Je, Une mythologie : Tangui Perron (Rose Zehner & Willy Ronis. Naissance d’une image)

Photographie de couverture du livre de Tangui Perron "Rose Zehner & Willy Ronis. Naissance d’une image" © éditions de l'Atelier

Le livre de Tangui Perron raconte l’histoire d’une photographie de Willy Ronis ; une photographie qui raconte l’histoire d’une femme, Rose Zehner ; une femme qui raconte l’histoire du mouvement ouvrier, et de l’intérieur de ce mouvement, la lutte des femmes.

Nous sommes en mars 1938. Une femme, debout sur une table, le bras gauche tendu qui indique le sens de la lutte, harangue une assemblée d’autres femmes dans un des hangars de l’usine Citroën du quai de Javel dans le XVe arrondissement à Paris. Elle fait corps avec celles qui l’écoutent. Son corps est le porte-voix de ces femmes, la liberté guidant le peuple. De Jaurès en mai 1913 au Près-Saint-Gervais à Lénine en mai 1920 à Moscou jusqu’à Jean-Paul Sartre sur une poubelle dérisoire à Boulogne-Billancourt en octobre 1970, on reconnaît un geste, une geste. Il s’agit à chaque fois, tout autrement, d’un engagement, d’une exhortation à l’engagement. Pour Rose Zehner, et le fait qu’elle soit une femme a contribué à sa légende, il aura suffi d’une photographie pour immortaliser cet engagement, l’instant de toute une vie que retrace avec une grande finesse d’écriture l’enquête de Tangui Perron.

En 1938, Rose Zehner a 37 ans. Elle mourra beaucoup plus tard, en 1988. Entre temps, le monde aura changé sans qu’on réussisse à le changer. Elle fut licenciée à la suite de la grève et elle ouvrit à proximité de l’usine un bistrot à l’enseigne emblématique de : « Où va-t-on ? Chez Lulu et Rosette », avant de finir sa vie dans l’Orne. Il aura également fallu attendre le début des années 1980, précise Tangui Perron, pour qu’on redécouvre la photographie du tout jeune Willy Ronis, encore inconnu, et que cette femme, oubliée, devienne soudain une icône. En 1983, deux ans après l’élection de François Mitterrand, elle fut ovationnée aux Rencontres internationales de la photographie d’Arles, alors que le capitalisme, ironie de l’histoire, entrait dans sa phase néolibérale.

Les dates parlent d’elles-mêmes. Le Front populaire de Léon Blum échoue en 1938 quand Rose Zehner prononce son discours en tant que déléguée syndicale. La guerre ensuite éclate, puis, dans une Europe en ruines et le trou noir de la Shoah, commence un vaste chantier de modernisation. L’usine Citroën du quai de Javel, de la 2 CV et de la DS, progressivement, va se délocaliser, se mondialiser, à Aulnay-sous-Bois ou ailleurs, et fermera définitivement dans les années 1970. Des immeubles et un parc de 13 hectares en comblent aujourd’hui le vide. Un peu plus loin, toujours sur les bords de Seine, les usines Renault de Boulogne-Billancourt connaîtront un sort identique. L’île Seguin est maintenant un pôle artistique et culturel.

En lisant le livre de Tangui Perron, ou en regardant les autres photographies de Willy Ronis qui enchâssent la photographie de Rose Zehner, on ne peut s’empêcher de constater que quelque chose se répète, bégaye. La méthode était déjà à l’œuvre. Aussitôt après l’offensive ouvrière de 1938, la réaction patronale sous le gouvernement Daladier riposta par une série de décrets qui ressemble étrangement à la litanie habituelle de n’importe quel gouvernement, Macron et consorts… Augmentation des produits de consommation courante, des transports, application d’une « grande réforme » pour couper dans les dépenses et embaucher moins de fonctionnaires, libéralisation de « l’ankylose des règlements », répartition des horaires hebdomadaires sur la semaine, autorisation des heures supplémentaires, etc., etc. « Cette petite musique-là, écrit Tangui Perron, on la connaît. » Des Gilets Jaunes à la récente contestation contre la réforme des retraites… À l’heure où une autre guerre vient de se déclarer à la frontière de l’Europe (février 2022), cette photographie de Rose Zehner par Willy Ronis continue de hanter la mémoire collective.

Tangui Perron, Rose Zehner & Willy Ronis. Naissance d’une image, Les Éditions de l’Atelier, février 2022, 109 p., 16 €