Si l’on en croit

Tombe André Breton (Je cherche l'or du temps) © DK

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Si l’on en croit Christopher Hitchens (Dieu n’est pas grand. Comment la religion empoisonne tout, traduction d’Ana Nessun, Belfond 2009), « certains anciens Égyptiens croyaient que la sodomie était la cause des tremblements de terre. » Cela donne à penser sur la solidité de nos croyances et convictions d’aujourd’hui. Qui sait si plusieurs d’entre elles, y compris celles qui se fondent sur la science, ne paraitront pas aussi grotesques dans cent ans ? S’il est à peu près certain que nous ne retournerons pas au géocentrisme, l’anthropologie, l’astrophysique, les neurosciences, la biologie moléculaire nous en apprendront peut-être de belles sur nous. Peut-être nos congénères de ce temps-là considéreront-ils beaucoup de nos agitations, de nos certitudes, de nos réjouissances et de nos frayeurs comme des vestiges d’obscurantisme ou de touchants témoignages de puérilité civilisationnelle. Nombre des plasticiens, créateurs de jeux vidéo, cinéastes, écrivains et musiciens les plus branchés d’aujourd’hui susciteront probablement, si leur production dit encore quelque chose à quelqu’un, la condescendance attendrie que nous réservons aux survivances folkloriques. Nous serons archivés. Nos téléphones, nos moyens de transports, nos missiles intercontinentaux, nos satellites et nos ordinateurs dernier cri s’exposeront dans les musées virtuels sponsorisés par les extracteurs de lithium, s’il en reste.

Bref, nous devrions cesser, qui ne nous soyons, quoi que nous fassions, de nous considérer comme l’avant-garde de l’humanité, sous prétexte que nous sommes nés il y a moins d’un siècle. La certitude de notre péremption imminente, de notre inévitable désuétude, devrait nous inciter à plus d’humilité.

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Si l’on en croit Claudio Magris (Utopie et désenchantement, traduction de Jean et Marie-Noëlle Pastoureau, Gallimard 2001) : « Le désenchantement est une forme ironique, mélancolique, aguerrie de l’espérance ; il en modère le pathos prophétique et généreusement optimiste, qui sous-estime volontiers les terrifiantes possibilités de régression, de discontinuité, de tragique barbarie latentes dans l’Histoire. » Ce désenchantement-là, nous le connaissons bien. Il est sans doute la principale barrière de sécurité au bord des gouffres, des pulsions totalitaires, des sordides petits engouements de meute. Il fait taire en nous les aboiements d’enthousiasme, notre stérile besoin de providence et de foi aveugle. C’est un seau d’eau froide au sortir du hammam propagandiste. S’il croit en quelque chose, c’est en l’idée que le monde n’est pas fait pour aboutir à son salut, à la libération miraculeuse et définitive de ce qui le fait monde, l’incomplétude, l’erreur, le tragique et l’illusion. C’est un désenchantement actif, qui désamorce les baratins par un pas de côté mélancolique. L’ironie et la mélancolie sont en effet, comme le suggère Magris, intimement liées. Le désenchantement dont parle Magris ne ricane pas, ne vaticine pas, ne jouit pas de sa supériorité fantasmée. Il a à voir avec l’humour, et avec la fatigue de supporter les grandes gueules creuses. Il n’est pas une doctrine, il ne nous a pas été enseigné, il n’est pas destiné à être transmis comme un savoir. Il est là. Il est politique, il comprend (englobe) la musique et l’art des mots.

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Si l’on en croit Eugène Ionesco, « on a le sens de la littérature comme on a l’oreille musicale, ou comme on a la vocation religieuse. » (Découvertes, Albert Skira 1969).

Jusqu’à preuve du contraire, ça me semble vrai. Bien que je n’aie l’expérience ni de l’oreille musicale ni de la vocation religieuse. N’empêche, ça me paraît juste.

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Si l’on en croit Valère Novarina (Voie négative, P.O.L 2017), « La plus profonde des substances, la plus miroitante, la plus précieuse des étoffes, la très-vivante matière dont nous sommes tissés, ce n’est ni la lymphe, ni les nerfs de nos muscles, ni le plasma de nos cellules, ni les fibres, ni l’eau ou le sang de nos organes, mais le langage. »

En effet, on l’en croit.

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Si l’on en croit Jean-Paul Sartre, dans le texte qu’il consacre aux Recherches sur la nature et les fonctions du langage de Brice Parain (Situations, I. Critiques littéraires, Gallimard 1947), « la conscience de comprendre est la loi d’être de la compréhension ». L’association de ces onze mots, dans cet ordre, suffirait, s’il en était encore besoin, à prouver que Sartre, ce n’est pas de la petite bière. Comprendre cette phrase, c’est l’adopter. Je ne peux la comprendre sans avoir conscience de la comprendre, sans comprendre que je la comprends, sans, par conséquent, faire l’expérience de sa véracité.

Est-ce parce que Sartre avait en répulsion le mou, le spongieux, le visqueux, tout ce qui peut rappeler la « moite intimité gastrique », que son écriture, à son meilleur, est aussi superbement sèche et tranchante ? Quand ça ne fonctionne pas, c’est du Sartre englué. Critique de la raison dialectique, disons. C’est évidemment toujours intéressant, jusque dans l’enlisement, mais le Sartre allègre et entrainant n’est plus tout à fait là, comme engourdi, en proie à une longue et poisseuse gueule de bois conceptuelle. Cependant, on n’aime pas Sartre au détail. Il faut tout prendre, os et bas morceaux compris.

On ne saisit jamais que de manière lacunaire ce qui nous attache à un écrivain, pourquoi notre attrait se porte sur celui-ci plutôt qu’un autre. On se demande ce qui, dans notre prédilection, procède de l’argument d’autorité, de l’aura forgée par la notoriété et les adoubements « prestigieux » et ce qui relève d’un accord plus intime, plus personnel, et d’autant plus difficile à cerner. Il est évident que dans le cas de Sartre les deux perspectives se mêlent à un point inextricable. Le prestige et la célébrité de Sartre furent sans égales au XXe siècle, pour d’autres raisons, bien sûr, que strictement « littéraires ». Toutefois, cela ne suffit pas à expliquer, voire aurait pu constituer un repoussoir, à mon affection admirative. J’ai renoncé à m’expliquer ce qui m’attache à Sartre depuis le premier jour où mes yeux se sont posés sur un de ses livres (en l’occurrence Les Mots, en classe de seconde, si j’en crois ma mémoire faiblarde). J’éprouve une grande tendresse et une grande reconnaissance pour ce mystère. Rien ni personne ne pourra les réfuter.

Je me dis parfois que quand je n’éprouverai plus le moindre élan envers aucun être humain vivant, plus le moindre intérêt pour ce que mes congénères de chair et d’os peuvent dire ou faire, il me restera la tendresse pour les écrivains qui m’accompagnent depuis l’adolescence (Sartre et Breton, par exemple, disons).