« Mon dieu, qu’est-ce que je fais là ? » : Hanna Bervoets (Les choses que nous avons vues)

Les choses que nous avons vues, détail couverture © éd. Le Bruit du monde

Les choses que nous avons vues est le premier titre publié par la maison d’édition Le Bruit du monde, installée à Marseille. Comment ne pas voir dans son titre une forme de manifeste, dans tous les sens de ce terme ? La littérature est ce qui donne à voir, dévoile et souligne, elle est un écho du monde, une lecture de ses enjeux, tel sera donc le programme du Bruit du monde. Et quel livre pouvait mieux le figurer que celui de l’autrice néerlandaise Hanna Bervoets, pour la première fois traduite en français, par Noëlle Michel ? Ici, le monde dans son versant numérique, avec Kayleigh, ancienne modératrice de contenu, qui revient sur son expérience d’un travail précaire et traumatisant de nettoyeuse du web, une descente aux enfers qui dit tant de nos présents aussi violents qu’incertains.

Quand le récit commence, Kayleigh a quitté Hexa seize mois plus tôt, elle travaille désormais dans un musée mais tout le monde la presse de savoir ce qu’elle a vu de pire quand elle était modératrice de contenus pour la plateforme. Sans doute lui pose-t-on la question pour confirmer ce qu’on sait déjà, revenir sur des « exemples éculés », tant de journaux ont déjà fait raconter ces scènes par des modérateurs — chien balancé du haut d’un immeuble, suicide au rasoir émoussé, salut nazi, message complotiste… Ce n’est pas vraiment ce qui intéresse la narratrice, pas plus que l’autrice d’ailleurs : non pas ces contenus mais ce en quoi ce « job » « consistait réellement », les traces profondes que laissent ces contenus dans les psychés. Si Les choses que nous avons vues est un texte de fiction, Hanna Bervoets s’est appuyée sur nombre de recherches, livres, documents, articles, cités dans une bibliographie finale. Le web est un terrain qu’il s’agit d’arpenter : il s’agit bien ici de réel, le numérique est matériel et rien de ce qu’il nous fait n’est pure abstraction.

Kayleigh, contactée par un avocat au nom d’ex-modérateurs qui veulent attaquer Hexa en justice, préfère témoigner via un récit, dire non seulement la violence des contenus à vérifier qui épuise et traumatise mais aussi un quotidien peu à peu gangréné par ce contexte, le cerveau qui ne cesse de trouver des biais pour laisser le pire en ligne (souligner que la vidéo est comique ou éducative via une légende, par exemple). L’important pour Kayleigh est de raconter, « simplement », son histoire, de son recrutement au moment où plus rien n’a été possible, où partir est devenu le seul moyen de survivre. Elle raconte la petite équipe qui a pour fonction d’être les relais humains quand utilisateurs et robots ont signalé des contenus à modérer, elle énonce les règles absurdes et qui ne cessent de changer, le rythme inhumain imposé, la pression constante de l’erreur, les conditions de travail ignobles avec les alertes si les scores ou la cadence chutent, deux wc pour tout le monde, deux pauses dans la journée, la pointeuse, l’absence de suivi psychologique.

Comment tenir dans ces conditions ? Kayleigh se raccroche au salaire, plus important que dans tout ce qu’elle a connu, à la nécessité pour elle de se reconstruite après une expérience terrible dans un centre d’appel, l’agressivité des clients, les insultes et hurlements. Kayleigh a besoin d’argent, son histoire d’amour avec Yena l’a laissée exsangue, physiquement comme financièrement. Et puis ici l’équipe semble un peu plus soudée, les « recrues d’octobre » vont boire des cocktails le soir… et il y a Sigrid, remarquée pendant la formation, embrassée un soir, qui permettrait peut-être de tout recommencer.

Le récit de Kayleigh procède par retours en arrière concentriques, donnant peu à peu des clés pour percevoir ce qui pèse sur la narratrice, ce qui peut expliciter sa tragique définition de l’amour, « simplement la somme de nos désirs et de nos peurs ». Tout est ici à la fois factuel et pris dans la gangue de ce job sur des vies et intimités, la surcharge de travail, la chape émotionnelle, les traumatismes souterrains qui font qu’une vidéo en apparence anodine réactive ce qui avait profondément choqué Kayleigh quelques semaines plus tôt. La jeune femme est face au pire de ce que nous pouvons produire : violence, fake news, complots et Kayleigh en voit les ravages en Kyo et Sigrid peu à peu convaincus que la terre est plate. Comment aimer quand la pornographie à hautes doses rend tout « rasoir » ?

Hanna Bervoets narre une descente aux enfers qui est, simultanément, une tentative de survie ; elle brosse un portrait de femme absolument bouleversant et dérangeant puisque peu à peu le lecteur perd pied, lui aussi, face à ce que conte Kayleigh de harcèlements, frustrations et colères. Qui dit vrai dans l’histoire contrariée de Kayleigh et Sigrid ? La littérature, elle, dit les choses en face, sans réconfort factice, elle nous plonge, directement, dans le maelstrom.

Hanna Bervoets, Les choses que nous avons vues, trad. du néerlandais par Noëlle Michel, éditions Le bruit du monde, mars 2022, 146 p., 16 €