en deux parties, composées de phrases plus courtes (et sans virgule), que l’on imagine, elles-aussi, répétées dans un ordre différent de l’une à l’autre. Pas de numéros, cette fois. En voici l’impeccable fin : “À peine soustrait à l’épreuve du feu l’écrit est livré à la presse et la flétrissure ineffaçable des postérités usurpées. Diversement disposées sur les rochers les mouettes raillent ensemble qu’il puisse être un éther où une unique conscience porte le poids du jugement.”
Après avoir tout d’abord été publié par GLM (Cendrier du voyage, 1950, ou Les Brisants, 1958), Jacques Dupin (né en 1927 et mort en 2012) a organisé ses poèmes en recueils chez Gallimard (Gravir, 1963, L’Embrasure, 1969, Dehors, 1975, Une apparence de soupirail, 1982) qui ont par la suite bénéficié de nouveaux regroupements en “poche/poésie” (tel Le corps clairvoyant). À partir de 1981, il intègre le catalogue Fata Morgana. Et en 1986, il rejoint les éditions P.O.L avec un premier livre, Contumace, qui sera suivi par une dizaine d’autres, dont trois posthumes – les deux derniers paraissant en cette fin de printemps. L’Esclandre – dont l’édition a été établie par Jean Frémon, Nicolas Pesquès et Dominique Viart (avec une introduction de ce dernier : Poésie, matière vivante, qui détaille avec précision le contexte de première publication de chaque recueil de poèmes ici rassemblés) – est le titre donné au rassemblement de trois de ses livres publiés chez Fata Morgana entre 1981 et 1991 : De nul lieu et du Japon (1981 – une version augmentée, ici reprise, ayant paru chez Farrago en 2001) ; Chansons troglodytes (1986) ; et Rien encore, tout déjà (1991, dont la partie centrale, L’Esclandre, a donné le titre de ce recueil). Deux autres livres de Jacques Dupin parus chez Fata Morgana, De singes et de mouches (1983) et Les Mères (1986) avaient déjà été réédités en un seul volume par P.O.L en 2001.
De Romance aveugle, deuxième “laisse” de Chansons troglodytes :
“Je suis perdu dans le bois
dans la voix d’une étrangère
scabreuse et cassée comme si
une aiguille perçant la langue
habitait le cri perdu
coupe claire des images
musique en dessous déchirée
dans un emmêlement de sources
et de ronces tronçonnées
comme si j’étais sans voix”
De L’Esclandre, le tout début :
“à l’extrême de l’écriture de la nuit / rien n’arrête, et manquer la cible est un premier pas / vers le fond de l’œil la fourche de la vie / la croisée des certitudes qui se détruisent / on mange une poignée de terre avec les fourmis / c’est la ligne du dos, le jaillissement, la chute / une phrase décapitée pour que tu sois nue”
(François Bon en avait loué avec justesse, quand ces Chansons troglodytes avaient été une première fois rééditées chez Seghers, “l’intensité verbale et l’écriture du corps.”)
Quant à De nul lieu et du Japon, en tailler un bref extrait ne permettrait pas de rendre compte de sa force (notons juste le premier vers : “Plonger”). Dominique Viart note à son sujet que, loin “de sacrifier à une fascination orientaliste […], il y va plutôt d’une inscription de la sourde violence qui habite constamment le poète dans un réel tangible, nouveau certes, où se greffe une émotion, une sensation, que d’un carnet de voyage.”
Il m’est arrivé de rencontrer Jacques Dupin, une fois pour l’enregistrer, deux fois à la Galerie Lelong, dont il a été un des trois fondateurs. Mais ce n’était pas pour échanger sur la poésie, sinon celle d’Henri Michaux, de manière non séparée du travail plastique et des aspirations à la pratique musicale de ce dernier. Je me souviens de sa voix et de sa présence physique qui m’intimidait. Et notamment de sa proximité avec Jan Voss qui avait, entre autres, “accompagné d’encres” l’édition Fata Morgana de Rien encore, tout déjà, et gravé des eaux-fortes pour Nacelles en 1995.
