« J’aimerais bien savoir en quoi je suis un homme et même si j’en suis un » : telle est la question centrale d’Un garçon comme vous et moi d’Ivan Jablonka qui paraît en poche chez Points, soit l’interrogation polyphonique d’un Âge d’homme ou le versant masculin du fameux « on ne naît pas femme, on le devient » de Simone de Beauvoir. Par quels mécanismes devient-on garçon puis homme, quels rôles et fonctions société et culture nous assignent-elles ? Pour répondre à cette question à multiples fonds, Ivan Jablonka entreprend un renouvellement de l’entreprise autobiographique, sous le signe d’un « parcours de genre ».
Un garçon comme vous et moi ne doit donc pas être lu comme les Mémoires d’un jeune homme rangé ou du (trop) fameux « je est un autre » mais bien comme le croisement de toutes ces saisies : pas seulement le moi écrivant celui qui désirait écrire, le je plus mûr revenant sur ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, parcourant ces Années pour tenter de comprendre comment l’on devient soi, comment l’on accède à une forme de vérité intérieure comme littéraire. Ici, il s’agit plutôt de déconstruire, doublement, un genre : le genre autobiographique comme le genre masculin, en refusant les assignations. L’auteur et narrateur est sujet et objet du livre et de la (dé)construction entreprise, il est au centre d’une « question en suspens », manière d’illustrer comme de prolonger son livre précédent, Des hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités (Seuil, 2019). L’essai interrogeait la masculinité comme « machine à dominer » et son épilogue voyait l’historien analysant des « tectoniques sociales » céder la place à un homme affirmant « qu’écrire ce livre a été une manière de rompre avec (lui)-même ». « Il me faudrait un autre livre pour raconter ma jeunesse », écrivait Jablonka, « la manière dont je me suis senti très tôt en décalage avec les us et coutumes de la virilité en sport, en amitié, en amour, à l’école, à l’université ».
Ce livre, le voilà, partant de sa propre existence pour étudier des « forces sociales » et des « formes culturelles », montrant comment on intériorise les codes d’une « culture sexuée » : qu’est-ce qu’« être élevé comme un garçon, c’est-à-dire pas-comme-une-fille », à la fin du XXe siècle ? Et Jablonka le montre, chacun.e de nous intègre doublement le genre qui lui est assigné : « en y trouvant (s)a place et en l’intégrant en (s)oi ». Chaque épisode raconté — de la naissance à Paris du 23 octobre 1973 à l’entrée dans une forme d’âge d’homme, à 20 ans — se voit donc associé à des réflexions sociologiques, à des analyses historiques, à des graphiques, des listes, pour articuler le personnel et le collectif, l’intime et le générationnel, une articulation qui ne va pas de soi et qu’il faut donc sans cesse repenser. On est en effet frappé.e en lisant ce livre, de la part de soi que l’on retrouve en ce garçon qui est bien « comme vous et moi », comme le promet son livre — le Comme toi de Goldman magnifiquement commenté dans ces pages, le comme moi, comme nous de celles et ceux qui les lisent, s’y projettent, s’y retrouvent. Il est donc des lignes de force liées à une génération — celle de Récré A2, du Rubik’s Cube — ou à un schéma d’études académiques, sans doute, des sensibilités qu’une culture commune forge mais aussi des singularités et différences. C’est ce pli qu’explore Jablonka, inlassablement, au-delà du « malaise dans le masculin » dont il fait, par deux fois, l’expression-monade du livre.
Et c’est d’abord ce qui fascine dans Un garçon comme vous et moi, cet effet de réel grâce auquel nous retrouvons nos angoisses et espoirs d’enfant, une culture populaire qui est notre commun et qu’a analysée David Shields dans Reality Hunger (2010) : images et référents nous forgent une langue commune, des métaphores partagées, leviers d’un « sentiment de communauté » entre l’auteur et ses lecteurs. Ici ce sont les jeux vidéos, le Top 50, Renaud et Gainsbourg — déjà évoqués dans Laëtitia d’ailleurs quand l’auteur, au chapitre 27, comparait les référents de son enfance à ceux de l’adolescente. Ivan Jablonka montre combien une identité (d’homme, d’auteur) se forge depuis une forme de palimpseste, de récits déjà là : son enfance a été consignée dans un journal, par ses parents, avec récits d’épisodes marquants, photographies, lettres et dessins. Cette première archive est comme le premier livre, inaugurant la vie de celui qui deviendra « producteur d’histoire », à la fois professeur et écrivain, arpenteur d’archives et spécialiste de l’enfance. Et c’est en ce sens qu’Un garçon comme vous et moi apparaît comme un livre des livres de Jablonka : les lectrices et lecteurs familiers de son œuvre y retrouverons l’histoire d’une famille de survivants (Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus. Une enquête, 2012), l’adolescent cartographiant le monde En camping-car (2018), l’écrivain des quatre volets d’une Histoire des enfants de l’Assistance publique (2004, 2006, 2007, 2010), l’auteur de Laëtitia (2016), du côté des victimes de l’Histoire, comme le penseur de L’Histoire est une littérature contemporaine (2014). Dans Un garçon comme vous et moi, c’est toute une mosaïque qui s’assemble, celle d’une vie, celle d’une œuvre, à travers l’obsession de l’écriture (au lycée « je fais des alexandrins comme d’autres font de la musculation »), l’apprentissage d’un renoncement aux adjectifs et adverbes en -ment comme au lyrisme. Entre deux, Ivan Jablonka a découvert le tableau périodique de Mendeleïev, puis le Système périodique de Primo Levi, il a appris à penser/classer le (dé)ordre d’une enfance et plus largement d’une vie et à les (re)lire.
