Muriel Pic : « Je suis ouverte à toutes les hantises » (L’argument du rêve)

Muriel Pic © AL BROYER

Poèmes-documentaires, poèmes-essais, l’ensemble qui compose L’argument du rêve tourne autour du corps : corps social, corps vécu, corps biologique – le corps questionné à partir de l’idéologie comme le corps questionnant l’idéologie. Entretien avec Muriel Pic.

L’argument du rêve est un ensemble poétique qui se fonde sur des documents, en particulier sur des images d’archives. Trois sections composent le volume autour de thématiques distinctes, croisant différents domaines et strates temporelles : une première section autour de la bataille d’Okinawa en 1945 ; une seconde section autour du mouvement Freie – Körper – Kultur (les naturistes d’Orplid), culture du corps libre ; et une dernière section autour des ermites de Patmos. « Pour chaque voyage, j’ai eu des guides, j’ai suivi des voix ». Les trois sections sont répertoriées en fin de volume sous le nom de « Table des rêves » et sont respectivement intitulées : « Rêve de Sei Shönagon », « Rêve d’Annette Von Droste- Hülshoff » et « Rêve de Robert Lax ». Un précédent livre Élégies documentaires, paru en 2016, est composé également à partir d’archives, dans une forme poétique traversée par le documentaire. L’argument du rêve s’inscrit-il dans un cycle d’écriture ? Comment se sont opérés les choix thématiques pour chacune des trois sections du livre ?

Oui, un cycle d’écriture, c’est une belle manière de le dire, merci. Mais ira-t-il plus loin que les Élégies documentaires et L’Argument du rêve ? Je ne sais pas. Si je vois l’ombre d’un « système », je me sens mal à l’aise. Mais c’est vrai qu’un diptyque existe à présent. Un diptyque en grisaille. En tout cas, le titre du premier est devenu un moyen pour désigner la manière du second : une élégie documentaire. Et le second a fait apparaître un équivalent plastique possible de l’élégie documentaire, à savoir la peinture en grisaille qui met à distance par l’absence de couleur le pathos de ce qui est représenté. Une distance critique.

La poésie se voit assignée une tâche historique de démystification : démystification de l’héroïsme, du bon sentiment, du médiatique. Si elle ne le fait pas, personne ne le fera. Elle est la seule à garantir la survie de l’oiseau que nous avons entre les mains, et dont parle Toni Morrison dans son discours du prix Nobel de littérature : le langage. Le langage vivant qui est entre nous.

J’ai écrit sur la bataille d’Okinawa et les kamikazes pour témoigner de la manière dont les idéologies et les mythes nous agissent si l’on n’y prend pas garde.  En l’occurrence, l’idéologie du héros – surtout viril. Je ne savais pas qu’elle serait à ce point d’actualité à la parution du livre. Ce texte est un réflexe de défense, un réflexe de deuil après la visite de deux musées au Japon, musées-temples où règne le révisionnisme : il y avait partout des photographies et des louanges aux martyrs de la patrie, qui incarnent l’accès à la transcendance par la destruction des corps, des vies. J’ai beaucoup rêvé pendant ce voyage. Et ma seule aide a été Sei Shonagon. Une femme aussi que j’ai rencontrée à Tokyo. Un de ces êtres très lucides et très sensibles à la fois. Je lui ai dit que j’allais écrire sur ce que j’avais vu ou plutôt pas vu. Elle m’a demandé qui j’étais pour prendre ce droit, que je ne savais rien du Japon, que je n’en saurai jamais rien. Elle avait raison. Elle m’a aidée finalement.

