Annie Ernaux : « Souvent j’ai fait l’amour pour m’obliger à écrire » (Le jeune homme)

Annie Ernaux © Catherine Hélie / Gallimard

Le nouveau livre d’Annie Ernaux, Le jeune homme, s’ouvre sur ces mots : « Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues ». Comme un prélude à l’art d’écrire, les expériences vécues sont immédiatement présentées comme source première, clôturées par la mise en mots.

Une fois encore, l’écrivaine porte un regard sur sa propre vie en faisant le récit d’une histoire d’amour avec un étudiant plus jeune qu’elle. Pour la narratrice, il ne s’agit pas de vivre une nouvelle jeunesse mais plutôt de percevoir une forme de répétition, un retour sur ses années révolues. Ainsi, à travers cette histoire d’amour, une réflexion sur la mémoire, sur l’écriture et sur le temps est possible.

L’amour au passé

 

C’est à travers les yeux d’Annie Ernaux que nous percevons l’écart d’âge entre les deux amants. Qu’il s’agisse d’un peignoir en tissu-éponge gris, de la chanson « Don’t Make Me Over » de Nancy Holloway, d’un repas partagé dans une chambre d’étudiant vétuste, ou encore de vieilles photographies ; les sons, les décors, les objets sont les supports de réminiscences pour la narratrice qui revoit tour à tour sa vie étudiante à Rouen, l’hôpital dans lequel elle a séjourné du fait d’une hémorragie causée par son avortement clandestin, ou encore les amants qui se sont succédés dans sa vie : « Il était le porteur de la mémoire de mon premier monde (…) Il était le passé incorporé ». Pour elle, les gestes et les mots de la jeunesse ne sont plus intériorisés, et c’est pour cela que l’écrivaine peut prendre la distance suffisante pour les mettre en mots. Les réflexes d’antan sont désormais analysables, ils ne sont plus pris dans le flot des habitudes : « À la différence du temps de mes dix-huit, vingt-cinq ans, où j’étais complètement dans ce qui m’arrivait, sans passé ni avenir, à Rouen, avec A., j’avais l’impression de rejouer des scènes et des gestes qui avaient déjà eu lieu, la pièce de ma jeunesse. »

À l’inverse, lui se distingue des autres jeunes lorsqu’il est avec elle. Tous deux semblent flotter entre les âges, poussés à contempler le monde de l’autre, à entendre sa conception du temps : « Que cette longue mémoire du temps d’avant sa naissance à lui soit en somme le pendant, l’image inversée, de celle qui serait la sienne après ma mort, avec les événements, les personnages politiques, que je n’aurai jamais connus, cette pensée ne m’effleurait pas. De toute façon, par son existence même, il était ma mort. »

L’œuvre se présente ainsi comme une réflexion sur le temps. En effet, la jeunesse incarnée par A. est pur présent, il est pris dans la nouveauté de la vie, dans la découverte du monde. À l’inverse, la narratrice fait face à la répétition : « De plus en plus, il me semblait que je pourrais entasser des images, des expériences, des années, sans plus rien ressentir d’autre que la répétition elle-même. »

Une part de sociologie

À travers les habitudes quotidiennes et précaires de son amant, Annie Ernaux constate sa propre évolution sociale. Lorsqu’il se baisse pour attraper les produits les moins chers ou qu’il compare les prix des baguettes au centime près, son amante le regarde avec distance et parvient à poser les mots sur « les gestes et les réflexes dictés par un manque d’argent continuel et hérité » : « Que je m’aperçoive de ces signes – et peut-être, plus subtilement encore, que j’y sois indifférente – était une preuve que je n’étais plus dans le même monde que lui. Avec mon mari, autrefois, je me sentais une fille du peuple, avec lui, j’étais une bourge. » Ainsi l’œuvre au sujet intime prend une dimension sociologique, caractéristique de la littérature d’Annie Ernaux.

Dans ce va-et-vient perpétuel où passé et présent se confondent, la jeune « fille scandaleuse » qu’était la narratrice rejoint sa forme mature. Le regard inquisiteur des autres qui lui procurait une certaine honte est désormais une fierté. En déambulant avec son amant et en conscientisant les regards effarés portés sur elle, la narratrice se positionne comme une figure précurseure : « Il était impossible, au-dehors, d’oublier que nous vivions cette histoire sous le regard de la société, ce que j’assumais comme un défi pour changer les conventions. » Affranchie du fardeau de la règle, elle s’affirme comme femme libre d’aimer.

Les deux amants apprennent l’un de l’autre. Constatant l’écart entre la personne qu’elle était et celle qu’elle est devenue, la narratrice constate sa propre ascension sociale ainsi que l’évolution de son regard critique envers la société : « À plus d’un égard – de la littérature, du théâtre, des usages bourgeois – j’étais son initiatrice, mais ce qu’il me faisait vivre était aussi une expérience initiatique. »

Les conditions de possibilité de l’écriture

L’écriture est immédiatement présentée comme une manière d’achever les événements pour l’écrivaine. En faisant basculer émotions, sensations et souvenirs du côté du langage, elle assure que le temps a fait son travail et que désormais les traumatismes et ressentis sont de l’ordre du dicible. Annie Ernaux pratique ainsi l’écriture de soi par soi où l’interprétation des événements se mêle aux émotions ressenties dans le passé et à ce que procure ces réminiscences dans le présent.

Comme l’amour, l’écriture est présentée comme source de désir et de jouissance. Dans cette œuvre, elle est le lien entre le passé et le présent, la représentation de cette tension entre deux âges. Face aux livres et aux films qui représentent diverses liaisons possibles entre un homme jeune et une femme mûre, la narratrice est déçue. Seule sa propre plume peut témoigner de son expérience, et c’est alors qu’elle ressent le besoin de devenir une nouvelle fois son propre personnage.

Le livre fait d’ailleurs écho à d’autres moments d’écriture autobiographique, exutoires de l’écrivaine. La mise en mots du traumatisme représenté dans L’Événement apparaît à plusieurs reprises et clôt le récit : « Jai entrepris le récit de cet avortement clandestin autour duquel je tournais depuis longtemps. Plus j’avançais dans l’écriture de cet événement qui avait eu lieu avant même qu’il soit né, plus je me sentais irrésistiblement poussée à quitter A. Comme si je voulais le décrocher et l’expulser comme je l’avais fait de l’embryon plus de trente ans auparavant. Je travaillais continûment à mon récit et, par une stratégie résolue de distanciation, à la rupture. À quelques semaines près, celle-ci a coïncidé avec la fin du livre. ». Encore une fois, à travers un parallèle entre l’amant et l’embryon, une forme de répétition est mise en lumière. Il s’agit, grâce à l’écriture, de trouver le moyen de refermer un chapitre en répétant et en ordonnant les étapes qui composent la vie.

Annie Ernaux, Le jeune homme, éditions Gallimard, mai 2022, 48 p., 8 € — Lire un extrait