Laurent Albarracin : « Éditer, c’est faire acte de poésie par d’autres moyens que l’écriture »

À l’occasion de la parution des Grandes soifs de Joël Cornuault, du Charivari de Marc Graciano et de Chiffreurs et Bousingos d’Alexandre Prieux aux éditions Le Cadran Ligné, Pierre Vinclair s’est entretenu pour Diacritik avec Laurent Albarracin, poète et directeur des éditions.

 Pierre Vinclair – Dans Les Grandes soifs, que le Cadran Ligné vient de faire paraître, on lit d’un certain Robert Morel qu’il est « un éditeur excentrique de la famille de ceux que nous aimons. » (p. 78) J’en déduis que tu es aussi un éditeur excentrique ?

Laurent Albarracin – Je ne sais pas si je peux me qualifier d’éditeur excentrique, étant donné que je ne crois pas qu’il y ait de centre dans notre paysage éditorial, et a fortiori dans l’archipel des petits éditeurs qui comme moi fonctionnent bien souvent sans diffuseur, avec des tirages modestes, une visibilité réduite et sans moyens financiers particuliers. D’ailleurs les gros éditeurs et même les éditeurs « moyens » ne sont pas forcément ceux qui découvrent et font les bons auteurs. La qualité littéraire n’est pas fonction de la taille des maisons. Je ne suis même pas sûr que les grandes maisons soient aujourd’hui celles qui attirent le plus les auteurs : faute de faire leur travail de sélection et de découverte, elles ont perdu en prestige, en attractivité et c’est tant pis pour elles. Géographiquement, je suis certes éloigné de Paris mais il y a foison d’éditeurs basés en région, c’est même la très grande majorité. Il y a des avantages à cette situation (je vis à la campagne et la maison est assez grande pour que je puisse stocker les livres) et quelques inconvénients (je ne visite pas autant les libraires que je le devrais, faute de proximité géographique).

Si mes éditions sont confidentielles, et revendiquées telles, c’est surtout en ce sens qu’elles échappent à toute logique de marché et à toute considération ou recherche de succès commercial ; je ne fais pas de calcul de ce type ni ne détermine mes choix en fonction d’une supposée notoriété des auteurs, même s’il y a un certain équilibre dans le catalogue entre des auteurs connus et reconnus (citons Bergounioux, Savitzkaya, Graciano) et d’autres beaucoup plus méconnus, et pour cause puisque ce sont souvent de « jeunes auteurs » (je veux dire fraîchement apparus) dont j’aurai publié le tout premier livre : Boris Wolowiec, Victor Rassov, Silvia Majerska, Alexandre Prieux, et on peut y inclure Christian Ducos qui n’avait publié que des plaquettes autoéditées. C’est sans doute l’une des plus grandes joies d’un éditeur, que de découvrir un auteur. Peut-être ma maison d’édition apparait-elle comme excentrique parce que la plupart de ces auteurs sont plutôt discrets, et situés en dehors des courants dominants de la poésie contemporaine, si tant est qu’ils existent.

Tu publies trois ouvrages par an, en une fois, depuis six ans : le catalogue compte donc dix-huit livres d’auteurs qui, de Pierre Bergounioux à Ana Tot en passant par François Jacqmin et Eugène Savitzkaya, pourraient sembler ne pas partager grand-chose. Pourtant, en recevant ta dernière vague de publication — Les Grandes soifs de Joël Cornuault, donc, Le Charivari de Marc Graciano et Chiffreurs et Bousingos d’Alexandre Prieux — j’ai été frappé par la manière dont ces trois livres partagent des préoccupations qui dessinent ce que j’appellerais un « surréal-romantisme libertaire et antimoderne », qui s’inscrirait dans une lignée de penseurs et d’écrivains comme André Breton, Julien Gracq ou Guy Debord. Cette constellation idéologique est moins unitaire qu’elle ne se déploie, sans doute, dans une tension entre deux pôles, l’un plus sombre et l’autre plus lumineux : d’une part, une mélancolie élitaire, reposant sur une critique de la bêtise industrielle de nos sociétés et un attachement au grand style ; d’autre part, un anarchisme solaire, attaché au partage, à la vie des simples, aux grandes rêveries dans les petites choses, aux trouvailles de l’enfance et à une liberté folle pouvant virer à un surréalisme punk. Reconnais-tu tes éditions dans cette tentative de portrait ?