J’ai écrit sur l’utopie naturiste pour faire une archéologie du retour à la nature. Il y avait un souvenir dont je ne savais pas quoi faire, je ne savais pas où le mettre, il me tourmentait sans vraiment me déranger, mais persistait. Une expérience faite quand je vivais à Berlin, faite par hasard, par surprise, à par curiosité. Je me suis retrouvée sur une plage naturiste sans rien savoir de la culture FKK, selon l’acronyme bien connu en Allemagne pour Freie Körper Kultur, qui désigne la culture du naturisme. C’était au bord du lac de Wannsee, dont le nom est par ailleurs tristement célèbre. Je lisais Annette von Droste Hülshoff, dont Walter Benjamin a publié quelques lettres, une figure des Lumières peu traduite en France. Elle m’a semblé être une bonne guide pour suivre l’utopie naturiste de l’anarchisme au fascisme, de la naissance de l’espéranto à celle du végétarisme, du mysticisme de la nature à la terre-patrie. Bref, une question historique et physique, sociale et biologique vraiment complexe, dont les images parlaient très simplement avec des histoires individuelles, des témoignages involontaires, les corps de ceux qui ont rêvé, nus, à la liberté. Pour m’exposer à ces images, j’avais besoin d’une alliée comme Droste : pas une athlète, plutôt une migraineuse, une poétesse très originale, très libre dans ce qu’elle écrit et avec une singulière puissance érotique. Je veux dire par là qu’elle peut écrire un long poème sur le gonflement d’un rideau par le souffle du vent. Il me fallait une figure qui puisse avec simplicité montrer des choses complexes.

J’ai écrit sur les ermites de Patmos parce que les ermites m’ont toujours fascinée : solitude, ascèse, indépendance complète, besoin de rien ou de peu pour vivre, refus de toute possession. Patmos est une île qui, à cause de Saint Jean, auteur présumé de L’Apocalypse, est liée à une tradition d’érémitisme. C’est une très belle île, très préservée car elle appartient à l’église orthodoxe. Elle attire un tourisme de haut standing. Elle semble tout ignorer de la catastrophe migratoire qui se déroule dans le Dodécanèse. J’ai vécu en Grèce, je connais assez bien le pays, des membres de ma famille y vivent, on a toujours passé les vacances sur des voiliers – pas des yachts, plutôt des coquilles de noix. J’en garde une familiarité avec l’insulaire, le mal de mer et des troubles chronique du nerf vestibulaire. Patmos a été une expérience merveilleuse et choquante, l’expérience du contraste entre la beauté des lieux et une réalité sans apocalypse, mais terriblement concrète et obscène.

Et puis j’ai vu les images des réfugiés de 1942, sous lesquelles Bertolt Brecht a écrit des épigrammes, qui fuyaient l’Europe en guerre pour rejoindre la Palestine, et qui se noyaient dans cette même mer Égée. Entre mourir et mourir peut-être, le choix est vite fait. Face à cela, la rencontre avec les textes de Robert Lax m’a décidée : sans lui, sans son rythme singulier, sans sa capacité à nous ramener à l’élémentaire, jamais je n’aurais pu prendre le risque de transcrire les témoignages des vagues. Lax s’est installé à Patmos en ermite moderne : il s’interrogeait sur l’hospitalité, la citoyenneté, travaillant l’ascèse dans les mots autant que la vie. Sa poésie est d’une économie de moyen qui donne à réfléchir sur ce dont nous avons besoin pour vivre, sur ce que nous consommons.

Patmos a aussi été le lieu d’une rencontre avec la poésie de Loránd Gáspár qui y séjournait régulièrement. Je n’ai pas pu établir s’ils se sont rencontrés, mais ils ont chacun photographié l’île en forme de papillon. Dans les deux cas, les images sont très belles. Celles de Gáspár, je les ai trouvées grâce à la générosité de Danièle Leclair, spécialiste de ce poète. J’ai d’abord lu Gáspár en l’écoutant, en registrant des inflexions de sa voix. En réalité, les archives sont toujours liées à des personnes, à des rencontres, elles produisent des liens, c’est un matériau très vivant.

L’argument du rêve se structure autour d’un matériau hétérogène dans l’assemblage de textes et de documents visuels issus de fonds d’archives. La question du document et des archives intègre le texte poétique même (références à la consultation des archives nationales de San Francisco dans la première section). L’ensemble du volume est traversé, en particulier, par la question du corps qui s’inscrit dans ce rapport au document dans les deux premières sections. « Les documents sont nos corps / nos corps sont des documents » ; « le corps n’est-il pas le premier et le plus naturel document de l’homme ? »  Dans la composition de cet ensemble, quels types de documents ont été privilégiés ? Peut-on dire que le travail d’assemblage est au centre du travail d’écriture ? Comment fonctionnent ces différents supports les uns en relations aux autres ?

