Kliniken : Plongée dans un nid de coucous

Kliniken © Simon Gosselin

Ils sont là pendant qu’on entre et qu’on s’installe. Ils restent là pendant qu’on bavarde et qu’on les observe. Quelques corps étranges, tordus ou avachis, immobiles ou agités dans des traversées déterminées mais sans but du plateau blanc, « clinique ». Un arbre derrière une vitre signale la cour où ils peuvent aller fumer ou boire un café. Mais l’événement c’est la présence, la seule présence de Marcus au premier plan, visage vrillé, membres raidis, grimace asymétrique. Cette présence donne le ton de la pièce, 2h20 saisies comme un instant, une immersion dans un monde parallèle au nôtre, qui lui ressemble mais s’en écarte.

Kliniken © Simon Gosselin

Bienvenue chez les fous, les enfermés, les coincés dans leur tête, dans leurs vêtements, trop grands ou mal boutonnés, et dans ce lieu étrange dont la scénographie nous propose une reproduction à la fois réaliste et tragique : tout y est vide, froid, sans perspective, sans aide même puisque dans cette clinique les soignants sont absents. Aucun médecin, aucune blouse blanche. Rien que deux infirmiers dépourvus de compétences comme de compassion qui n’aident pas mais contribuent seulement à la survie du groupe. Les acteurs qui les incarnent, un jeune fougueux et un vieux ralenti, participent à la partition d’ensemble sans que jamais leur présence paraisse nécessaire à un processus de soin, d’écoute ou de guérison.

Kliniken © Simon Gosselin

Lars Norén a écrit en 1993 une pièce comme un documentaire, une succession de dialogues entre ces gens qu’un grain dans les rouages de la normalité a réunis là, on se sait trop pourquoi. Rien ne se passe, rien n’avance, rien n’évolue. La nouvelle traduction pour ce spectacle actualise les références, évoque par exemple la « nouvelle gauche » qui va se présenter aux élections, nous indique que le monde « normal » c’est le nôtre, aujourd’hui. De l’autre côté du  miroir, ce monde étrange des fous semble intemporel, insoucieux des soubresauts politiques et imperméable aux bruits de l’extérieur qu’un poste de télévision transmet en continu, focalisant les regards des internés alors que ceux du public demeurent rivés à ces êtres tendus, imprévisibles dans leurs déplacements et leurs revendications.

Ils sont étonnamment nombreux, dix « cas » incarnés par dix acteurs remarquables dans leur manière de s’approprier les troubles de ces « aliénés ». De Marcus, quasi muet pendant tout le spectacle mais aussi toujours présent, toujours tordu là devant nous, à Roger l’hyper agité (incarné brillamment par Étienne Toqué), atteint d’une sorte de syndrome de la Tourette qui l’amène à déverser insultes et grossièretés à chacune des nombreuses fois où il ouvre la bouche.  « Chatte » et « bite » à toutes les sauces ! Les pulsions sexuelles récurrentes dans le langage, expriment à quel point le rapport au corps est au cœur du propos. Corps qui désire ou qui refuse le contact avec l’autre, corps qui doit être contrôle, lavé, paré, affamé, puni. Corps qui enferme ou qui explose. Chacun des acteurs fait de son corps l’instrument qui dit le malaise, le mal être de son personnage.

La parole, le texte donc ici, n’est qu’un autre symptôme.  Chacun entrouvre une porte sur son univers obsessionnel, fragile, drôle parfois mais toujours émouvant. La dramaturgie installe ainsi des sortes d’énigmes au cœur du dispositif, des personnages mutiques ne se livrant qu’après de nombreux passages intrigants. C’est le cas de Birgit qui fait le récit terrible d’un traumatisme de l ’enfance, nié et retrouvé par hasard.

Ce passage rappelle le très beau texte de Denis Lachaud, La Magie lente (mis en scène par Pierre Notte et joué par Benoit Giros), autre plongée dans le monde incertain de la psychiatrie et tentative d’approcher un inconscient envahi par les désirs et les refoulements. La famille, leu de tous les dangers, fondement de toutes les névroses, est une réalité sans cesse évoquée mais presque toujours évitée. Sauf pour une scène unique qui fait dialoguer Roger avec sa mère, seule visiteuse admise dans cette salle des éperdus. Incarnant à la fois la tendresse et l’incompréhension, Stéphanie Marc est une autre figure de la fragilité, bouleversante dans sa normalité impuissante. Mais l’humour sauve presque toujours le propos du pathos.

Kliniken © Simon Gosselin

Des échappées vidéo, portraits projetés sur les murs, proposent des contrepoints poétiques et intimes à la froideur du plateau.  Ils font toucher du doigt une autre dimension des personnages : leur regard intérieur, leur marmonnement profond, leur halo flou qui restitue leur insaisissable mystère que les mots ne peuvent qu’effleurer. Ces images déréalisent le plateau et restituent simultanément la présence et son échappatoire. La schizophrénie de notre être double, simultanément incarné et onirique, devient un fondement de la représentation.

C’est en cela que cette mise en scène d’une pièce âpre et déroutante est réussie. Sans édulcorer le propos, Julie Duclos le rend accessible, recevable et même fascinant. Le huis clos évite toute tentative de jugement et le théâtre y joue pleinement son rôle de révélateur de l’incompréhensible sensible.

Kliniken de Lars Norén, mise en scène Julie Duclos
avec Mithkal Alzghair, Alexandra Gentil, David Gouhier, Émilie Incerti Formentini, Manon Kneusé, Yohan Lopez, Stéphanie Marc, Cyril Metzger, Leïla Muse, Alix Riemer, Émilien Tessier, Maxime Thebault, Étienne Toqué.

Du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h
Théâtre de l’Odéon, jusqu’au 26 mai 2022.