Qu’est-ce qu’un page turner ? – Utopia Avenue de David Mitchell

David Mitchell, Utopia avenue (détail couverture © éditions de l'Olivier)

On voudrait bouder son plaisir mais on n’y parvient pas : Utopia Avenue de David Mitchell, qui vient de paraître dans une splendide traduction de Nicolas Richard, s’impose comme l’un des romans parmi les plus importants de cet été – déjà par sa taille et ses massives 750 pages très serrées. Car c’est un roman d’été, c’est un roman de plage, c’est un roman qui part à la conquête du divertissement sur l’industrie du divertissement qu’est la musique pop. Car, ce roman de plage, c’est avant tout ce que les Anglo-Saxons nommeraient à propos de ce roman anglo-saxon : un page turner. Un roman dont on tourne les pages, un roman même dont on oublie les pages, qui se dévore – un roman qui oublie d’être un livre. Une question alors se pose à nous, avec insistance, à la faveur de la lecture enthousiaste et frénétique de ce livre qui se lit d’une traite : et si Utopia Avenue était le modèle même du page turner ? Comment peut-il être tenu, ne serait-ce que par curiosité herméneutique, comme le paradigme même de cette écriture qui fait fuir un grand nombre et accourir un plus grand nombre encore ?

Peut-être le page turner pose-t-il tout d’abord un argument qui puise, en premier lieu dans l’histoire populaire, dans ce qui ne pèse pas dans l’histoire – dans ce qui dit l’histoire mais sans en faire sentir la pesanteur. Car à chaque instant, le page turner veut faire oublier le livre en lui, c’est sa règle d’or, sa joie mais aussi sa perte. David Mitchell le sait qui convoque une histoire qu’on semble avoir déjà entendue : le page turner, c’est une préhistoire, une histoire dont les pointillés sont à relier par le lecteur. On est à la plage, on va faire un jeu de l’été : on va relier les points et entre les points il y a cette fois des phrases. C’est le jeu. Alors l’argument est forcément pop : Dean, un bassiste à la dérive, est à la recherche d’un emploi dans le Swinging London de 1967 quand il rencontre un soir dans un club de rock, Levon Frankland, un manager qui cherche précisément à monter un groupe. Utopia Avenue est né auquel, au gré des rencontres, des nuits et des goûts, vont venir s’adjoindre Griff, le batteur, Jasper le guitariste et Elf, la chanteuse folk à la carrière malmenée.

De ce Londres des Mods, où Carnaby Street domine culturellement, va naître un roman dont Mitchell dessine l’histoire : la formation chaotique du groupe, la marche lente, très lente vers le succès, le succès foudroyant, l’effondrement encore plus foudroyant. Tout offre ici l’argument du page turner : on croit connaître l’histoire, elle tient davantage du storytelling pour canevas que du roman à proprement parler mais le page turner ne s’ouvre que quand le storytelling ne répond pas tout à fait à la commande. On s’attend à un manager véreux comme pour tous les groupes de rock : ici le manager sera altruiste, cultivé et amateur de discussions esthétiques nocturnes notamment en compagnie de Francis Bacon. On s’attend à un groupe de rock, pur et dur : ici le rock cède la place à une fusion très londonienne entre rock, folk et effusions psychédéliques. Le page turner transmue un mince et flottant argument en variation à peine plus dense car il ne faut jamais retarder un élément moteur dans le page turner lui-même : tourner les pages.

