Maxime Actis : Un roman qui s’écroule (Ibrahim Qashoush)

Le roman de Maxime Actis, Ibrahim Qashoush, est celui d’un monde en ruines, fragmenté, et d’un point de vue tout autant fragmenté sur ce monde. L’errance, l’incompréhension, un sentiment de distance et en même temps de présence, la difficulté à réunir en un tout l’ensemble de ce qui est vécu et pensé dominent le rapport à ce monde écroulé. La figure d’Ibrahim Qashoush, qui donne son titre au livre, n’est elle-même qu’un morceau de ce monde, un morceau mal ajusté au monde et à lui-même.

Le roman est fait de brefs chapitres numérotés comme une suite mais discontinue, une série mais de différents, de morceaux réunis comme le seraient des pierres simplement juxtaposées pour construire un mur. La progression est faite de sauts, de ruptures, de retours, de lignes croisées ou irrésolues. Le monde qui apparaît dans le livre est discontinu, juxtaposition de fragments sans image d’ensemble, sans cadre général par lequel une cohérence ou une synthèse seraient possibles.

La fiction est elle-même fragmentée, Maxime Actis choisissant de diviser le récit entre des personnages qui ne se connaissent pas, situés en des lieux et des temps qui ne se rejoignent pas nécessairement. Chacun apparaît comme un point de vue particulier sur le monde, une fenêtre qui ne découpe qu’un extrait du paysage, lequel étant d’autant moins donné à voir en entier que cette entièreté, peut-être, n’existe pas.

Il y a J.H. (nommé, donc, de manière incomplète) qui s’efforce de recoller les morceaux de l’histoire d’Ibrahim Qashoush. Il y a un jeune voyageur qui parcourt la Grèce puis la Turquie, passant d’un lieu à l’autre, d’un morceau de pays à un autre, happé par le conflit Syrien et ses conséquences ou, du moins, par les bribes qu’il parvient moins à saisir qu’à percevoir. Il y a Dima, étudiante libanaise en Syrie qui perçoit de l’intérieur de son point de vue ce qu’il se passe en Syrie, la répression, la violence d’Etat, les meurtres, les morts : elle en perçoit des séquences, des visages inconnus sur des photographies, des messages elliptiques sur son portable. Maxime Actis énumère ce que ces points de vue partiels perçoivent, voient, entendent sans les articuler selon un point de vue abstrait et global, globalisant, selon une narration qui établirait des liens là où il n’y en a pas, des relations qui synthétiseraient ce qui n’existe que sous la forme d’un divers éparpillé.

Et il y a, bien sûr, Ibrahim Qashoush, qui n’existe ici que sous la forme des récits qui sont faits de sa vie et de sa mort, de ses actions, de sa gloire, de son malheur. Ibrahim Qashoush qui, par ses chants, est devenu un héros de la révolution syrienne ; Ibrahim Qashoush sans doute assassiné par le pouvoir ; Ibrahim Qashoush, peut-être assassiné, peut-être chanteur et héros de la révolution syrienne… A moins qu’il ne s’agisse de quelqu’un d’autre : Basset, jeune joueur professionnel de foot, devenu opposant au régime meurtrier de Bachar el-Assad, s’opposant en chantant des chants politiques lors des manifestations, confondu avec quelqu’un d’autre qui serait Ibrahim Qashoush dont on ne sait, au final, qui il était réellement. Alors qu’il mène une enquête journalistique sur Ibrahim Qashoush, J.H. rencontre Basset qui lui révèle être celui qui en réalité chante lors des manifestations, auquel on a attribué l’identité d’Ibrahim Qashoush qui semble, lui, n’avoir jamais chanté et dont on ne sait, au fond, pourquoi il a été assassiné… (« Il dit qu’il n’était pas pompier comme on l’a souvent dit, mais très précisément agent de sécurité à la caserne des pompiers. Il dit qu’il était analphabète et qu’il n’était certainement pas un chanteur ni un poète »).

Le récit que l’auteur développe autour d’Ibrahim Qashoush est ainsi emblématique du livre dans son ensemble, cette figure demeurant un collage de fragments divers, une figure contre laquelle le sens se heurte et s’effrite. Ibrahim Qashoush est d’abord et surtout une série de récits divergents, une juxtaposition de points de vue d’autant moins synthétisés qu’ils peuvent se contredire, Ibrahim Qashoush n’étant jamais lui-même, conforme à une identité fixe, claire et distincte, étant peut-être même tout à fait un autre (« Les contours de chacun des individus présents ne sont pas clairs »). L’enquête du journaliste semblerait alors échouer puisqu’il n’est même pas certain, au final, que Basset soit en réalité celui qu’il prétend être. Le récit demeure ouvert à l’incertitude, à des possibilités diverses et dispersées dont la persistance rend impossible de clore l’enquête en une narration éclairante, résolvant l’énigme (une vérité), celle d’un regard enfin extrait du chaos général du monde.