Parlons un peu de la ligne éditoriale, oui. Il faudrait savoir ce que tu entends exactement par ta formule de « surréal-romantisme libertaire et antimoderne ». Je ne suis pas certain qu’il y ait une idéologie commune de ce type chez tous mes auteurs. Mais ce que je peux dire quant à moi, c’est que je me situe dans un certain héritage du surréalisme, quand bien même certains des auteurs du catalogue pourraient s’en étonner ou s’en désolidariser. Même si je dois parler ici en tant qu’éditeur, je ne peux pas passer sous silence le fait que mes choix sont liés à mes préoccupations d’auteur. Et celles-ci me portent vers les prestiges de l’analogie et de l’imagination, je crois que c’est là le point essentiel. En poésie, je ne crois guère qu’à l’image poétique, en tant qu’elle est un instrument de connaissance, que ce soit comme puissance d’effraction ou comme outil de spéculation métaphysique.

En tout cas les poètes que j’ai publiés sont tous, à mes yeux du moins, des poètes de l’image. Quant aux prosateurs, ils partagent eux aussi, sinon une même ligne idéologique, du moins, peut-être, une semblable espérance de type romantique, en ce sens qu’ils accordent une importance primordiale à l’imagination et à ses pouvoirs libérateurs, me semble-t-il, et en particulier à l’imagination exaltée de la matière, dans une sorte de filiation avec la pensée poétique de Gaston Bachelard. Certains de ces auteurs sont liés par leur parcours personnel au surréalisme (Joël Cornuault, Alain Roussel, Sylvain Tanquerel et Katrin Backes). D’autres en sont plus éloignés certainement, mais même un Bergounioux est un bachelardien déclaré et un rêveur de matières, ce dont son essai Esthétique du machinisme agricole et sa pratique de la sculpture du métal témoignent indéniablement. Si tous ne placent pas explicitement l’analogie au cœur de leur réflexion, je ne verrais pas d’un mauvais œil qu’on les classât dans un certain romantisme, si par romantisme on entend une sensibilité et une attitude qui privilégient l’imagination et la rêverie, donc, et qui tendent à la résolution des contraires, à rendre inséparables leurs conceptions du monde, de la vie et de la poésie. Il y a romantisme au sens large dès lors qu’il y a aspiration à réduire l’écart entre la vie et l’écriture, entre le réel et l’imaginaire, et plus généralement dès qu’il y a un appel vers la synthèse et l’élévation.

Du primat donné à l’analogie découlent un certain nombre de positions que tu as remarquées : goût pour le merveilleux, pour la beauté insoupçonnée, mise en tension du monde par le signe ascendant, pour citer Breton, tendance à la flânerie et au vagabondage mental, au lyrisme verticalisant, etc. Quant à savoir si cela est antimoderne, c’est, hélas, bien possible. Il est vrai que la dernière salve de publications (Cornuault, Prieux, Graciano) pourrait donner l’image d’un certain passéisme, que j’assume. Je ne suis pas certain en effet que les enjeux émancipateurs de la poésie exigent de nous aujourd’hui que nous soyons absolument modernes, mais plutôt, oui, parfois, étanches et sourds aux sirènes toxiques du contemporain. Je dirais que l’époque nous force à faire un pas de côté pour échapper à ses vulgarités et médiocrités, et déployer alors ce qu’il reste des possibles poétiques. En outre, je dois confesser une certaine attirance pour la belle langue et le style soutenu, pour l’élégance de l’écriture (Prieux) voire pour une ligne mélodique archaïsante (Graciano).

