Entretien avec Denis Lachaud, alors que plusieurs de ses pièces sont actuellement en tournée (Jubiler/L’Archipel) et que paraît son nouveau roman Le Silence d’Ingrid Bergman. Les deux personnages, la pseudo-Ingrid et sa fille Rosalie, vivent sur le très long terme une situation d’une violence extrême à l’issue de laquelle elles devront essayer de renouer avec le monde et avec les autres. Le livre démarre in medias res et ne dévoile que très progressivement la situation au lecteur. Il nous a donc été nécessaire, lors de cet entretien, de jongler avec les ellipses pour ne pas trop en dévoiler.
Tes derniers romans Ah ! ça ira et Les Métèques, qui sort justement en poche chez Babel, proposaient des dystopies politiques dans un monde légèrement futuriste et que l’actualité a en partie rattrapé : je pense à la crise des Gilets jaunes que tu as quasiment anticipée dans ah ! ça ira, et au succès actuel de la théorie du grand replacement dont tu proposes une illustration glaçante dans Les Métèques. Ton nouveau roman, tout aussi captivant, se centre davantage sur l’intime. Comment s’est effectué ce mouvement ?
Puisqu’on vit désormais dans une dystopie, il me semble que la littérature ne peut plus en fabriquer. Ce qui était intéressant c’était d’imaginer le décalage avec le monde dans lequel nous vivons. Ce décalage s’est réduit. De toute façon, je ne voulais pas me spécialiser dans la dystopie, j’ai toujours envie de faire quelque chose de différent. La deuxième dystopie, Les Métèques, était d’ailleurs plus intime que Ah ! ça ira. De façon générale, le roman est pour moi le lieu de l’intime.
On y trouve néanmoins de nombreux échos à l’actualité. Il y est question d’un confinement, extrême et que rien ne peut justifier. As-tu radicalisé notre récente expérience commune ?
Non, l’écriture a commencé en janvier 2020, alors qu’on ne parlait pas encore de confinement. Trois mois plus tard, quand l’actualité m’a rattrapé, je me suis dit « ah zut »… Néanmoins, j’ai continué car je ne raconte pas vraiment un confinement mais quelque chose de plus terrible et de plus contraint. Je me suis dit que ça aurait une résonance avec ce qu’on a traversé mais rien de plus. J’aurais plutôt tendance à fuir ce qui est en train d’avoir lieu.
Ton récit devient aussi, dans le fil du roman, un fait divers à la une de la presse. On y trouve les éléments clés de l’arrestation, de l’interrogatoire, du procès… T’es tu inspiré d’un fait divers particulier ou d’une myriade de faits divers ? Quelles ont été tes sources ? Tu as travaillé depuis une documentation ?
Au départ, l’idée du roman ne s’inspirait de rien de particulier si ce n’est que je suis perméable à ce que j’entends ; j’avais déjà entendu parler de cas similaires. Une fois que j’ai mis le projet en route, je me suis documenté pour vérifier que je n’écrivais pas la même chose. J’ai regardé des vidéos de témoignages, d’histoires approchant celle que j’écrivais. Une femme par exemple qui ne parvenait pas à dire son nom à la police, parce que ça lui avait été interdit pendant des années, elle réussit à l’écrire mais pas à le dire. Elle avait complètement intégré l’interdit. Je me suis intéressé à la parole publique que ce genre de personnages pouvaient avoir.
Quel travail de l’imaginaire est nécessaire pour rendre compte de l’expérience inouïe de tes personnages ?
J’ai tout imaginé. Et j’ai entendu des histoires bien pires. Ce qui m’intéressait surtout c’est la deuxième partie, ce qui est de l’ordre de la reconstruction, de la reconquête, voire de la conquête pour un des deux personnages. Pour cette partie, je n’ai pas trouvé de témoignages oraux. Certaines femmes ont écrit leur histoire, mais je ne les ai pas lues. On leur pose des questions sur leur survie pendant la contrainte mais peu sur l’après. En vidéo, ces femmes qui ont survécu dégagent une force incroyable, qui m’a beaucoup inspiré.