La dissémination du monde déployée dan Ibrahim Qashoush répond à celle de la Syrie, à la violence politique, militaire, policière qui s’y exerce, aux bombardements des populations ordonnés par el-Assad, au massacre des corps, à la destruction matérielle, à l’éclatement d’un pays qui voit des milliers de personnes s’enfuir… Le point de vue privilégié par le roman de Maxime Actis est celui de la Syrie, d’un regard syrien pour lequel tout s’écroule, vole en éclats, se disperse. La Syrie devient le point de vue sur le monde, devient le monde tel qu’il est.

Mais ce point de vue est tout autant celui d’un regard qui erre à travers les vidéos vues sur YouTube, sur les réseaux sociaux, d’un corps qui reçoit des messages et récits lus, entendus au hasard parmi la masse infinie des messages et récits qui prolifèrent sur Internet ou dans la presse, ou encore dans les subjectivités nécessairement partielles. Rien, ici, ne dit le Tout, rien ne dit LE Sens, rien n’est soutenu dans sa certitude. Partout ça parle et ça montre, et par ce déversement continu d’images et de mots, c’est bien le monde qui se révèle plus opaque, plus fragmenté, plus disséminé (« Des morceaux abîmés, rapiécés, tronqués de la réalité arrivent et s’échouent tous les jours sur les réseaux sociaux »). Alors que les témoignages, les images, les discours sont plus présents, en permanence, que jamais, les moyens de cette prolifération produisent une explosion de l’objet dont on parle, une dispersion de la chose que l’on montre.

De fait, de nombreux passages du roman se présentent comme des descriptions de telle vidéo regardée sur YouTube ou sur le portable, avec son image de mauvaise qualité, sa prise de vue imparfaite, sa lumière insuffisante pour voir clairement qui est filmé ou ce qui est filmé – ou comme la relation de tel récit fait sur un réseau social ou par un témoin très subjectif. Ce qui en résulte est une parcellarisation du monde, une incertitude indépassable, l’impossibilité d’un discours éclairant et totalisant – et il n’est pas certain que Maxime Actis conçoive cela selon un angle négatif. Les conséquences de cette prolifération folle des paroles et images ne seraient-elles pas révélatrices de ce qu’est véritablement le monde : un ensemble non totalisable de fragments, une série infinie, éclatée, de morceaux, un flux d’extraits, des milliards de points de vue incohérents par lesquels le sens ne peut exister lui-même que multiplié, disséminé, pluriel ?

Maxime Actis favorise la contingence, le donné le plus immédiat et commun, banal – tout ce qui permet de ne pas s’élever vers des narrations totalisantes qui écraseraient le contingent, et donc le partiel, le fragment, sous une totalité synthétique, sous un sens transcendant. La description est privilégiée, celle de choses banales, de choses contingentes et particulières : ce qui est vu ici et maintenant, ce qui est mangé, tel geste anodin, tel regard sur un objet quelconque. Les descriptions forment moins un monde plein, cohérent, signifiant, comme chez Balzac, qu’une collection de choses et de faits déconnectés, particuliers, disjoints. Le monde n’est pas un objet, il est un chaos.

Cet état du monde est aussi celui d’un langage maintenu dans le plus banal, peut-être le moins signifiant, selon une exigence de platitude (ici, non péjoratif) ou de littéralité : « C’est le printemps », « c’est la Syrie », « C’est une vidéo », « On voit », « C’est à Saraqeb », « Il dit que »… Il s’agit de s’efforcer de s’en tenir à des énoncés qui disent le moins non par une volonté d’économie du langage mais pour créer des propositions qui signifient le moins possible, qui ne disent rien d’autre que ce qu’elles disent, au plus près de la contingence et du point de vue limité, nécessairement fragmentaire, qui lui est lié.

Le roman de Maxime Actis est comme le personnage qui lui donne son titre : un ensemble incertain, une série de discours et images fragmentés, disjoints, chaotiques – un roman qui s’écroule. Le lecteur de ce roman est comme le personnage du jeune voyageur, percevant des images, des propositions, des récits de faits qu’il ne parvient pas – et ne cherche pas – à totaliser, faisant l’expérience d’un monde devenu irrémédiablement chaos. Il est comme la jeune Dima qui crée un site Internet dans lequel elle recense les morts du régime d’el-Assad, juxtaposant des photographies et discours rapportés, réalisant une série descriptive de fragments juxtaposés. Ici, le monde est ce que l’on en dit, ce que l’on en voit, la série des images et énoncés partiels qui montrent et disent le monde – celui-ci se définissant alors par cet ensemble chaotique, comme un ensemble chaotique qui ne peut que demeurer tel.

Maxime Actis, Ibrahim Qashoush, éditions de l’Ogre, 2022, 200 p., 18 €