L’Holodomor : Josef Winkler, L’Ukrainienne

De nouveau la terreur s’est abattue sur l’Ukraine.

C’est la terreur des années 30 et 40 du siècle dernier, l’Holodomor, « l’extermination par la faim » organisée par le pouvoir soviétique, qui a causé la mort de 6 ou 7 millions d’Ukrainiens, puis l’occupation nazie, dont témoigne ici celle que l’auteur a rebaptisée Nietotchka Vassilievna Iliachenko — « Dans le livre, tu m’as vraiment donné le nom qu’il fallait, « Nietotchka » ! Nietotchka, ça veut dire à peu près « rien » ! Voilà, je suis redevenue une rien du tout, comme à l’époque, quand j’ai été amenée de force à quatorze ans d’Ukraine jusqu’à cette ferme de Carinthi. ».

Au début des années 1980, Josef Winkler s’isole dans ses montagnes natales de Carinthie pour terminer son roman Langue maternelle. Il trouve une chambre à louer dans une ferme, la même chambre où trente-huit ans plus tôt son hôtesse avait dû dormir, après avoir été déportée en Autriche dans le cadre du travail obligatoire, imposé par les nazis. Elle lui raconte son enfance, sa déportation. Une fois son roman achevé, Josef Winkler, un mois durant, enregistre au magnétophone son récit. Puis le retranscrit, le réécrit, s’efforçant, avec virtuosité, de restituer l’oralité du récit de sa logeuse devenue son amie, dans un flux continu de paroles, de pensées, d’interpellations, de répétitions.

Nietotchka a trois ans quand commence l’Holodomor : « Les chefs de kolkhoze qui expropriaient les paysans leur prenaient aussi les céréales qu’ils jetaient par tonnes dans le Dniepr. Ils ont causé artificiellement cette famine pour que les gens aillent travailler au kolkhoze s’ils ne voulaient pas mourir de faim ». La famine pousse des parents à dévorer leurs enfants. Dans certains villages les propriétaires de restaurants raflaient les filles et les garçons, ils les tuaient « et vendaient leur chair, soit rôtie en escalope, soit crue. Ils faisaient passer ça pour de la viande de cheval, car la viande de cheval a un goût très proche de celui de la chair humaine. La viande de cheval est douceâtre, la chair humaine aussi. ». Pour sauver sa fille, la mère de Nietotchka, Hapka Davidovna, cueille des joncs, des baies, vole des épis de maïs, de l’herbe, dans ses propres champs confisqués, ramasse de l’oseille, elle brise la glace du Dniepr avec un piolet dans l’espoir d’attraper quelques poissons, « mais c’était rare, elle devait être prudente, les gardes-pêche patrouillaient, ils veillaient à ce que nous n’ayons rien à manger ». Hapka, qui « toute sa vie a dû travailler, on ne lui a pas fait de cadeau à ma mère. La lutte pour la simple survie l’a complètement épuisée. Elle devait veiller à ce que nous ayons de quoi manger, de quoi nous habiller, que nous soyons au chaud l’hiver. Bien sûr, toute sa vie, elle a dû la fermer, se taire, toute sa vie elle a été opprimée. ».

Suivra l’occupation nazie, où « les chefs du kolkhoze, qui nous maltraitaient tellement, quand les Allemands ont pris le pouvoir dans la région, sont passés dans leur camp ». La déportation, quatre semaines de trajet, enfermés dans un wagon à bestiaux, nourris de « pain à la sciure », et arrivés en Autriche, « devant le bureau du travail, sur une grande place, nous avons dû nous mettre en rang, les fermiers étaient déjà là, ils nous attendaient. Ils nous ont examinés comme des pièces de bétail pour choisir ce qui leur semblait utilisable. ».

Nietotchka restera dans la ferme de Mooswald. Elle se mariera, aura des enfants. Elle ne reverra jamais sa mère. Une lettre de ses voisins lui apprendra sa mort, elle se termine par ces mots : « Que le souvenir de votre mère continue à vivre dans votre cœur. Et les gens d’ici iront sur sa tombe. Adieu. Les voisins. ».

L’Ukrainienne est un témoignage bouleversant, d’une densité rare, un récit autobiographique qui raconte l’histoire de tout un peuple, un récit qui nous permet de mieux comprendre l’Ukraine actuelle, une nouvelle fois martyrisée.

Josef Winkler, L’Ukrainienne, traduction par Bernard Banoun, Éditions Verdier, janvier 2022, 272 p., 22 €