J’écoute les documents comme une écrivain, ou ce que pour moi écrivain veut dire, c’est-à-dire que j’écoute un document comme il me touche, l’écriture est prise dans une phénoménologie de la poussière. C’est la première chose. Ensuite, j’écoute un document comme le récit d’une découverte scientifique. Prenons celle de l’arc-en-ciel : un très jeune savant est assis à la table d’une auberge en 1660, et il affirme pouvoir tout aussi bien que dieu – impossible de mettre une majuscule à ce mot – offrir le spectacle d’un arc-en-ciel, et il le fait. On peut tous le faire. Il suffit de placer un prisme triangulaire, un bout de verre à trois faces, devant un rayon de lumière. Le spectre solaire de la lumière naturelle se décompose en sept couleurs du rouge au violet. La magie est concrète, infralyrique, élémentaire.

Enfin, j’écoute un document comme un rêve : des fragments de mémoire, un révélateur de désirs. Une image est belle, désirable parce qu’imparfaite ou involontairement parfaite, parce que le hasard d’un instant fait cristalliser le regard, surgir d’un défaut ou d’une déchirure une voix, un geste d’amour, advenir un évènement lyrique infime. J’écoute un document comme j’écoute les mots. Spectre est un mot, les mots sont les personnages du poème. La poésie fait vibrer toutes les nuances d’un mot, et ce qui se déploie alors est une écoute. Sans la poésie, le langage est un oiseau mort que l’on se passe de main en main et qui pue le fake. La confiance est le sentiment le plus rationnel et le plus sensible pour assurer le bon fonctionnement d’une société, et elle passe par le langage. Lutter contre la corruption du langage, c’est démonter la propagande, se méfier de la logique de cause à effets.

Un document, une archive est souvent, de plus en plus, quelque chose pour se rendre légitime, identifié, fondé, pour prouver d’où l’on vient, que l’on est quelqu’un. J’en ai parlé une fois dans un autre entretien où il est question des ateliers d’écriture avec les archives. C’est un usage abusif de la trace, de l’idée d’enseignement qui est dans le mot docere du document, ou de l’idée de fondement qui est dans l’arkhè de l’archive. Le poème rend au document et à l’archive ce qu’ils ont de plus précieux : leur pouvoir de questionnement, d’étonnement, leur pouvoir d’imagination. Sans imagination, pas moyen de s’en sortir, aucune chance de projeter une autre réalité, aucune chance de rêver ; sans imagination, on est claquemuré dans le conformisme. Il n’y a plus qu’à regarder au plafond pour trouver la voie mystique qui nous conduira à l’extase contre l’ampoule. C’est tout ce que les élites donneront : une imposture de la faculté d’imaginer. C’est pourquoi le poème, la littérature est nécessaire. La transcendance est l’ampoule au plafond et, en temps de guerre, elle vire au rouge façon Red Light District pour stimuler l’excitation virile, le rêve d’héroïsme. Mauvais combat. Mauvaise lumière. Combat dont je ne vois pas l’ennemi. Combat où l’ennemi est devenu moi-même, mes rêves, combat où je ne m’habite plus, où je ne suis plus responsable. Pas bon cela. Ça ne peut que mal finir sous médicaments psychotropes.

Chacune des trois sections est marquée par l’intervention d’une voix issue de l’histoire littéraire : Sei Shonagon, Annette von Droste-Hülshoff, Robert Lax. Le volume se clôture à la façon d’un générique de film par une remarquable liste de références qui fait poème, intitulée Mes fantômes. Les références intègrent ainsi le texte poétique où se croisent différents domaines (littérature, cinéma, faits d’actualités, arts plastiques) et différentes temporalités. Peut-on dire que le texte poétique se construit aussi dans la mise en relation de références non hiérarchisées et de temporalités hétérogènes ? Comment interviennent ces multiples voix dans le travail d’écriture ?