Ton roman est structuré par une très grande précision réaliste, dans les lieux en particulier. Les itinéraires de tes personnages sont très ancrés géographiquement. À quel besoin cette précision correspond pour toi ?
Je crois que ça vient du fait que j’ai composé une histoire à la limite de la vraisemblance et que j’avais besoin de m’appuyer sur des choses très concrètes pour donner une réalité au récit. Par exemple à Montreuil, la rue existe bien mais j’ai placé les deux maisons, celles des héroïnes et leur voisine, sur les deux terrains vagues de la rue.
Tes deux derniers romans posent, me semble-t-il, la question de la normalité. Dans Les Métèques, on bascule brutalement dans une a-normalité qui devient la norme (la traque de ceux qui portent des noms d’origine étrangère). Dans Le silence d’Ingrid Bergman, la situation est au départ inacceptable, et pourtant acceptée, et c’est le basculement vers une vie « normale » qui est raconté. Entends-tu questionner ainsi notre capacité à accepter l’inacceptable, une lente dérive de l’intolérable au banal ?
Le normal n’existe pas. L’habitude existe. Mais dans « normal » il y a une dimension morale. Ce que quelqu’un vit et qui est son habitude, c’est sa normalité. Ce qui m’intéresse c’est la capacité incroyable que nous avons à nous accoutumer à des situations impossibles, qu’on pourrait penser insupportables. C’est nourri de plein de choses, en particulier de mes lectures sur les camps. Les survivants des camps de concentration racontent comment on s’habitue à ce qui ne nous tue pas et comment on s’organise pour y survivre. Le plus difficile ce sont les périodes d’adaptation. Je décris comment c’est difficile de s’adapter à l’horreur et comment c’est difficile aussi de s’adapter au retour à la liberté. Pour la jeune fille, c’était la première fois que j’écrivais sur un personnage qui a grandi hors du monde, qui connait des problèmes psychologiques et de perception de quelqu’un qui n’a jamais eu l’occasion de regarder au-delà de trois mètres. Un vertige se crée tout de suite. J’ai pensé à La Dispute de Marivaux par exemple.
Pour pointer l’inacceptable, tu travailles sur la précision du langage. C’était le cas dans La Magie lente qui met en scène une cure psychanalytique et dont le personnage central doit trouver le mot pour dire les viols dont il a été victime. Ce même mot, viol, est un enjeu central de ton roman : il est nécessaire de le dire pour faire apparaitre l’horreur de la situation. Sans ce mot, le crime n’existerait pas ?
J’ai le sentiment que pour tous ces traumatismes qu’on peut vivre dans une vie, la capacité de les nommer constitue un grand pas vers leur mise à distance. Ca ne règle rien mais ça fait avancer. Tant qu’on n’a pas pu nommer l’évènement, on est coincés dedans.
De même, je pense que beaucoup de violeurs sont dans l’incapacité de se le dire. Pour qu’une reconstruction soit possible, le crime doit être nommé. C’est aussi à cela que sert le procès : signifier aux criminels les mots qui disent leurs crimes. Il y a un parallèle entre l’étape de la réparation pour la victime et la prise de conscience pour le criminel qui aura tendance à se réécrire l’histoire de manière plus supportable. En prison, des tentatives ont été faites pour que se rencontrent des violeurs et des victimes, pour que quelque chose passe par la parole, et les fasse avancer l’un et l’autre. Dans le roman, le chapitre qui raconte le procès s’appelle « la parole ».
Dans ton écriture, tu joues avec les niveaux de « littérature » : ton écriture est assez directe, efficace alors que, dans une partie du récit, Rosalie, la jeune héroïne, parle avec un langage très écrit, celui qu’elle a appris dans les livres qui étaient son unique lien au monde. Comment as-tu travaillé la mise en place de ces deux niveaux ?
Mon écriture a évolué. A l’époque de mon deuxième roman La Forme profonde, mon écriture s’organisait autour du silence, parce que je venais du théâtre. Quand on écrit du théâtre, on écrit de la parole et ça s’organise autour de ce qui n’est pas dit. Ça m’a pris du temps pour développer autre chose dans un roman. Le roman ça n’est pas de la parole. Mon écriture s’est éloignée de cette organisation de la langue autour du silence.