Bien qu’ayant découvert assez jeune ses poèmes grâce à leur réédition en poche, celui parmi ses ouvrages qui m’a fait littéralement plonger dans son écriture est sa grande monographie consacrée à Joan Miró (Flammarion, 1961 – “réédition augmentée” en 1993, reprise en 2004 et 2012, cette dernière à prix plus que raisonnable). Je l’ai rangée non loin des Écrits (et entretiens) du peintre catalan parus aux éditions de la galerie Lelong et de ceux d’Alberto Giacometti que Dupin a établis et préfacés en 1990 pour Hermann. Sa préface pour ce dernier livre, intitulée Une écriture sans fin, est reprise dans le volume que P.O.L vient de faire paraître (celui-ci en “#formatpoche”) : Face à Giacometti (édition établie et préfacée par Dominique Viart). Il s’agit d’un rassemblement de six textes de Jacques Dupin publiés entre 1954 et 2007 auxquels s’ajoute un fragment d’un poème de 2012, La mèche, qui “évoque une dernière fois son ami”.
Un souvenir : lors d’une séance d’enregistrement chez Jean Frémon pour Surpris par la nuit (France Culture, en 2001), Dupin nous avait parlé de David Sylvester, cet extraordinaire homme de regard et d’écriture dont, au fur et à mesure des éditions et rééditions de ses livres – L’Art à bras-le-corps, En regardant Giacometti, Francis Bacon à nouveau – à L’Atelier contemporain, nous avons chroniqué ici-même le travail. Sylvester et Dupin s’étaient rencontrés à la fin des années cinquante dans l’atelier d’Alberto Giacometti. Comme déjà noté, tout est affaire d’amitié : d’entretien de liens, dans certains cas, indestructibles. Dupin, comme Sylvester, creusent des pistes fertiles, crayonnent des portraits d’une grande acuité, procèdent à des échanges de réflexions (se montrant à l’écoute, en êtres attentifs aux voix). De l’inquiétude traverse leurs écrits, rien n’est jamais figé, le portrait est toujours en reprise, en parfait accord avec leur sujet, abordé en grande proximité (celle du témoin) avec une réelle modestie. Dans Textes pour une approche, son écrit le plus étendu sur et avec Giacometti, Jacques Dupin note que “toute œuvre de Giacometti se manifeste comme une totalité qui n’attend plus que notre acquiescement pour être accomplie, achevée.” Tout est là. Une écriture sans fin, La réalité impossible, Éclats, Approche, De l’autre côté de la toile… Les titres et fragments de titres de ce recueil sont parlants.
“Faire et défaire, ajouter et retirer, revenir sans cesse et ne jamais céder au découragement jusqu’à ce que la tête esquissée se rapproche de la tête vue qui n’est pas la tête réelle au sens anatomique mais la vision et la vérité de la tête dans les yeux de Giacometti. La tête dépouillée de son superflu anecdotique ou expressif, la mise à nu par le contre-chant de la mort.” Jacques Dupin, Éclats d’un portrait, André Dimanche 2007, repris dans Face à Giacometti, recueil maintenant incontournable.

