Claude Favre : Ecouter le monde (Sur l’échelle danser)

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Dans Sur l’échelle danser, Claude Favre tisse un lien entre un certain rapport au monde, à soi, et l’écriture. Ce texte poétique affirme un ethos singulier, une éthique, autant qu’il apparaît comme une sorte d’éthologie – ces dimensions étant réunies dans le verbe qui ouvre le livre : « Écouter ».

Écouter est ici un fait autant qu’une obligation que l’on s’impose : j’écoute, il me faut écouter… Écouter, c’est ne pas simplement entendre mais faire un effort durable : une contemplation. Il s’agit de contempler auditivement le monde, l’entendre par-delà, sans doute, le bruit du monde, le bruit de soi, le bruit du langage. Écouter, paradoxalement, est aussi un travail du langage, sur le langage, un dire, un écrire – et ici, dans ce livre, un travail d’amenuisement du langage : dire moins, dire le moins possible, pour entendre et faire entendre. Il ne s’agit pas d’abord de dire, de parler, de bavarder mais d’écouter : faire silence pour entendre ce que le bruit habituel de nos paroles – le bruit habituel des livres ? des textes ? – recouvre et empêche d’entendre. Écouter, entendre, deviennent alors un événement.

Sur l’échelle danser repose sur cette éthique du rapport au monde qui est à écouter, qui doit être écouté, qui est contemplé, et sur ce mode d’existence fondé sur la contemplation, les deux étant indissociables. D’être ainsi écouté, le monde fait entendre son propre bruit, son bruissement, la langue par laquelle s’énonce ce qu’il est, par laquelle se disent ceux qui d’ordinaire ne sont pas entendus, ne sont pas vus, encore moins écoutés : « Écouter. Il y a le monde. Calais, mi-novembre, la police retire tentes et bâches aux réfugiés ». Écouter le monde, c’est contempler des faits, l’évidence des faits habituellement non vus : ici la violence d’Etat contre les migrants ; ici la guerre ; ici l’abandon de la population syrienne ; ici des hommes transformés en « bêtes à tuer »… Sur l’échelle danser est traversé de ces faits, de ce bruissement qui est l’énoncé de faits – est habité par l’oreille qui, contemplant le monde, en entend les paroles de mort, entend les silences de la souffrance, les chuchotements de ceux et celles qui meurent écrasés par un pouvoir qui les assassine dans l’indifférence générale (l’autre bruit du monde, ce silence de mort).

Le monde est ici composé de vie et de mort, de vies et de morts, comme il est composé de rapports de pouvoir, de domination, que l’auteure saisit et auxquels elle oppose, par et dans le livre, un contre-discours – non pas un contre-pouvoir, tant ce discours est démuni, mais une éthique de l’écoute, de l’accueil, de la vie et de l’attention à la vie : pour les vies humaines, pour les vies animales, pour la pluie et le froid, tout cela mélangé : « Écouter. Les bruissements, les voix dans les arbres ».

Le monde est ainsi fui et accueilli, le rapport au monde poétique autant que politique impliquant ce déchirement, cet écart, un enfoncement dans l’horreur quotidienne, une fuite hors de ce monde de mort, une exaltation de la vie de et dans ce monde, dans et malgré l’horreur, la souffrance, la violence de la domination – pour la vie, parfois réduite à presque rien : à peine un souffle, une présence qui insiste, à peine un regard, une parole, à peine un chat malade qui va mieux…

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Cette éthique du rapport au monde implique un certain type de rapport à soi, un mode de vie dont l’énonciation traverse les pages de ce livre – une existence minimaliste qui est aussi, sans doute, une condition de la contemplation du monde : travailler à l’usine, faire des ménages, vivre dans une caravane, faire chauffer du riz et manger, se laver – écouter… Il s’agirait d’une sorte d’ascèse – subie ou voulue, on ne sait pas –, un ethos loin de l’opulence, de la dispersion dans les relations sociales, loin du pouvoir des dominants, plus proche de la vie des dominés. Plus proche aussi d’une sorte de vie animale dans le sens où Sur l’échelle danser est peuplé, me semble-t-il, d’un devenir-animal dont l’écoute, le fait d’écouter, de tendre l’oreille pour s’efforcer de capter les bruits du monde, est un signe. L’écrivain est proche de l’animal aux aguets, amenuisant sa perception pour la rendre sensible aux signes du monde, s’efforçant à la contemplation des signes de la vie qui bat – plus proche de la constitution par l’animal d’un territoire délimité qu’il arpente, au sein duquel il répète les gestes vitaux, à partir duquel et avec lequel il devient une machine à capter les signes de l’univers…

L’oreille qui écoute, celle qui contemple et fait l’événement de l’écoute, est le texte lui-même, cette écriture de phrases brèves, sèches, factuelles et lyriques en même temps, écrites dans « les marges de la raison » puisque c’est là que le monde peut être perçu. Des phrases qui ne s’encombrent de rien, tendues vers les signes du monde, vers le fait qu’il y a un monde, qu’il y a des migrants persécutés par la police française, qu’il y a des populations qui, en Syrie, au Liban, subissent l’injustice et la mort, qu’il y a des loups qui dansent, des papillons, des oiseaux, des plantes…

 

Les phrases de Claude Favre énumèrent de tels faits, les compactent ou contractent pour faire exister la force de leur présence, pour que l’on en perçoive la beauté ou l’intolérable, que l’on devienne réellement sensibles à la mort qu’ils charrient aussi bien qu’à la vie qu’ils affirment encore et encore. Des phrases comme des notes, des syntagmes brefs emplis tout entier du fait, de l’événement de ce qui est dans le monde, de ce qui est le monde : une mort, une vie, un oiseau, une pluie, du riz qui bout, une respiration, des « Echos du monde, échos des silences », la douleur d’un dauphin, quelque chose qui arrive comme, par exemple, une plus grande proximité avec les bêtes, un effacement de soi…

Claude Favre, Sur l’échelle danser, éditions Série discrète, 2021, 72 p., 12 €