Jacques Letertre : « Proust est pour moi le plus important » (Lettres à Horace Finaly)

Marcel Proust, Lettres à Horace Finaly © éditions Gallimard (photographie © Stéphane Briolant)

C’est un ensemble de lettres inédites qui tient du petit roman. À la toute fin de sa vie, Marcel Proust veut se séparer de son secrétaire et ami Henri Rochat qui vit à grands frais chez lui depuis trois ans. Entre tentatives pour lui trouver un emploi à l’étranger et versement d’une somme d’argent en plusieurs parties, l’écrivain fait intervenir son grand ami banquier Horace Finaly pour tenter de trouver une solution à un incroyable embarras. En grand proustien, le collectionneur bibliophile Jacques Letertre qui a acquis par l’intermédiaire de sa Société des Hôtels Littéraires ces lettres en 2020 nous éclaire sur un épisode désormais publié chez Gallimard et dont il a rédigé l’avant-propos.

Marcel Proust, Lettres à Horace Finaly © éditions Gallimard (photographie © Stéphane Briolant)

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à ces lettres et que pouvez-vous nous dire de leur destin jusqu’à la publication dans la Blanche de Gallimard ?

Depuis plusieurs années, je cherche à acquérir des lettres ou des manuscrits liés aux six écrivains auxquels la Société des Hôtels Littéraires a consacré une réalisation : Marcel Proust, Gustave Flaubert, Alexandre Vialatte, Arthur Rimbaud, Marcel Aymé et Jules Verne. Proust est pour moi le plus important. Ce fut mon premier hôtel et cela reste le cœur de ma collection.

Si l’on a perdu toutes les lettres antérieures à 1920, quelques années après la mort de Finaly en 1944, un héritier Finaly fit relier par Pierre Lucien Martin non seulement les quinze lettres de Marcel, huit lettres de son frère Robert mais également un ensemble de photos, faire parts et autres souvenirs des années 20 proustiennes.

Qui est Horace Finaly, le destinataire de ces lettres ? Vous écrivez dans l’avant-propos qu’il représente l’archétype du banquier et un banquier de gauche, voilà qui est rare…

Horace Finaly est un des plus grands banquiers d’affaires du début du siècle. Il dirigea durant près de trente ans la Banque de Paris et des Pays-Bas, ancêtre de la BNP Paribas d’aujourd’hui. Sa défense passionnée de l’Europe, son rejet total du nazisme, ses amitiés avec Édouard Herriot et Léon Blum lui ont valu l’appellation largement exagérée de banquier de gauche. Il est avant tout un libéral pro-européen, soucieux des intérêts de l’établissement dont il avait la charge.

Marcel Proust, Lettres à Horace Finaly © éditions Gallimard (photographie © Stéphane Briolant)

Quel est l’intérêt littéraire et biographique de cet ensemble et comment s’y révèle Proust ? On lit un homme bien sûr tout le temps malade, qui se « caféïnise » et organise méticuleusement son isolement en feignant de s’en plaindre. Pourtant cette solitude lui donne constamment accès à l’écriture…

Sur plan de l’œuvre, on y apprend beaucoup : sur ce que Morel, voire Albertine, doivent à Rochat, sur la réalité de La Prisonnière où Proust a trouvé l’idée des fugues à répétition, des larcins, ou des promesses non tenues de mariage.

Sur le plan biographique on y voit le rôle des amitiés de Condorcet dans la vie de Proust, le voyage en Angleterre, les horaires extravagants, la dépendance aux drogues et aux médicaments, le couple étrange qu’il forme avec Céleste Albaret… Tout cela est très éloigné de ce que racontera plus tard Céleste.

Marcel Proust, Lettres à Horace Finaly © éditions Gallimard (photographie © Stéphane Briolant)

Comment envisager que Proust, une des personnes les plus sensées et les plus à même d’anticiper la capacité de nuisance d’une canaille quand il la rencontre, se soit englué dans une telle relation que l’on qualifierait de toxique de nos jours ? Henri Rochat ne tient pas en place, il profite et capte une grande partie de la fortune de Proust, promet des mariages tel un sous-Don Juan, est incapable de travailler… son « protégé » comme lui-même le nomme passe assez piteusement à la postérité avec cette publication. Il le décrit ainsi : « […] il fait partie de cette catégorie d’êtres qu’on ne peut pas livrer à eux-mêmes complètement. On fait leur malheur et le malheur d’autres qui n’y sont pour rien, en leur donnant une liberté funeste. C’est pourquoi je le cloîtrais chez moi. »

Rochat — dont on ne connaît aucune photo — n’a quasiment que des défauts et on reste étonné devant l’anti modèle de lettre de recommandation qu’envoie Proust à Finaly. La littérature est remplie de ce type d’individus sans scrupule, sans grande beauté ni grande intelligence qui ruine l’existence d’êtres bons et raffinés. À noter toutefois que pour Rochat, la passion de Proust est retombée depuis longtemps et que le cœur de ces lettres tourne autour de son bannissement.

Marcel Proust, Lettres à Horace Finaly © éditions Gallimard (photographie © Stéphane Briolant)

« Peu après le 22 février 1922 » comme le stipule la date d’une lettre, Proust demande à Horace Finaly s’il doit garder ou pas ses Royal Dutch, des actions dont il a découvert qu’il ne les avait pas vendues l’année précédente et qui ont une importante valeur. Que disent ces lettres de la relation de Proust avec l’argent au soir de sa vie ?

Les Royal Dutch revêtent une importance particulière puisque Proust les tenait de sa mère et souhaitait avant tout ne pas les vendre. L’argent n’a que peu d’importance pour Proust qui n’a quasiment aucune idée des chiffres ni des prix. C’est avant tout un joueur de casino qui voit dans la Bourse un nouveau terrain de jeu pour les spéculations les plus hasardeuses fondées sur des tuyaux crevés et qui fait des achats d’instinct. C’est plutôt vers la fin de sa vie qu’il écoutera les bons conseillers (Hauser, Finaly) et qu’il laissera un capital honorable à sa mort.

La sortie des Lettres à Horace Finaly intervient seulement un mois après celle du premier jet de Guerre de Louis Ferdinand Céline d’ailleurs en tête des ventes des livres depuis. Est-ce une stratégie délibérée de la part de Gallimard qui les publie tous deux, un simple hasard ou encore un signe étonnant que les deux géants de la littérature du XXe siècle continuent de se courser dans la postérité ?

Cette année est l’année Proust, le centenaire de sa mort suivant celle du cent cinquantenaire de sa naissance : Il est logique que l’éditeur de Proust soit au cœur de l’événement. Quant à Céline c’est la fin inattendue du recel qui crée l’évènement. Heureux éditeur que celui qui peut aligner de tels livres une même année !

Marcel Proust, Lettres à Horace Finaly, édition de Thierry Laget. Avant-propos de Jacques Letertre, Gallimard, juin 2022, 132 p., 16 €