De manière remarquable, le Cadran ligné n’est une maison spécialisée ni dans les romans, ni dans la poésie, ni dans les essais. Tout en accueillant des textes qui relèvent plus évidemment de l’un ou l’autre genre, tu sembles aimer particulièrement leur intersection : la prose poétique, l’essai sensible, la poésie pensante. Plusieurs volumes comptent aussi un cahier d’images. Plutôt qu’une ligne formelle, je vois un réseau souterrain de préoccupations et de thèmes raccordant les livres les uns aux autres : ainsi, le chapitre « Rêveurs de pierres » dans Les Grandes soifs, m’a rappelé Bleigiessen. La vision par le plomb de Sylvain Tanquerel et Katrin Backes (2019), comme deux manières de faire du monde minéral une ressource pour l’imagination. Mais d’autres rapprochements pourraient être faits ; la question mécanique, qui rapprocherait l’Esthétique du machinisme agricole de Pierre Bergounioux (2016) de méca d’Ana Tot (2016) ; la dialectique du langage et du silence reliant le Fusain de Christian Viguié (2021) à L’exercice du silence de Serge Núñez Tolin (2020) et au Traité de la poussière de François Jacqmin (2017) ; une attention, proche du haïku, aux phénomènes les plus subtils de la nature, unissant Plic ! Ploc ! de Christian Ducos (2019) et Matin sur le soleil de Silvia Majerska (2020) ; ou encore un goût de la formule, caractérisant autant les livres de Boris Wolowiec (Nuages, 2014 ; Gestes, 2016; Tournures de l’utopie, 2021) que ceux de Marc Graciano (Le Soufi, 2020 ; Le Charivari, 2022). Qu’en penses-tu ?

Oui tu as raison : bien des livres que j’ai édités échappent aux catégories de genre nettement séparées. Il est parfois difficile de savoir si la prose de tel ou tel relève du récit, de l’aphorisme, de la méditation ou d’autre chose encore. La poésie en vers se fait parfois philosophante, quand l’essai est traversé par un certain lyrisme et exprime des préoccupations qui relèvent d’une sensibilité poétique. Il vaut mieux comme tu le fais tenter de tirer ou de tendre entre ces livres des fils qui manifestent peut-être moins des parentés que des lignes de force et de tension. Encore une fois, c’est la question de l’image et de l’analogie qui me semblent être le point nodal de tous ces livres.

Il faudrait cependant nuancer et préciser selon l’usage que chacun en fait : ellipses, fulgurance et véhémence chez Eugène Savitzkaya, Victor Rassov ; humour et logique poussée dans ses retranchements chez Ana Tot, Silvia Majerska ; jusqu’auboutisme de la mécanique analogique chez Boris Wolowiec, spéculation métaphysique et quête ontologique chez François Jacqmin, Serge Núñez Tolin ; recours au silence pour dire l’étonnement émerveillé devant le monde chez Christian Viguié, Christian Ducos. Mais ces quelques traits sont trop grossiers et on pourrait tout aussi bien essayer d’autres rapprochements – qui ne seraient sans doute pas satisfaisants non plus. De même chez les essayistes du catalogue : quoi de commun entre Cornuault, Roussel, Bergounioux, Tanquerel, sinon qu’ils sont aussi, et peut-être d’abord, des poètes, au moins par le genre de rêveries auxquelles ils s’adonnent. Au fond je crois que Le Cadran ligné est bien quand même un éditeur de poésie, celle-ci se cacherait-elle sous les aspects et les replis d’une autre forme littéraire que la poésie en vers.

Tu dis que tes choix déditeur reflètent tes préoccupations d’auteur. Est-ce que, réciproquement, tu as pu ressentir linfluence du travail éditorial sur ta propre écriture ? Considères-tu par ailleurs quil y aurait une vertu particulière à mener ces deux activités de front ? Bref, que retires-tu du Cadran ligné, comme auteur ?