Non hiérarchisées, non figées, en circulation, pour que les apparitions puissent se mettre en rythme, pour que puisse se mettre en branle le cortège des hallucinations et des visions, montage est aussi le mot, un synonyme de rythme. Dans L’Argument du rêve, c’est juste, les références sont intégrées comme une liste ou un poème, ce sont d’abord des mots avec une physionomie visuelle et sonore. Et parfois, on reconnaît quelque chose, parfois pas. Ou bien une prochaine fois, on le reconnaîtra ailleurs. Les références ne sont pas des lieux de fermeture, d’exclusion, d’identification, mais des ouvertures, des fils déconnectés d’un savoir qui affirme, lancés dans de multiples directions vers un savoir qui questionne et se remet en question. S’en saisit qui veut. Lire, écrire, communauté merveilleuse affranchie du temps et de l’espace, expérience du rêve dont nous avons besoin, aussi essentielle à la vie que boire et manger. On sait que sans appétit, n’importe quel être se laisse mourir de faim, de soif.

Les discours sur l’utilité de la littérature sont pour moi incompréhensibles, ou faits pour désarmer la puissance d’imagination qui ouvre les vies à d’autres réalités, invente des possibles, des énergies, des pensées. Isaac Newton est devant un rayon de lumière avec son prisme triangulaire, je le vois. Le poème nous rend présent à ce que nous n’avons pas vécu. Des présences sont à observer, à écouter. Je suis ouverte à toutes les hantises, je m’y expose, j’en prends le risque. Je ne veux pas m’en protéger. L’argument du rêve chez Descartes nous dit que l’on ne peut faire confiance qu’à la raison pour distinguer entre la réalité et les illusions du rêve et de la perception. Il a toute ma sympathie dans sa manière d’adhérer au rêve, c’est d’ailleurs ce qui le rend révolutionnaire. Ce qui suit, le cartésianisme, ce que l’on a fait avec la raison, le pouvoir absolu qu’on lui prête parce qu’elle serait seule productive me laisse sceptique, ironique. Je crois que la violence poétique est aussi nécessaire qu’est nécessaire « la douce violence de la raison », dont parle Brecht dans sa Vie de Galilée, nécessaire contre les mysticismes de l’ampoule, les idéologies dont je parlais avant. C’est pourquoi le rêve doit être envisagé comme un argument et non comme un état sans valeur parce qu’improductif. Le rêve peut produire des monstres, des spectres, et nous avons besoin de ces forces-là. Il suffit de voir ce qui se passe pour le sentir et le comprendre. Argumenter en faveur du rêve, c’est argumenter en faveur de la liberté.

Si la dimension politique est inhérente aux thématiques choisies, elle se manifeste aussi dans cette confrontation des images d’archives avec la période actuelle, notamment dans la dernière section Rêve de Robert Lax qui évoque les réfugiés. Lors de cette dernière section, il est question de l’« engagement du poème ». Quels sont précisément les enjeux critiques et politiques mis en place dans ce nouvel ensemble ?

Le deuil est une résistance, les fantômes sont des résistants, des anarchistes aussi, des moteurs de désordre et d’insubordination. J’essaie de leur donner une place, un rythme, une mesure pour que la démesure dont ils témoignent ne soit pas oubliée. Je suis aussi toujours surprise de voir à quel point les archives sont en prise sur des questions d’actualité. En fait, elles nous parlent de notre contemporain, c’est pour ça aussi que je m’y attache. Je crois qu’elles peuvent apporter des réponses à certaines questions du présent que l’on prend trop frontalement ou sans imagination : les choses du passé – les morts – ont vraiment une force de parole et d’argumentation. Par exemple, elles savent beaucoup sur la guerre, l’endoctrinement des esprits et des corps, le retour à la nature et ses liens avec des régimes autoritaires autant qu’aux groupes anarchistes.