Par ailleurs, je me suis amusé à essayer de créer des langues différentes. Ça fait partie de l’intérêt du personnage de Rosalie, un personnage adulte qui sort de nulle part, qui a été élevée par une femme dont le français n’est pas la langue maternelle. On peut imaginer que l’enfant dépasse rapidement celle qui l’instruit. Entre cette mère danoise et ce père criminel, elle cherche rapidement la langue dans les livres. Jusque dans sa parole, elle est imprégnée par cette langue littéraire que jamais rien ne vient mâtiner.
Au-delà du « personnage » d’Ingrid Bergman, ton roman est résolument féminin : les deux héroïnes sont féminines, elles sont aidées par des femmes et les hommes y jouent une partition assez honteuse. C’est une prise de position ?
Oui, depuis bien longtemps j’ai pris cette position. Depuis Comme personne, écrit en 2002, qui était un défi pour moi : je voulais écrire un roman à la première personne et c’est une femme qui parle. Je voulais qu’une lectrice se dise que c’est une femme et pas un fantasme d’homme. Dans les salons littéraires, des femmes sont venues me chuchoter à l’oreille « Mais comment savez-vous tout ça ? ». Ma mère est une fille de marin, elle a vécu dans un port, c’est-à-dire un endroit où ne vivent que les femmes et les enfants : le père est en mer. On peut entendre : le père est en mère… J’ai été élevé par une femme comme ça, cela crée un rapport au féminin et une identification particulière. J’ai toujours eu le sentiment de mieux comprendre ce que c’est qu’être une femme qu’être un homme. Même si écrire Comme personne a été beaucoup de travail, finalement c’était assez organique.
On pourrait parler d’un roman féminin et même féministe. Je pense ici à la multiplication dans ce roman des références littéraires à des autrices. Il y a là de quoi dresser un précis de la littérature écrite par des femmes : de Marie NDiaye citée en exergue à Virginie Despentes, proposée comme un viatique par une libraire à une des héroïnes. On croise aussi, pêle-mêle, Jane Austen, Marguerite Duras, Annie Ernaux, les sœurs Brontë… Parlerais tu d’hommage ? De revendication contre l’invisibilisation des autrices ?
Quand je réfléchis aux auteurs, tout genre confondu, qui ont laissé une trace profonde en moi en littérature française, la plupart sont des femmes, celles que je cite.
Quelle est ton autrice préférée ?
Je ne dirais pas préférée mais il me semble que Marie NDiaye est le plus grand écrivain français vivant, je le mets au masculin pour dire que c’est tout genre confondu. Virginie Despentes a aussi été pour moi un choc énorme : c’est la déesse de l’efficacité. Et le courage , la force. Juste le titre : écrire Baise-moi comme premier roman, il faut le faire.
Dans le roman, une journaliste danoise sollicite une interview, en arguant de sa nécessité pour la cause féministe. L’héroïne décline cette offre et s’en justifie dans une lettre que tu écris. Que penses-tu de cette injonction féministe ?
Je pense que chacune a un point de vue qui se défend. Ce qui est bien c’est que la journaliste n’insiste pas car la réponse est censée. D’un point de vue journalistique, ce qu‘elle dit est juste. Dans la littérature on est dans un point de vue sensible et chacun est juge. La vie de mon héroïne est si sensationnelle que ça paraît compliqué d’échapper à une couverture médiatique démesurée mais libre au personnage de tenter de la gérer à sa façon, pour que ça ne soit pas un obstacle à sa reconstruction. C’est ce qu’on peut constater chez les survivantes : elles doivent apprendre très vite comment survivre dans cette nouvelle jungle, de l’information, de l’image.
Au fond l’histoire de ces deux femmes c’est un raccourci de l’histoire des femmes en général : les femmes qui ne sortent pas de chez elles depuis si longtemps et qui depuis si longtemps n’ont pas le luxe de repousser les limites qu’on leur impose. Mon jeune personnage, Rosalie, dit qu’elle a la chance d’avoir connu le moyen âge et de passer directement au XXIe siècle. Cette résonance-là m’est apparue en cours d’écriture du roman, comme une métaphore.