Et pour ne rien retarder, pour que les pages n’existent presque plus, il faut faire oublier que l’on écrit et que l’on est même dans un livre. Il faut faire disparaître la matière langage et la matière écriture : il faut rendre le monde transparent à lui-même. C’est Benveniste qui a donné ainsi la loi la plus lumineuse du page turner : les événements semblent se raconter d’eux-mêmes. Benveniste parlait alors de Balzac mais il se trompait : il parlait déjà de Mitchell. Comment alors faire oublier la page, faire oublier que l’écrivain écrit et que le livre est tenu par la page, qu’elle est le début de l’histoire et son nécessaire dépassement ? En n’écrivant pas ? Ce n’est pas le choix de Mitchell. Mitchell écrit mais précisément, il va progressivement faire disparaître les mots derrière l’histoire en construisant un roman d’atmosphère. En ce sens, le page turner n’écrit pas mais il suggère qu’il aurait pu écrire la scène mais préfère l’esquisser, donner des indices de ce que serait la scène, l’évoquer par touches successives plutôt que de la livrer.

C’est à la fois la force de Mitchell mais aussi le point d’effondrement formel du récit qui se fait alors double comme pour tout page turner. Le roman a un devenir scénique : il ne répond pas d’une logique de récit, pas d’une anthologie de scènes mais d’une juxtaposition de scènes. La vie n’est qu’une suite de scènes. Il n’y a pas de passages proprement narratifs : on saute d’une scène avec des dialogues à une autre scène avec des dialogues. Dans le page turner, les personnages ne sont jamais seuls. Ils sont toujours dans l’échange parce que Mitchell veut systématiquement les montrer aux prises avec la vie, et avec l’histoire. C’est peut-être cela aussi l’Utopie et son boulevard voire son autoroute. Mais le mot scène pose question car c’est davantage une mise en situation, qu’on indique, qu’une véritable scène. On ne développe pas, on enveloppe. C’est cadeau.

Le second point d’effondrement formel consiste, dans chacune de ces scènes, la raréfaction de l’écriture : on évoque une situation avec des personnages mais on refuse la description. Parce qu’on a sa culture scolaire et qu’on a peur de devenir balzacien : c’est le malheur d’être écrivain au début du 21e siècle que de croire que Balzac serait une tare narrative. Alors la situation dévoile des suggestions de présentation plutôt que des descriptions. C’est le moment où, sans pour autant céder au synopsis avec lequel on voudrait trop vite le confondre, le page turner est emporté dans un devenir didascalique. Les phrases sont brèves, elles sont même très courtes, presque nominales. Mitchell ne décrit pas une scène : il fait le portrait-robot d’une scène, voilà qui met en intrigue le lecteur, et permet de gagner en vitesse. Car décidément il faut tourner les pages, aller vite. Le temps presse : on veut connaître la suite.

Si bien que, de ce souhait du page turner de traiter d’un épisode de l’histoire récente, Utopia Avenue sait se saisir en offrant une fresque historique admirable et surtout efficace – en trouve l’efficace, la fameuse aimantation pour connaître la suite. Mais peut-être est-ce ici que se dessine le profond et singulier travail de Mitchell dans le page turner, ce qui lui donne sa saveur et comme dirait l’autre, son savoir. Car le traitement de l’histoire puis de l’intrigue ne cache pas dans Utopia Avenue son indéniable qualité utopique, celle de rendre une époque : comment faire de ce swinging London une fresque historique qui en donne la couleur pour des gens qui ne l’ont pas vécu ? Cette question se donne à lire dans toute sa puissance poétique et dans toute sa recommandation poétique dans les dernières pages du roman quand, Elf et Jasper essaient de reconstituer les bandes du deuxième album d’Utopia Avenue : « Etions-nous des restaurateurs puristes ou des créateurs post-modernes ? » Elf énonce ici la question clef que n’a cessé de se poser David Mithchell : s’agissait-il pour l’écrivain de restaurer l’époque qu’il souhait évoquer en racontant l’histoire d’un véritable groupe ou d’inventer tout du début jusqu’à la fin ? Mitchell choisit de répondre entre les deux : restaurer en impuriste, à savoir en créateur post-moderne.

