Salut à toi

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Je vieillis. Mal qui plus est selon l’expression consacrée qui signifie que sans être devenu complètement grabataire on est d’ores et déjà sur la pente savonneuse du déclin inéluctable qui guette chacun, chacune d’entre nous faute d’avoir inventé l’immortalité en dosette recyclable ou en pilule conventionnée.

Je vieillis car en écoutant les paroles de mes chansons d’adolescent je mesure douloureusement le décalage entre mes aspirations d’hier et mes préoccupations d’aujourd’hui. Tandis que je beuglais « Salut à toi » des Bérurier Noir en pogotant tout seul dans ma chambre d’étudiant, je ne me doutais pas que le temps était déjà en train d’entamer son œuvre de destruction massive de ma jeunesse insouciante. C’est en réécoutant récemment et en boucle ce morceau culte qui parlait à tous (à vous tous les zazous, à toi qui fus keupon) que je me suis rendu compte que le temps avait passé.

Bien sûr, je n’avais pas besoin d’une chanson pour constater mon obsolescence en marche : un coup d’œil sur la photographie de mon antique permis de conduire rose préfectoral ou les premiers chiffres de mon numéro de sécu’ sont amplement suffisants et permettent d’éviter l’abus des paraboles à l’ère de la TNT. Il suffit de peu de choses pour constater sa déliquescence : un miroir posé à côté d’un cadre photo numérique faisant défiler des souvenirs électroniques ; un agenda sur lequel sont notés les rendez-vous de plus en plus nombreux chez des médecins de plus en plus spécialisés ; une conscience prégnante de la fragilité de la condition humaine…

Car devant la nature, devant la mort, devant des chars russes ou chinois, devant un écran de smartphone à regarder des vidéos d’imbéciles en train de se faire les cils au fer à friser ou de se farter les pectoraux pour mieux glisser sur un toboggan en sac poubelle sur la pelouse d’une villa qatari ; devant la détresse désarmante des chatons instagramés ad nauseam ; devant le spectacle d’un sans-abri qui essaie tant bien que mal de dormir sur un mobilier urbain plus inconfortable qu’une soirée en compagnie d’un nazi 2.0 ou d’un complotiste de salon ; devant le voyant rouge de la box Internet qui ne verdit toujours pas malgré trois heures d’attente au téléphone pour finalement s’entendre demander si on a bien branché l’appareil comme indiqué sur le manuel, c’est-à-dire en mettant les deux tiges métalliques dans les deux trous idoines et non en se les carrant dans le fondement pour voir si ça change quelque chose ; devant les images du monde que les télévisions appartenant à des technocrates du capital diffusent dans le but inavoué de transformer nos cerveaux en gruyère mécanique ; devant le spectacle indicible de la bêtise de l’homo soi-disant sapiens… comment ne pas être ébaubi par la capacité de l’homme à inventer toutes sortes de moyens qui lui permettent de courir encore plus vite à sa perte ?

Mais quand je dis l’homme, c’est au sens générique du terme, loin de moi l’idée d’oublier la femme, ne soyons pas bêtement sexiste, ces messieurs n’ont pas l’exclusivité de la connerie. Après moult années de disparité criante, le beau sexe (comme on disait antan pour faire passer un sentiment de supériorité pour un compliment à pas cher) fait parfois bien mieux que damer le pion à son parangon à couilles en étant aussi insupportable. Quelques minutes de visionnage de L’heure des pros ou de Touche pas à mon poste suffisent pour s’en convaincre.

Mon problème, c’est que si je vieillis, le monde autour suit le même chemin pavé de plus ou moins bonnes intentions. Entre des amnésiques notoires de droite qui convoquent l’histoire qui les arrange, des héritiers putatifs d’une gauche en perdition, des verts par opportunisme qui ne disent plus non merci au nucléaire et des marcheurs (de la république ou au pas de l’oie), l’environnement politique s’est dégradé plus vite que les relations diplomatiques entre Poutine et Biden, la cote d’amour de Will Smith auprès de l’académie des Oscars ou le climat mondial sous les assauts répétés de l’inconséquence humaine.

Parce qu’à bien y regarder, comment espérer du mieux là où le pire se profile ? Quand étudiant je scandais « Salut à toi » en pleine rue et à voix haute le casque de mon Walkman sur les oreilles, j’étais loin d’imaginer que bien des pays énumérés dans la chanson n’existeraient bientôt plus et j’étais à mille lieues de penser à l’aube de mon avachissement programmé que l’humanisme réjouissant des paroles serait battu en brèche pour ne pas dire piétiné par des « on est chez nous » ignobles. Je ne me doutais pas que trois décennies plus tard les chants porteurs d’espérance seraient invalidés par la violence des rageurs à la parole libérée par un cuistre médiatique qui veut enterrer un service public auquel il doit une grande partie de sa célébrité. Je ne pensais pas que les fameuses lumières du siècle éponyme seraient en passe d’être éteintes par une entreprise familiale de haine en gros depuis deux générations et dont la représentante actuelle ne fait que vouloir rendre pimpantes des idées rances en les cachant derrière un filtre Instagram ou TikTok en instrumentalisant ses chats pour l’occasion.

En ce jour de premier tour de l’élection présidentielle 2022, je suis donc allé voter avec « Salut à toi » à tue-tête dans mes oreillettes Bluetooth en me disant que je remplacerais bien la partition de Rouget de Lisle par le morceau de joie des Bérurier Noir. Et quitte à inventer un nouvel hymne national, avant même le résultat de ce scrutin du 10 avril, je verrais aussi d’un bon œil un autre titre des Bérus à substituer à l’abomination guerrière qui prie qu’un champ impur abreuve nos sillons et déclame que le jour de gloire est arrivé alors que le match n’a même pas commencé : « La jeunesse emmerde le Front National ».

Mais à l’heure où j’écris ces lignes, rien n’est moins sûr.