De manière encore plus générale, ce roman est un hommage à la littérature : à la lecture qui sauve la jeune fille et à l’écriture qui réconcilie la plus âgée avec le monde. Quels pouvoirs a la littérature ?
La littérature fait partie des choses qui m’ont sauvé. Je n’écris pas pour sauver quiconque mais quiconque lit peut s’emparer de ce qu’il lit pour être sauvé. C’est plutôt le lecteur qui peut dire cela. Je peux le dire en tant que lecteur : la littérature m’a donné des clés déterminantes pour trouver ma place dans le monde.
Quelles limites ? Lire des histoires d’amour, ce n’est pas connaitre l’amour… Rosalie en fait l’expérience dans le roman.
La littérature ne remplace pas l’expérience. Tous les outils sont au service de l’expérience, de ce qui est partagé avec les autres.
Tu écris aussi du théâtre et souvent tes romans ont leur alter ego dramatique. Par exemple, Les Métèques et Eldorado dit le policier… Qu’en est-il pour Le silence d’Ingrid Bergman ? Une pièce de théâtre existe-t-elle déjà ou vas-tu l’écrire ?
Pour l’instant, il n’y a pas de pièce « jumelle ». Pour Les Métèques, l’écriture est née d’une frustration après Eldorado dit le policier. Ça fonctionne plus par thématique. J’explore un thème dans un genre et après je me rends compte que j’ai envie de l’explorer dans l’autre, mais pas ici. Je constaterai peut-être plus tard qu’une pièce de théâtre fait un pendant au Silence d’Ingrid Bergman mais pour l’instant non.
Quelles différences entre ces deux types d’écriture ? dans tes derniers romans, le suspense ou plutôt le coup de théâtre happe le lecteur. On a du mal à lâcher le livre tant le récit est fort. Au théâtre, quel rapport avec le public cherches-tu à installer ? dans Jubiler, tu dévoiles la fin de l’histoire au deux-tiers du spectacle, pour évacuer le « suspense « précisément….
Je pense qu’au théâtre l’œuvre a un crédit particulier, qui est plus grand. Le spectateur de théâtre a décidé de sortir de chez lui et il va rester jusqu’au bout du spectacle. Alors que j’ai le sentiment que le livre peut tomber des mains du lecteur. J’ai l’impression qu’en tant qu’auteur de romans je ne dispose pas du même crédit qu’avec le spectateur de théâtre. Je ne décide pas de l’attraper mais j’aime beaucoup l’idée que tourner une page du livre va déclencher une explosion.
Au théâtre, tu écris souvent à partir de commandes passées par des équipes. Quel plaisir particulier trouves-tu dans ce travail ? Dirais-tu que l’écriture de roman est davantage un espace de liberté pour toi ?
C’est différent. Objectivement le roman est un espace de liberté, alors qu’au théâtre beaucoup de contraintes existent. Dans le roman, il faut décider de tout, c’est une définition de la liberté. Mais trouver sa liberté dans la contrainte au théâtre c’est aussi très stimulant. On ne m’a jamais passé de commandes de roman. La commande est juste une contrainte de plus ajoutée à celles du théâtre. C’est peut-être aussi pour cela que j’ai écrit ce roman sur la manière dont deux femmes tentent de préserver leur esprit, de trouver leur voix dans la contrainte.
Ce paradoxe de la liberté est devenu pour moi de plus en plus conscient, à force de parler de mon écriture et de cette opposition entre deux tendances : écrire de manière libre dans le roman et sous contrainte au théâtre.
Le Silence d’Ingrid Bergman fait, comme son titre l’indique, référence au cinéma aussi. As-tu pensé à écrire pour l’écran ? Ce roman pourrait donner lieu à une mini-série par exemple…
J’ai déjà écrit quelques scenarios mais je ne me sens pas la capacité d’être moteur dans ce genre d’aventure. Je peux me laisser embarquer mais ça ne viendra pas de moi. En revanche j’ai beaucoup pensé à l’actrice danoise Sidse Babett Knudsen, elle a beaucoup inspiré mon personnage principal.
Denis Lachaud, Le Silence d’Ingrid Bergman, Actes Sud, mars 2022, 304 p., 21 € — Lire un extrait