L’argument du rêve est un livre contre l’héroïsme de la guerre, contre le mysticisme de la nature (elle n’a pas mérité ça), contre la politisation des corps, un livre sur la puissance du rêve de nous faire agir, sur l’héroïsme-limite des femmes et du poème, sur l’amour par-delà les siècles. Le chant funèbre est une plainte qui porte plainte, une manière de nous rendre témoins, de nous faire témoins, de récupérer des morceaux dans les marges, dans les zones d’exclusions, d’oublis. Car ce qui importe, ce n’est pas d’être inclus ou incluse dans le pouvoir, mais de le critiquer.

Je n’écris pas en m’inscrivant dans un discours directement militant : j’essaie de conduire les lecteurs à s’interroger avec moi sans perdre une forme d’émerveillement et d’étonnement. Je ne veux pas d’un scepticisme stérile. Je veux donner de l’énergie, du pouvoir, du rêve, de la lucidité. L’argument du rêve est une série de scènes pour témoigner de la force des utopies, dangereuses et salvatrices, pour se demander si ce qui est raisonnable ou réputé comme tel est bien là où l’on croit qu’il se trouve, pour chercher la vérité dans les traces oniriques, désirs et souvenirs mélangés, ressources intimes pour faire les bons choix politiques.

L’Argument du rêve ne parle pas de l’écologie mais de l’utopie du retour à la nature. J’ai toujours lu les poèmes pour qu’il m’aide à poser les questions autrement, en bégayant avec Ghérasim Luca par exemple. Je cherche constamment des voies pour multiplier les imaginaires et les savoirs, afin de trouver des bifurcations et d’autres réalités possibles. L’imaginaire est une faculté politique, pour le meilleur et pour le pire. La faculté d’être présent à ce que l’on n’a pas vécu, de se représenter ce que l’on n’a jamais pensé, d’exagérer l’histoire pour produire des espaces de rêves, d’utopies, une dynamique de changement, de déplacement.

Une société est lisible dans ses déchets, des restes, ce que sont les archives, quand on en fait pas des reliques ou des fétiches. Il n’y a que dans ses poubelles qu’une société est sans masque. A Londres, le premier endroit pour le recyclage était le Dust-Yard, à l’époque victorienne, un dépôt de poussière. Il y a une idée que j’aime beaucoup parce qu’elle est poétique et philologique, savante et naïve : lire dans la poussière, lire des traces, des volutes, des mouvements, des fragments, en saisissant un détail comme s’il était là pour vous – à ce moment-là pour soi.  Le philologue lit dans la poussière, le poète aussi. Novalis en parle très bien, qui lit dans le pollen. Lire dans la poussière de la terre, de la Voie lactée comme le devin aussi. Lire dans les rebuts pour se donner une chance d’imaginer l’avenir.

C’est surtout une manière de lier les choses entre elles, une technique au sens des Grecs. Dans cette mise en relation, ce montage, il y a une démarche politique qui ne relève pas du discours militant. J’ai travaillé la question philologique entre histoire et littérature à partir d’une note de bas de page de l’historien Carlo Ginzburg, où il est question d’une « épistémologie de type divinatoire ». J’ai fait ce travail à un titre scientifique, mais depuis une motivation propre à ma position d’écrivain : en mon for intérieur, c’était un geste éthique en raison de mon usage des archives avec le poème.

L’association littérature, fiction, mensonge me semble très pauvre. L’écrivain a une liberté de parole différente de celle du scientifique : je suis écrivain, je suis témoin, je suis rêveur aussi, « rêveur sec », comme dit Flaubert. Témoin et rêveur pour mon temps, en l’occurrence avec des archives en main, et sans forcément être dans l’opportunisme de la mode (et il faudra revenir un autre jour sur cette question). L’historien n’est pas un témoin – sauf circonstances biographiques. Il lit en philologue, avec exactitude, il lit la poussière des traces, en neutralisant la métaphore par la science. Certes, en Chine ancienne, celui qui tenait les annales était aussi le devin, lecteur attentif des écailles de tortues, des monticules de terres, des images de nos nuits. (On me fera la faveur de relire tout le passage au féminin : c’est rare que je sois confrontée à cette question du genre dans le poème car il ne va au général que par une adresse précise, enfin la plupart du temps). Si on me passe l’oniromancie et la psychanalyse, il me semble que le rêve est un acteur politique comme l’archive car il permet de chroniquer les sentiments, les émotions : le rêve est une chose publique, une res publica, un lieu et un temps où s’intriquent l’intime et le politique.

