Que faire ? : Pour une pensée du déraillement. À l’attention des chercheurs, enseignants et scientifiques

© Aurélien Barrau

Ce court texte entend apporter un élément de réflexion autour de la question fatidique du « que faire ? » lorsqu’elle émane des chercheurs et enseignants.

Le constat est sans appel : la vie s’effondre sur Terre (1).

Les spécialistes évoquent un « anéantissement biologique global ». Loin de constituer une crainte pour demain, il s’agit d’un fait déjà acté : les populations déclinent à un rythme effréné chez les mammifères sauvages, les poissons, les insectes, les coraux… Les humains sont, eux aussi, d’ores et déjà très fortement touchés. Et les végétaux n’échappent pas à la catastrophe.

Les conditions d’habitabilité de notre planète sont en passe d’être détruites, les seuils de relaxation sont dépassés, le système est fondamentalement déstabilisé.

Dans un futur proche, des centaines de millions de réfugiés climatiques sont attendus – ce qui ne peut signifier qu’une situation de guerre généralisée (2). Conjointement, le rythme de disparition des espèces atteint celui d’une extinction massive qu’il conviendrait ici de nommer une « extermination délibérée ».

Le problème est double. D’une part, la situation actuelle est physiquement intenable. La courbe des « prélèvements » étant nettement au-dessus de celle des capacités écosystémiques, il se produira nécessairement une correction brutale (3). Qu’on le veuille ou non, ce qui est en cours ne perdurera pas. D’autre part, même pérenne (ce qu’il n’est pas), l’état du monde n’en demeurerait pas moins extraordinairement violent et mortifère. Il convient de ne pas confondre le durable et le souhaitable (4).

Il n’est évidemment pas question de sauver le climat. Le dérèglement climatique n’est, en effet, qu’un petit aspect de la catastrophe globale : pollution, destruction des espaces habitables, effondrement de la biodiversité, interruption des cycles biogéochimiques, stérilisation des sols, acidification des océans… contribuent activement à l’effondrement de la vie sur Terre (5). De plus, le réchauffement est une conséquence, un symptôme (6) – et non pas l’origine – d’une profonde faillite systémique et axiologique.

Dans cette situation, il n’y aurait à mon sens aucun intérêt à nous reconvertir en « ingénieurs de la décarbonation » (7). Tant que les valeurs et les desseins n’ont pas changé, le cheminement n’aura pratiquement aucune importance. Si raser un espace gorgé de vie pour le remplacer par un parking de supermarché est considéré comme une croissance, la forme de l’énergie utilisée pour parvenir à cette fin demeure un problème très secondaire (8). Et disposer un jour d’une énergie propre et infinie, pour parachever le geste d’atrophie culturelle et d’extermination naturelle (9) aujourd’hui à l’œuvre, constituerait certainement la pire situation possible !

Il est par conséquent clair que seule l’ouverture à une authentique révolution – des symboles et des enjeux – revêt un quelconque intérêt. Et c’est là toute la difficulté : le devenir d’une idée n’est jamais pré-écrit et il est impossible de connaître a priori le destin d’une proposition ou d’une investigation.

Il me semble donc raisonnable de poursuivre nos travaux en sciences fondamentales, de ne surtout pas nous interdire les explorations gratuites et apparemment déconnectées des préoccupations pourtant vitales qui nous obsèdent – ou devraient nous obséder suivant la rationalité la plus élémentaire – par ailleurs. Mais il faut le faire sous la condition essentielle que toute pensée proposée ou reçue le soit en ouverture à une déconstruction de l’ordre hérité. Et cela change tout.

Il ne s’agit donc surtout pas de légiférer sur les idées recevables. Mais de s’engager à les accueillir ou à les recueillir avec un désir – qui serait aussi une sorte de contre-éthique performative – de subversion du système de valeurs dominant dont elles émanent. Retournement. Nul ne connait la forme exacte que prendrait une inflexion bénéfique mais une chose est certaine : toute tentative de poursuite dans la direction actuelle est suicidaire autant que meurtrière.

La révolution la plus radicale ne prend pas nécessairement la forme de l’affrontement physique et du bain de sang. Réinventer une axiologie qui rendrait obsolètes les structures de domination et renverserait la valeur symbolique des prédations pourrait se révéler bien plus efficace.

Il est évidemment inenvisageable d’y parvenir par simple décision. Mais il est possible de ne rien poursuivre des travaux qui n’ont aucune chance d’y contribuer et de s’astreindre à entretenir un état d’être qui demeure dans une inconditionnelle porosité au « tout autre ».

L’écologie, dès sa terminologie, pense dans une dualité qui extrait l’Homme de son environnement. Tout au contraire, c’est une véritable cosmopoétique (10) qu’il faudrait aujourd’hui fonder. En dissension assumée avec les implicites d’une idée de « progrès » obsédée par l’artificialisation et la réification. En finir avec le délire techno-nihiliste — et largement néocolonial (11) — de l’histoire occidentale moderne.