Si donc Jablonka raconte ses apprentissages scolaires et amoureux, les jeux « maçonnant le mur de la masculinité », s’il confesse l’angoisse qui le mine depuis l’enfance et son caractère obsessionnel (« duopole du manque » qui aujourd’hui le fait écrire, livre après livre), c’est aussi pour raconter une époque au sens le plus étymologique du terme, le moment inaugural d’une chronologie, figurant sous forme de tableau en fin de volume (année scolaire/classe, établissement / Souvenirs d’enfance et de jeunesse / Choix de l’historien). Les différents événements relatés, comme les documents insérés (photographies, lettres, témoignages de ses camarades de classe) ou les références discrètes à des historiens et sociologues explicitées en fin de volume, introduisent une polyphonie dans le récit en « je », un « nous » au sein de « moi », ils figurent cette articulation pensée d’une altérité dans l’intime. Les billes sont ainsi comme un fil rouge, de la jaquette du livre à ses dernières pages, venant figurer « une traversée au cours de laquelle une culture sexuée s’instille dans un corps, un langage, des attitudes, des dispositions, des attentes, des schémas de pensée ». Et ce qui s’écrit, en creux, jusqu’à la révolution #MeToo qui vaut prise de conscience assumée, c’est bien un continent féminin certes fascinant mais ignoré, qu’il s’agisse de Cloé aimée de loin tant l’inconnu paralyse ou des écrits féministes de l’époque, pourtant bien là. En filigrane donc, tout ce dont l’adulte prendra conscience ou parviendra à analyser : le début des principes de prévention sanitaire (alcool, tabac, gras, sel, soleil), le masculin comme la sexualité (lectures de Sade et Apollinaire, porno) façonnés par des structures socio-culturelles sous le signe contradictoire de la prolifération et de l’interdiction, de la liberté et de la contrainte.
Chacun de ces moments, Jablonka les a expérimentés en tant qu’homme, il les analyse en tant qu’historien. Si la distance, à la fois chronologique et intellectuelle, est la perspective depuis laquelle s’écrit tout récit de soi, il s’agit ici du pas de côté permis par la socio-histoire, selon une double inspiration, celle d’Annie Ernaux croisant Michel Leiris (qui inspire le titre du chapitre 34 du livre). Les épisodes personnels (de la petite école à Palo Alto à l’entrée à l’ENS, en passant par le service militaire) sont intriqués avec les événements historiques qui ont jalonné ces décennies (Tempête du désert, l’épidémie de sida) et les marqueurs culturels d’une époque (Goldorak vs Candy, le foot vs la danse). « Les sciences sociales, à plus forte raison quand on les applique à soi, font prendre conscience que notre individualité se situe à l’intersection d’une trajectoire sociale, d’une rayure d’histoire et d’une ligne de chance ». La singularité est ailleurs, sans doute, dans le dépôt de l’expérience en soi, dans la manière hybride de la saisir et transmettre à ses lecteurs, comme, sans doute, à ses filles, puisque celui qui, pour (s’)écrire se situe, se dit « fils d’un père, mais père de filles ».
Il s’agit pour le « garçon » devenu homme et écrivain de décrypter les mécanismes de fabrication d’une virilité agressive et prédatrice et, en regard, de montrer combien il a voulu, de plus en plus consciemment, échapper à ce carcan. Un garçon comme vous et moi est la revendication d’une hybridité de genre (intime comme littéraire), du dérangement assumé de l’académisme comme de la masculinité. Dans cette construction de soi, beaucoup se sont perdus — et le livre rend hommage aux camarades brisés par la vie et disparus puisque, depuis toujours, « historien », Jablonka « raconte la vie de ceux qui l’ont perdue ».
Ivan Jablonka, Un garçon comme vous et moi, éditions Points, janvier 2022, 352 p., 7 € 90