« Voici les rapports, la littérature grise, les documents, les actes, les données, les fantômes cartonnés, les articles de dictionnaire, les faits ». Dans cette écriture poétique où les dimensions narratives et descriptives empreintes de neutralité restent très présentes, on note une référence à l’émotion : « Le chœur des sujets est un oratorio photographique en vers libres n’obéissant qu’à la nécessité du rythme didactique et de l’émotion ». Comment s’inscrit ce travail d’écriture au regard d’une poésie objectiviste ?

En écrivant la phrase que vous citez, j’ai pensé à Charles Reznikoff, je suis contente que l’on puisse entendre mes pensées dans une phrase qui ne les dit pas. Je vous en remercie en tout cas. Mais c’est vrai, j’aime les matériaux sans style, les matériaux-témoins, porteurs de gestes et de techniques.

Dans le travail de composition, poèmes et images d’archives s’agencent étroitement dans diverses propositions formelles. De quelles façons le travail d’écriture et d’agencement s’est-il effectué ?  Le choix des images a-t-il précédé la composition du poème ?

Il n’y a rien de systématique : parfois une image, un jour, vient, parfois je cherche des mois, des années. La très belle découverte de ce livre, qui veut aussi être un livre d’images, c’est la photographe Ingeborg Boysen, dont le fonds est dans l’ensemble FKK des archives du sport d’Hanovre. Je ne sais rien d’elle mais j’aime ses images : le saut de l’ange (de l’histoire) ou l’instant et son corps, qui fait la couverture de L’Argument du rêve, est une image d’elle. Elle a de la force et de l’humour aussi : son autoportrait naturiste à la machine à écrire est vraiment très drôle et questionne le corps de qui écrit. Les deux enfants en exergue aussi, avec cette citation que m’a rapportée un ami, Pierre-Antoine Fabre : un propos oral attribué oralement à Sainte Thérèse d’Avila par Michel de Certeau. Une fulgurance en chaîne et de bouche en bouche. Les images d’Okinawa, je les ai trouvées à San Francisco. Je ne pouvais rien faire au Japon faute de connaître la langue. Il ne me restait donc qu’à regarder de l’autre côté de l’océan. Ce sont des images de l’armée américaine : celles qui n’ont pas été classées « secret défense » à Washington, les dossiers sont à moitié vides et on sent que c’est vraiment les « restes ». Certains archivistes sont éberlués par ma démarche, ou méfiants. Des fois, je me prends la porte, mais c’est rare parce que souvent ce sont des gens très impliqués dans ce qu’ils font. C’est un métier qui tourne vers la méditation. En tout cas, dans ces archives militaires, comme dans beaucoup d’archives vernaculaires du naturisme, les images sont anonymes ou bien il n’y a pas de droits comme pour Boysen.

Certaines images avec lesquelles j’ai écrit, je veux dire en les écoutant et en les regardant, comme d’autres des peintures ou des cartes postales, sont absentes du livre. D’autres sont là sans qu’il en soit vraiment question. Je choisis les images pour leur qualité infralyrique : soit un défaut qui fait sens, soit une perfection inattendue, un hasard qui a pris forme, qui existe et me donne du désir, fait exister une voix. Partir de cela ou partir d’une impression de voyage ou d’une pensée, c’est la même chose. Ce qui change est le choix de reproduire les matériaux, les soumettre aux lecteurs, à sa propre rêverie, à ses propres arguments.

Quels sont tes travaux en cours ?

Un livre sur Henri Michaux et la révolution psychopharmacologique, qui doit être fini sous peu. Mais j’ai toujours plusieurs chantiers en cours : une série d’épigrammes, liés à des collages, pratique que j’ai très envie de développer davantage comme le film. Et puis un autre texte, une équation à beaucoup d’inconnues, sur mon père, Alain Resnais, et l’Algérie.

Muriel Pic, L’argument du rêve, éditions Héros-Limite, 2022, 176 p., 20 €