Le problème est civilisationnel et doit être abordé avec une audace à cette démesure.

Très concrètement, je crois qu’il est possible – et souhaitable – de s’astreindre à ne travailler les concepts qu’avec le dessein affiché de trahir l’inertie systémique devenue une forme d’auto-terrorisme généralisé. À quoi bon penser si ce n’est pour penser contre soi ? Moins qu’une injonction morale, il s’agit d’une évidence pratique.

Il est question de faire de chaque exploration intellectuelle une potentielle « arme d’invention massive » (12) pour contribuer à une dynamique d’extraction – et d’effraction. Il est question, plus encore au niveau du recevoir que du produire, de se mettre en posture de fragilité en tentant d’user de chaque proposition dans le sens d’une déstabilisation de l’architectonique entérinée. Autrement dit encore : il est question de lire, d’écrire, de calculer, d’expérimenter, d’observer, d’enseigner ou d’apprendre avec l’intention d’un réagencement profond et durable. Et chacun le sait : tout texte change profondément de sens suivant les attentes avec lesquelles il est appréhendé.

Cela n’a rien d’une proposition esthétisante ou pseudo-philosophique. L’enjeu n’est pas de s’acheter une conscience révolutionnaire à moindre frais. Ni d’afficher une ambition arrogante dans son immensité. Tout au contraire, la visée est essentiellement prosaïque, humble et pragmatique : se placer – par volontarisme et par décision revendiquée – en état d’amour principiel pour l’impensé et l’inouï. La conséquence est immédiate : ne plus élaguer les lignes de fuites avant même de les avoir parcourues ou observées.

Sachant que l’autoroute n’est plus un chemin envisageable.

Se faire pirate du logos.

Il serait confortable de croire que nous nous trouvons face à un problème technique ayant une solution technique. Cela permettrait aux ingénieurs et chercheurs d’évoluer dans une méthodologie qu’ils comprennent et qu’ils connaissent. Ce serait un exercice bien posé, présentant une solution unique à découvrir, et ne requérant pas d’interroger l’énoncé. Il en va, hélas, tout autrement.

Si la destination demeure inchangée, quel que soit le cheminement, in fine, c’est la vie qui meurt.

Les antalgiques peuvent soulager d’une migraine, mais si cette dernière est due à une tumeur, ils s’avèreront avant tout dangereux en masquant l’origine réelle de la douleur. Les constructions « bas carbone » et autres astuces technologiques relèvent d’une thérapeutique du paracétamol dans une situation de cancer généralisé. L’efficacité sur le long terme n’est pas faible, elle est nulle.

Demain sera tout autre ou ne sera pas (13). Chaque pensée visant la surenchère affirmatrice d’un système nécrosé est aujourd’hui une pensée perdue. Caduque par essence. Le temps consacré à ce qui réaffirme, renforce ou étaie le déjà-dominant – aux sens praxique, symbolique et ontologique – est perdu.

Toute idée, même la plus anodine, peut être reçue et travaillée, dans l’optique de la création d’un ailleurs dans l’ici, inscrite en connivence avec une remise en cause de toutes les évidences trompeuses qui vertèbrent la formidable machine de guerre transformant cette planète en déchet.

Ouvrir à la contingence est l’urgence absolue.

N’est-ce pas, finalement, notre véritable rôle de chercheurs ? Plus que d’obtenir des récompenses ou reconnaissances flatteuses – parfois des financements ou contrats prestigieux – qui entérinent une mécanique réplicative souvent désuète et parfois grotesque (14)…

User de nos statuts pour pérenniser et ossifier les structures métaphysiques d’une civilisation à l’agonie dévoie l’idée même d’exploration radicale qui nous a conduit à la recherche. Et celle-ci, dans sa forme la plus audacieuse et séditieuse, n’est plus seulement attrayante et exaltante : elle est aujourd’hui vitale.

Derrière son abstraction apparente, la suggestion est très concrète. Peut-être même est-elle bien trop concrète pour s’avérer littéralement tenable : il s’agit de ne travailler que dans le sens d’un contournement de l’ordre établi, d’une perméabilité à la différence (15) et d’un dépassement des contraintes intériorisées – ce qui peut valoir à tous les niveaux. De se consacrer aux questions qui ébranlent la tranquillité de celui qui les pose (16). Certes, il n’est jamais possible de savoir par avance si une démarche sera révolutionnaire. Mais il est souvent aisé d’identifier celles qui ne pourront, dans aucun cas, le devenir. Elles constituent pourtant l’essentiel de ce qui nous occupe et deviennent ce dont il serait sans doute nécessaire de se détourner (17). Tenter de continuer « à l’identique » – parce que c’est ce que nous savons faire – en diminuant les externalités négatives est une faute et un leurre. C’est à la fois impossible et insuffisant.