© Christine Marcandier

C’est pourquoi – et c’est sans doute ici la grande réussite du roman – à l’histoire fictive d’un groupe fictif comme Utopia Avenue viennent se mêler des figures historiques de l’époque qui échangent avec les personnages. Ainsi Leonard Cohen, Joni Mitchell, Francis Bacon, Brian Jones ou encore David Bowie croisent la route des personnages et font l’objet de scènes, cette fois, où le romancier restitue avec grâce et vérité des situations pourtant totalement imaginaires. Réussite d’autant plus troublante que chacune de ces figures n’est traitée comme un monument ou comme une statuaire – ils apparaissent, de fait, bien plus vivants que les personnages fictifs de David Mitchell. Marqueurs d’époque, véritables marque-pages du récit traités comme des inserts, ces personnages sont bien plus ainsi que des effets de réel : ils participent de la réussite de la reconstitution en ce qu’ils livrent non pas l’époque mais le sentiment d’une époque. Le fantôme d’une histoire – comme si Utopia Avenue était la moitié d’un fantôme, presque réel, souvent virtuel mais pas tout à fait.

A l’indéniable réussite de cette fresque historique vient s’ajouter, en revanche, un contrepoint qui donne au page turner sa faiblesse intrinsèque : la politique. Le page turner a peur de la politique, il la redoute par-dessus tout car elle oblige le récit à devenir ce qu’il ne veut pas être : un argumentaire qui oublierait l’action, qui s’enfoncerait dans un bilan du temps vécu, qui exige, en un mot, ce que le page turner redoute le plus après la perte de vitesse : le recul. Il ne faut jamais sortir de l’intrigue pour faire de l’histoire, c’est une question d’immersion, c’est aussi ça les séjours linguistiques en immersion tels que Mitchell les propose. C’est sa force mais là encore aussi sa faiblesse. Alors la politique ne se donne qu’à la toute fin du livre : elle prend l’allure d’un bilan mais elle ne sera qu’une parole qui ne retient pas, un surplus du récit qu’il prend soin d’évacuer dans une réplique parce que le page turner n’est pas préparé à l’analyse : elle ralentit tout. « Nous vivons une époque révolutionnaire. La fin des empires. L’érosion de l’autorité. » Après tout, plus on s’approche de la fin du livre, plus on pourrait faire passer des messages sans que la lettre coûte trop cher au poids ? C’est bientôt le dénouement alors les esquisses politiques surgissent comme pour donner des clefs : « L’artiste rejette la version dominante du monde » apprend-t-on. Mais David Mitchell n’y croit pas : il écrit sur la politique comme on s’acquitte d’une dette.

Car le page turner prend sa valeur ici de ce que pour une fois il ne dit pas, c’est-à-dire le moment où son auteur a choisi, dans l’histoire, de convoquer une histoire qui n’est pas celle du présent : on n’écrit ainsi pas par hasard un roman sur les Swinging Sixties après le Brexit. Peut-être faut-il ainsi lire Utopia Avenue comme un roman de pré-Brexit, un moment où Londres était cette capitale culturelle pop avant le reflux qui a suivi dans les années 2000 : un roman sans doute de la nostalgie britpop ? Un moment où, en 1968, l’avenir était plus plastique qu’il ne l’est aujourd’hui.

On l’aura compris : il faut se plonger dans Utopia Avenue pour trouver un grand et noble roman de plage, qui se dévore, qui livre un excellent moment où le plaisir de trouver une histoire ne se donne nullement comme une quelconque culpabilité postmoderne de mauvais aloi mais qui autorise par ses défauts évidents à réfléchir à ce qui conduit à écrire des page turners. Un des personnages, d’ailleurs, le dit : « Les lecteurs adorent les mythes de la création ». Et il a raison, c’est à cette création permanente du page turner que donne vie ici Mitchell. Avec force.

David Mitchell, Utopia Avenue, traduit de l’anglais par Nicolas Richard, L’Olivier, mai 2022, 752 p., 25 € — ici le podcast de La grande table du vendredi 17 juin 2022, Johan Faerber évoquait Utopia Avenue (et J’ai fait un vœu de Denis Cooper), en compagnie de Pierre Benetti, critique à En attendant Nadeau.