« Après l’agression de Londres, ma mère inscrivit sans tarder Rachel dans un pensionnat à la frontière du pays de Galles. Quant à moi, on m’expédia, pour ma sécurité, dans une école des États-Unis, où rien de m’était familier. Je fus brusquement séparé du monde auquel j’appartenais, celui du Dard, d’Agnes et du mystérieux Papillon de nuit. À maints égards, la perte fut plus grande encore qu’au moment du départ de ma mère. J’avais été dépossédé de ma jeunesse. Lancé à la dérive. Au bout d’un mois, je m’enfuis de l’école sans avoir une idée claire d’où j’allais, car je ne connaissais personne là-bas. Rattrapé, je fus vite expédié dans une autre école, cette fois dans le nord de l’Angleterre, où je vécus dans un isolement similaire. À la fin du trimestre du printemps, un colosse passa me prendre dans le Northumberland et me conduisait dans le Suffolk, à six heures de toute vers le sud, pratiquement sans troubler mon silence méfiant. On m’emmenait retrouver ma mère, qui vivait à White Paint, nom donné à l’ancienne maison de ses parents, dans la région des Saints. C’était une campagne inondée de lumière, à environ un kilomètre et demi du village le plus proche. Cet été-là, je travaillai pour le colosse qui était venu me chercher et qui avait pour nom Malakite.
À cette époque, nous n’étions pas proches, ma mère et moi. L’aisance domestique que Rachel et moi avions tant aimée au cours des semaines que nous avions passées avec elle, juste avant qu’elle ne nous abandonne, n’existait plus. J’étais incapable de surmonter la méfiance que m’inspirait le mensonge de son départ. J’appris seulement plus tard que, rentrée en Angleterre dans l’attente de nouveaux ordres, elle s’était, une fois, peut-être deux, libérée pour se rendre dans une boîte de jazz de Bromley et me regarder danser, chaotique et dionysien, avec une fille qui allait et venait entre mes bras et qu’elle ne connaissait pas. »
Michael Ondaatje, Ombres sur la Tamise (2018), traduit de l’anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Éditions de l’Olivier, 2019, pp. 133-134.