Poquelin II : Jean-Baptiste chez les Belges

Poquelin II © tgSTAN

Pour la deuxième fois, le génial collectif belge TG STAN (Theater group : stop talking about names) s’empare du non moins génial dramaturge français connu sous le pseudonyme de Molière et rendu ici à son patronyme moins usité, comme pour attirer l’attention sur l’humain plus que sur la référence car c’est moins au monument qu’on s’attaque qu’à ses personnages, à leurs faiblesses et au jeu qu’elles génèrent… J’ai raté la première fois… et je regrette ! tant ce second volet est hautement réjouissant, stimulant et dépoussière ce que qu’on a pu plaquer sur Molière de scolaire et de didactique.

À sept, ils s’approprient pendant trois heures deux de nos figures patrimoniales : L’Avare puis Le Bourgeois gentilhomme. Pendant trois heures Molière a l’accent flamand. Et ça lui va bien ! La langue sonne, avec ses désuétudes et sa familiarité. Elle a du corps, du goût, du rythme, dans la bouche des ces ogres impressionnants qui mâchent les mots comme s’ils venaient de les inventer et s’envoient sans sourciller des pavés du XVIIe siècle qu’on dirait tout juste pondus dans une banlieue bruxelloise. Ils s’amusent d’ailleurs à les slamer parfois. La technique du TG Stan repose sur un travail « à la table » : le texte y est décortiqué comme un plat consistant, roboratif et nécessaire avant sa mise en espace, dépourvue de tout décorum, portée par le désir de faire entendre comme on partagerait un plat. Propulsés sur les planches au dernier moment du travail, les comédiens en saisissent pleinement les enjeux dramaturgiques mais demeurent dans un état de connaissance du texte assez fragile pour autoriser les commentaires et appeler la béquille d’un souffleur, intervenant à vue. Dans une semi improvisation et en guise de lazzi, les acteurs belges s’étonnent des formes anciennes des mots. « Tu sais ce que c’est toi le  brouillamini ? ». Avec malice, ils leur redonnent une saveur oubliée par nos papilles francophones gavées à la langue du dit Molière.

Poquelin II © tgSTAN

Le texte ainsi mis en bouche gagne en truculence et parait simultanément étrange et actuel, pleinement incarné dans la solide énergie des acteurs. Je me souviens de l’incroyable performance des mêmes Stan invitant un public fasciné à assister à « mon diner avec André ». Pendant quatre heures orgiaques, Damiaan De Schrijver et Peter Van den Eede discutaient (en flamand dans mon cas ! je l’ai vu à Bruxelles au Kaaitheater) autour d’un vrai repas, préparé sur le plateau même, chaque soir par un cuisinier différent, sans que jamais on ne s’ennuie tant le présent du plateau est dense. On n’est pas loin dans ce Poquelin II de cette proposition charnue. Quelques victuailles constituent quasiment les seuls accessoires utilisés. Des aliments en toc répandus sur le plancher de monsieur Jourdain pour un absurde festin dénoncent l’illusion dans laquelle baigne ce ridicule, obsédé, comme nombre des patriarches chez Molière, par un désir insatiable.  Étroitement articulées l’une sur l’autre, les deux comédies accentuent la folie des protagonistes éponymes, devenus jumeaux monomaniaques : Harpagon et monsieur Jourdain, enfermés dans leur aveuglement, ont perdu tout bon sens et le goût même de leur existence. Dans leurs cerveaux déréglés, ils réinventent leur environnement jusqu’à prendre des amis pour des traîtres, des flatteurs pour des amis, des jeunes femmes pour des maîtresses possibles et le monde pour leur théâtre mental.

Poquelin II © tgSTAN

Pour en rendre compte, des planches sur des tréteaux constituent le seul élément de scénographie sur lequel se choquent les corps massifs, ou dégingandés de ces athlètes du plateau. Les STAN font ici la part belle aux voix et au êtres qui s’affrontent, rappelant aussi bien les origines foraines de l’Illustre Théâtre que les plus kitch joutes sur rings. Les acteurs montent sur scène dans des vêtements qui laissent apparaitre les ventres arrondis des buveurs de bière, les jambes maigres, les corps, la chair, l’humain derrière la figure. Affublés d‘improbables tenues en synthétiques qui les apparentent à des catcheurs bedonnants, des bikers démodés, des princesses de la rue, ou des rockeuses déglinguées, ils/elles jouent avec les attentes et les codes. Ils/elles s’exclament de l’incroyable coïncidence des dénouements invraisemblables, jonglent avec les masques de leurs personnages mêmes, interchangeables à coups de tee-shirt ou de foulards. Car, si tout est juste, tout est aussi faux dans ce spectacle à vue, exhibant sa convention pour mieux nous ramener à son présent, à ses dangers, à sa proximité avec le spectateur qui goûte ainsi certainement un peu du plaisir qu’éprouvait en son temps le public de cet incroyable comique qu’était Poquelin.

Avec l’accent flamand, Molière a de la gueule, il fait rire. Incarné par le TG Stan, Poquelin a une sacrée dégaine ! La proposition du TG Stan rend aux pièces de Molière une vigueur que les reconstitutions patrimoniales et certaines audaces archi contemporaines lui ont ôté : merci aux artistes belges de redonner la frite à notre patrimoine, de nous faire éprouver son mordant, sa gouaille, sa vitalité.

Poquelin II, vendredi 13 mai 2022 19:30, Nationaltheatret Oslo et samedi 14 mai 2022 18:00 Nationaltheatret Oslo