Mathilde Brézet : Le grand monde de Proust

© photographie de l'autrice JF Paga /éditions Grasset

Nous parvient des éditions Grasset un passionnant dictionnaire alphabétique des personnages de Proust au sein de la Recherche. Il y en eut d’autres bien avant lui mais celui-ci est dû à une jeune chercheuse particulièrement inspirée. Les articles de la jeune autrice, Mathilde Brézet, sont au nombre de 99, ce qui est peu par rapport à une population de personnages romanesques bien plus étendue. En vérité, il est plus d’une omission comme, par exemple, celle de tel philosophe norvégien invité à un repas. En revanche sont retenus et commentés des localités tels que Balbec, Combray, Doncières ou Venise qui interviennent véritablement en acteurs du grand récit.

L’ordre alphabétique retenu aurait pu nuire au plaisir de découvrir les rubriques du présent dictionnaire, car il est, dans cet ordre, de bien curieuses collisions. S’il n’en est rien ou si c’est rarement le cas, c’est que Mathilde Brézet réussit à passer d’un article à un autre tout différent en réussissant à animer chacune de ses rubriques et en y injectant tout ensemble du romanesque comme un humour par petites touches savamment glissées. Et c’est un peu comme si la critique qu’est Mathilde Brézet jouait un rôle de suppléance ou de complément par rapport au narrateur proustien. On notera d’ailleurs que, dans la plupart de ses « notices », l’autrice fait assez régulièrement alterner citations du romancier et commentaires de son cru. Ce qui s’avère tout à fait productif et souvent excitant.

Elle prendra à son compte une part de cette psychologie dans le temps qui s’étend d’un bout à l’autre du roman proustien. Entendons par là que, s’agissant des personnages, la jeune critique fait montre d’une conscience très affutée de deux principes régissant la conception de la plupart des personnages. C’est d’abord que chacun d’entre eux est le fruit d’une constitution étagée qui n’exclut jamais la contradiction, la transformation ou le paradoxe. C’est ensuite que les mêmes acteurs sont donnés pour les résultats de la perception d’autrui à l’intérieur de scènes successives. Ce qui, en bien des cas, modifie le regard que l’on prend sur eux.

Citation en exergue du Grand Monde de Proust © éditions Grasset

Lisant Mathilde Brézet et tenant compte du caractère inspiré de ses commentaires, on se souviendra du bel article que publia Roland Barthes en 1967 et qui portait sur Proust et les noms de la Recherche, étant entendu qu’il s’agissait essentiellement de noms propres. « C’est pour cela, écrit Barthes, que personne n’est plus proche du Législateur cratyléen, fondateur des noms (…), que l’écrivain proustien, non parce qu’il est libre d’inventer les noms qui lui plaisent, mais parce qu’il est tenu de les inventer « droit ». Ce réalisme (au sens scolastique du terme), qui veut que les noms soient le “reflet” des idées, a pris chez Proust une forme radicale, mais on peut se demander s’il n’est pas plus ou moins consciemment présent dans tout acte d’écriture et s’il est vraiment possible d’être écrivain sans croire,(…) au rapport naturel des noms et des essences » (Barthes, Marcel Proust, Mélanges, Seuil, « Fiction et Cie », 2020, p. 28).  Notons cependant que Mathilde Brézet fait bien peu état de la motivation des noms propres.

C’est l’occasion d’ouvrir ici un petit choix de citations qu’on peut lui attribuer et qui réuniront quelques personnages de femmes ainsi qu’un seul homme — mais lequel !

Soit à propos de Françoise : « Une petite chose fragile ? Une sainte ? Doutons-en avant même de la connaître ; c’est le propre des personnages de ce roman de se révéler le contraire de ce pourquoi ils sont d’abord donnés… et Françoise ne fait pas exception ; rien de fragile, rien de sucré, rien de saint dans cette domestique, cuisinière, gouvernante dotée de toutes excellences, mais aussi d’un sacré caractère. » (p. 231).

À propos de Gilberte : « Fille de feu nervalienne, adolescente gâtée, enfant ingrate, femme trompée et malheureuse, les mues du personnage sont nombreuses et nouent successivement deux cycles : l’histoire de son amour et celui d’uns ascension sociale. Ni l’un ni l’autre ne seront très heureux. » (p. 241)

À propos de Gilberte encore : « Voici le deuxième cycle du personnage , placé sous le signe de la mutation de l’identité. Lorsque le narrateur recroise Gilberte, blonde d’allure très libre, dont partent des regards allumeurs, il ne la reconnait pas. Pour ne pas l’aider, elle a effectivement changé de nom ». (p. 248)

À propos des jeunes filles de Balbec : « Rare créature que celle formée par les jeunes filles de Balbec. Est-ce chose organique ou mécanique ? Ça attire l’attention comme un conciliabule d’oiseaux avant l’envol, ça pétarade comme une auto à manivelle, ça se déplace en nuée, en banc, en bande, en bloc, d’où saillent des roues de bicyclette et des clubs de golf ; en passant près, on distingue qu’il s’agit d’individus distincts mais résolument unis, agglutinés, concrétionnés en polypier merveilleux. » (p. 313)

À propos de Jupien enfin : « Voilà désindexée la valeur morale de la sexualité. Jupien est un exemple parfait du chiasme moral qui constitue le pivot des retournements du roman : les bons sont méchants, les méchants sont bons, comme le narrateur le fait remarquer à Albertine au cours de sa leçon sur Dostoïevski. » (p. 325-26). Et sur Jupien encore avec retour du chiasme moral : « Voilà comment le proxénète homosexuel incarne l’axiome que Pascal avait, il y a longtemps, formulé : la vraie morale se moque de la morale. » (p. 326)

Voilà donc rassemblés quelques échantillons du beau travail accompli par l’exégète en accompagnement des citations du narrateur proustien. Soit un geste qui est tout ensemble de redoublement et de condensation. Comme si chacun des articles dédié à un personnage ou à plusieurs en appelait à une cristallisation ou à un dépassement — du sens ou de la portée du portrait proposé par l’écrivain et comme si un supplément de sens était souhaité. C’est très visible avec Jupien en ce qu’il est d’abord qualifié de façon désobligeante de « proxénète homosexuel » pour être ensuite honoré d’une célèbre maxime de Blaise Pascal qui en quelque sorte lave Jupien de toute tache ou de toute tare. Ce à quoi n’avait pas songé Proust de façon aussi impertinente et aussi flagrante, Mathilde Brézet le risque bien volontiers. Et c’est par un éloge sans doute justifié par quoi se termine le portrait de l’ex-giletier ! Mathilde Brézet surpasse plus d’une fois Proust dans ce genre de rattrapage osé.

Mathilde Brézet, Le Grand Monde de Proust. Dictionnaire des personnages d’À la recherche du temps perdu, éditions Grasset, janvier 2022, 608 p., 26 € — Lire un extrait