Il est évident que mes activités d’éditeur ont une influence sur mon écriture, quoiqu’elle soit difficile à mesurer. Ne serait-ce que parce qu’elles impliquent des lectures, des échanges épistoliers, des rencontres, des amitiés, des découvertes, etc., et que l’écriture se nourrit forcément de toutes sortes de sollicitations, intellectuelles ou autres. Il peut même y avoir des centres d’intérêt qui naissent au contact d’une œuvre et à l’occasion d’un projet. Ce fut par exemple le cas pour moi lors de ma rencontre avec Sylvain Tanquerel et Katrin Backes qui, par leur pratique artistique autour de l’image potentielle (dont Bleigiessen, la vision par le plomb rend compte), m’initièrent en quelque sorte au plaisir de la paréidolie. Depuis il m’arrive de photographier ces figures forgées par le hasard (sans prétention aucune de faire œuvre photographique, pour le seul plaisir d’affuter par l’imagination la faculté de voir). Pratique d’amateur mais qui trouve très certainement un écho dans ma façon de recourir à l’imaginaire dans l’écriture.

L’écriture et l’édition sont des activités parallèles et perméables, mais je dirais aussi, d’un certain point de vue, semblables, semblables au point de presque se confondre : bâtir un catalogue relève d’une vraie créativité, c’est faire sens, c’est exprimer une vision du monde, quand bien même elle s’exprime par le biais d’autres écritures que la mienne. Éditer, c’est faire acte de poésie par d’autres moyens que l’écriture.

Y a-t-il des tendances, des styles, des types d’écriture, voire des auteurs et autrices qui tintéressent et qui ne sont pas encore représentés dans ton catalogue ? As-tu une idée de là où tu veux aller pour les années (les décennies ?) à venir ? Y a-t-il des maisons d’éditions qui jouent ou ont joué un rôle de modèle ?

J’aime beaucoup Fata Morgana, Unes, Corti, mais ce sont des éditeurs trop importants pour que je puisse comparer mon petit travail au leur. Il y a aussi quelques cas remarquables de poètes-éditeurs comme Jean-Paul Michel et ses éditions William Blake & Co qui sont assurément un modèle d’excellence. Mais là non plus je n’aurai pas l’outrecuidance d’oser une comparaison.

Quant à l’avenir de la maison d’édition, je ne me projette pas très loin et je veux continuer à mon rythme, sans grossir, sans devoir y consacrer tout mon temps. Ce serait perdre le sens de ce que je fais que de montrer trop d’ambition.

Je ne vois pas tellement de tendances à intégrer, différentes de celles que je mets en avant. Mais des auteurs, certainement, le vivier est même plutôt vaste. Je préfère ne pas mentionner de noms ici, mais il y a des projets en cours.

Et au fait, pourquoi « le cadran ligné » ?

Cela vient du fait qu’au moment où je commençais à avoir des velléités d’éditeur, un artisan papetier, Jean-Pierre Gouy, s’était installé sur ma commune de Saint-Clément. J’étais allé le visiter et il m’avait montré cet objet (la « forme ») constitué d’un treillis finement tressé de fils de cuivre monté sur un cadre en bois, et destiné à fabriquer le papier vergé où apparaissent des lignes, les vergeures. D’où le nom de Cadran ligné. Et puis le nom me plaisait pour la référence possible au « Cadran quadrillé », projet de recueil non abouti de Reverdy, ainsi qu’au « Cadran lunaire » de Mandiargues. Avec l’idée sous-jacente que le Cadran ligné donne l’heure de la poésie, trace les lignes d’une poésie possible !

Aux éditions Le Cadran Ligné :
Les Grandes soifs de Joël Cornuault, mars 2022, 128 p., 16 €
Le Charivari de Marc Graciano, mars 2022, 72 p., 14 €
Chiffreurs et Bousingos d’Alexandre Prieux , mars 2022, 80 p., 14 €