Prenons congé avec un dernier ouvrage, Visages atomisés : une monographie consacrée à Karl Beaudelere aux Cahiers Dessinés, établie par Katia Furter, avec des contributions de Sarah Lombardi, Françoise Monnin, Michel Thévoz, des photographies de Pierre Fantys, et plus d’une centaine de reproductions pleine page d’œuvres de cet artiste plus que singulier qui – né à Marseille et établi depuis un certain temps dans la région lyonnaise – a trouvé son pseudonyme après lecture des Fleurs du mal en 1972 (ce qui peut sembler assez précoce ; sa date de naissance n’est pas précisée, mais il est probable qu’il soit né aux alentours de 1965) et dont on nous dit qu’il s’est “fait tatouer des extraits sur son propre corps”. Personnage mystérieux portant volontiers “une cagoule retournée qu’il a peinte et rehaussée d’écrits de Charles Baudelaire”, Karl Beaudelere travaille essentiellement au stylo à bille. Il en possède une quantité impressionnante de toutes couleurs possibles (dans son esquisse biographique, Katia Furter reprend ces mots de K.B. : “Je vais comprendre que le stylo à bille est mon allié et comme je n’ai plus d’argent, je vais en acheter au marché, à 1 euro la pochette de dix stylos […], une palette riche.”). S’il peut entreprendre des portraits de diverses célébrités (Baudelaire, une fois encore – obsession, quand tu nous tiens –, mais aussi Edgar Allan Poe, Francis Bacon, Jean Dubuffet), ou figures de la culture populaire (E.T., Hulk, Robocop), tout en opérant quelques copies virtuoses et personnelles de tableaux célèbres (Velasquez, par exemple), l’essentiel de son travail est, depuis 2011, composé d’une longue série d’autoportraits. Sarah Lombardi, directrice de la Collection de l’Art Brut à Lausanne, relève que le corpus des œuvres de l’artiste n’a cessé de s’enrichir ces dernières années. Une “exposition monographique, intitulée Karl Beaudelere, autoportraits au miroir (du 10 juin au 30 octobre 2022), réunit une série de dessins, ainsi que son autobiographie et deux carnets de croquis appartenant à la Collection de l’Art Brut, accompagnés de travaux prêtés par l’artiste”. Dans un texte très clairvoyant intitulé L’existentialiste absolu, Michel Thévoz écrit : “Suivez n’importe quelle ligne d’un dessin de Karl Beaudelere, elle vous entraîne dans une trajectoire improbable, elle revient sur elle-même ; se spirale, se décale, explose en mille griffures, comme un feu d’artifice, ou se laisse entraîner par un courant quasi aquatique, sans aucun dessein figuratif, semble-t-il ; que ce soit sur un mode continu ou dispersé, elle s’abandonne à sa dynamique propre jusqu’à occuper la surface à la manière d’un brouillard plus ou moins dense – sauf que cette nappe brownienne se convertit en un visage bien plus insistant que celui que nous hallucinerions dans un nuage.”

Le hasard nous aura conduit à passer de Giacometti à Beaudelere, comme si nous avions emprunté une sorte de passage secret. Mais, contrairement aux apparences, la démarche de ces deux artistes n’a que peu de choses en commun, sinon ce sens de l’inachevé qui fait que, comme on a pu le constater dans la photographie prise à Lausanne par Katia Furter, notre virtuose du stylo à bille – par ailleurs “gaucher et dyslexique” – ne peut s’arrêter d’en rajouter : l’original étant acquis par un collectionneur ou une institution, il ne lui reste plus qu’à reprendre le fil de son dessin sur sa reproduction. Giacometti, lui, travaillait à la gomme, faisant surgir des “blancs”, comme Cézanne. Mais, du plus que célèbre (même si cette célébrité ne facilite pas forcément la compréhension de son travail) à ce qui surgit sur les cimaises de la Collection de l’Art Brut, certaines lignes s’entrecroisent… Alors le familier inconnu dialogue avec l’inconnu familier. C’est une belle façon de clore ces chroniques à l’approche imminente de l’été (ce 18 juin nous essorant comme jamais, il nous faut apprendre, non à fumer – comme pourrait dire Aki Kaurismäki – mais à lire sous la douche…).
Philippe Baudouin, Walter Benjamin au micro – Un philosophe sur les ondes (1927-1933), Éditions de la Maison des sciences de l’homme, mai 2022, 288 p. , 18 €
Dominique Petitgand, Mes écoutes, Éditions B42, mai 2022, 176 p. , 12 €
Marc Cholodenko, Bingo, P.O.L, juin 2022, 96 p., 17 €
Jacques Dupin, L’Esclandre, P.O.L, juin 2022, 224 p., 22 € 90
Jacques Dupin, Face à Giacometti, P.O.L, juin 2022, 224 p., 15 €
Karl Beaudelere, Visages atomisés, Les Cahiers dessinés, juin 2022, 176 p., 29 €