Il y a quelques années, Sauvons la recherche rappelait que ce n’est pas en améliorant la bougie qu’on inventa l’ampoule. C’est juste. Vive la recherche fondamentale (même et surtout quand elle n’a pas d’application) ! Mais il faut aussi garder à l’esprit que ce n’est pas en révolutionnant les modalités techniques et scientifiques d’une guerre qu’on peut faire la paix : c’est en inventant un tout autre rapport à l’ennemi présumé. Aujourd’hui, nous sommes en guerre totale contre la vie et changer la forme ou la couleur des bombes n’est pas projet sérieux (18).

Dans une situation de méta-crise avérée, alors que nous cheminons vers la mort, il n’y a aucun sens à ne pas s’atteler à une éthique du déraillement. Mais il n’est pas pour cela nécessaire de faire exploser la voie ferrée : c’est très brutal, parfois mortel, et fort inefficace – elle serait bientôt reconstruite, plus résistante et plus massive.

Hautement préférable pourrait être le geste consistant à quitter le train et à errer dans la forêt (19). Une forêt qui n’aurait rien d’un « puits de CO2 » – vision instrumentaliste et gestionnaire – mais qui deviendrait, en elle-même, un multivers de possibles. Et la locomotive, bientôt, rouillerait sous une végétation luxuriante.

Aurélien Barrau
Directeur du Centre de Physique Théorique Grenoble-Alpes

(1). Il est possible que la biomasse des bactéries ne diminue pas. Nous référons ici aux eucaryotes.
(2). Guerres – militaires ou économiques – dont il serait sain de se préoccuper même quand elles se déroulent hors d’Europe (quoique souvent avec une responsabilité européenne !).
(3). Ce qui est su depuis 50 ans et que nos dirigeants, s’ils étaient un tant soit peu conséquents et compétents, auraient placé en tête de leurs priorités depuis lors. Une correction « douce » n’est maintenant plus envisageable.
(4). À l’échelle de l’Histoire, les dictatures se sont certainement révélées plus durables que les démocraties, ce qui ne signifie pas qu’elles leurs soient préférables !
(5). La chute de la biodiversité – c’est-à-dire de la vie – devrait d’ailleurs être plutôt considérée comme le problème « en tant que tel » plutôt que comme un simple facteur de risque, parmi d’autres.
(6). Voir les travaux d’Arthur Keller (et de Jean-Marc Jancovici).
(7). Ou pire encore : nous contenter des « petits gestes » (moins prendre l’avion ou mieux isoler nos bureaux pour optimiser le bilan carbone du labo) sans aborder le problème dans sa dimension systémique.
(8). C’est d’ailleurs pourquoi les poètes et artistes ont certainement un rôle plus important à jouer que les physiciens et chimistes pour faire face à la « menace existentielle directe » (termes de l’ONU) qui se dessine : il s’agit de totalement revoir le sens plus que les moyens.
(9). Cette dichotomie nature/culture constitue évidemment l’une des constructions les plus nocives de notre histoire. Voir les travaux de Philippe Descola.
(10). Voir les travaux de Dénétèm Touam Bona.
(11). L’échec auquel nous faisons face n’est pas celui de l’Humanité dans son ensemble, mais celui d’une seule culture – devenue dominante par la force – parmi d’innombrables autres, qui proposent ou proposaient des être(s)-au(x)-monde(s) souvent radicalement opposés à la vision d’un Homme « maitre et processeur de la nature ».
(12). L’injonction ne porte pas sur le résultat, qui n’est jamais prévisible, mais sur l’intention.
(13) Ne sera pas… pour nous et tous ceux que nous emportons dans notre chute. L’usage de métonymies n’est pas incompatible avec la précision.
(12). On pourra, à ce propos, utilement écouter la conférence donnée par le génie des Mathématiques, Alexander Grothendieck (qui a d’ailleurs refusé le prix Crafoord qu’il jugeait simplement inutile), au CERN, en 1972 !
(13). Qu’il pourrait être préférable d’écrire, comme Derrida, différance pour signifier l’action de différer.
(14). Au sens de Fernando Pessoa.
(15). Cette ligne – ou plutôt courbe – de conduite peut se déployer à chaque strate d’une pratique de la recherche :  choix des thématiques, choix des méthodes, choix des articles référés, choix des projets soutenus, choix de ce qui (n’) est (pas) évalué, organisation du laboratoire, modalités d’interactions, etc. Mais cela concerne aussi, plus profondément, tous les non-dits qui structurent le système et lui confèrent une apparente inéluctabilité.
(18). Dernière bombe en date lors de l’écriture de cette brève tribune : le catastrophique contrat entre Amazon et Arianespace dont l’essentiel de la communauté semble pourtant se réjouir. Faillite symbolique, éthique, esthétique et épistémique : même le ciel peut être souillé par les milliardaires sans scrupules.
(19). Au sens où Isabelle Eberhardt appelait à un « droit à l’errance ».
© Aurelien Barrau