Maël Guesdon : « En bifurquant dans la lenteur de la langue » (Mon plan)

Maël Guesdon © Jean-Philippe Cazier

Retour sur Mon plan, à l’occasion de cet entretien avec Maël Guesdon, où il est question d’enfance, des présocratiques, d’écriture et de lecture, du récit de soi et de son impossibilité – et, bien sûr, de poésie.

Comme dans Voire, ton livre précédent, Mon plan articule des images, des propositions qui évoquent l’enfance, qui semblent renvoyer à quelque chose comme l’enfance, bien qu’il ne s’agisse pas de souvenirs au sens banal du terme. Quel est pour toi sinon le privilège, en tout cas l’intérêt de cette référence à l’enfance ?

Je crois que cela joue d’abord dans l’écart qui sépare la présence de l’enfance dans la vie mentale – comment certaines images, certains énoncés, certaines idées ou perceptions de l’enfance reviennent dès qu’ils en ont la possibilité – et l’espace quasiment nul qui lui est réservé, au quotidien, dans la vie adulte. Je ne parle pas de l’enfant qui resterait en nous comme la possibilité d’une vie plus authentique et qui serait là pour nous guider de sa petite voix timide-clairvoyante, mais plutôt de l’enfance comme forme de hantise : ces images ou ces phrases qui reviennent avec une obstination très improductive, ininterprétables, rétives à la résolution, et dont on a l’impression parfois qu’elles sont surtout là pour attester que les questions ont une espérance de vie un peu plus longue que la possibilité d’y répondre. On sait que revenir ne résoudra rien : les lieux, la manière d’y circuler, les personnes, nos points de vue ont tellement changé que l’on ne trouvera sur place que de nouvelles questions.

On pourrait donc dire qu’enfance serait un des noms de cette contre-enquête qui se réactualise à chaque fois qu’on tente d’y échapper et qui est, en effet, un motif des deux livres. Contre-enquête en ce sens où la recherche alimente principalement une forme de balancement entre reconnaître et ne pas comprendre.

Le narrateur de Mon plan par exemple n’a qu’une idée en tête – ce n’est d’ailleurs pas vraiment une idée mais un état de corps, une obsession – qui est de tenter de mettre tout ce qu’il vit sur le même plan. Il voudrait tout ramener, dans une forme d’horizontalité, à l’espace le plus immédiat : souvenirs, projections, hypothèses… Dans ce mouvement, il a certainement, entres autres choses, l’ambition de résorber l’écart entre l’insistance des images récurrentes et leur éviction au quotidien. Mais sous prétexte d’aplanir les contrastes, il accentue le balancement : d’un côté, en les reliant, il renforce et multiplie les images ; de l’autre, en cherchant à explorer leur « source », il accroît leur autonomie, leur indépendance par rapport au réel dont il pense qu’elles découlent. C’est ce balancement qui devient, pour une part, le moteur du texte.

Il me semble que dans ces deux livres, l’enfance n’est pas seulement un âge, une période de la vie – et une période, pour le coup, passée – mais qu’elle serait un principe d’écriture, quelque chose qui a à voir avec l’écriture. Dans ces deux livres, l’enfance ne serait pas simplement un thème, un objet pour l’écriture. Rilke écrivait que l’écriture poétique est dans un rapport intrinsèque, essentiel, à ce qu’il appelle l’enfance. Est-ce que c’est aussi ce que tu recherches dans ton écriture : écrire depuis l’enfance, avec l’enfance ? Ou, de manière plus large : poserais-tu un rapport entre écriture et enfance ?

Les deux livres sont traversés de brèves citations plus ou moins détournées, et il me semble que ce rapport y désigne d’abord une modalité de lecture. Ce serait une manière plus ou moins fabulée de lire : on ouvre un livre, on fait deux pas en tenant la main au sens des phrases qu’on lit mais très vite, autre chose, un peu plus loin paraît mieux, disons, plus agréable ou plus urgent. On lâche la main, deux pas à nouveau, et alors qu’on est quasiment au même endroit, on ne reconnaît plus rien. On croit qu’on s’est perdu au milieu des signes, on fait demi-tour et les suites ordonnées d’images, de sons ou d’idées paraissent finalement aussi modulables que leur contraire. Dans la confusion, même sur le chemin du retour, on peut avoir l’impression de tout découvrir pour la première fois, comme si on venait de se réveiller au milieu d’un rêve dans lequel on dormait dans une pièce connue mais où l’on ne dort plus depuis longtemps et que celle dans laquelle on est réellement nous paraît, au réveil, complètement inconnue.

Au cours de l’écriture, donc, relire – tel ou tel texte, ou tel ou tel événement ou énoncé – produit, plus que le lieu d’une remémoration autotélique, cet espace largement fictif de rencontres où, le temps de la surprise, tout semble être inédit et au même niveau, comme pris dans l’immédiateté de ce qui vient d’arriver.

Cela correspond aussi à un état du langage, à une manière de mettre l’accent sur une certaine perméabilité aux énoncés qui passent et ne nous appartiennent pas mais comptent parfois davantage que ce que l’on suppose avoir. Les phrases sont déjà là, elles circulent, elles ont circulé bien avant qu’on les entende, dans ces espaces qui, lisant ou écoutant, nous traversent lorsqu’on les parcourt. Et pour faire avec ce que ces énoncés – ou ces images – ont d’insaisissable, parfois il ne reste, en effet, que les techniques, plus ou moins remixées, de l’enfance, l’imitation approximative, la fragmentation, les répétitions hors des balises du sens, les détournements, le jeu des conditionnels – on dirait que… – bref, tous ces déplacements qui tentent non pas de s’approprier mais plutôt de redistribuer plus ou moins aléatoirement les unités de sens.

Ton livre n’est pas composé de ce qu’on appellerait des « souvenirs d’enfance » et la référence à l’enfance n’y donne pas lieu à ce qui serait un récit. En ce qui concerne les « souvenirs d’enfance », on voit une évolution, par exemple, de Rousseau à Sarraute, passant de souvenirs précis – volontiers inventés en fonction de ce qui est probable, vraisemblable – à des bribes de sensations vagues, d’images éphémères, une écriture où le trou, le manque ont toute leur place. Est-ce que l’on pourrait considérer que, dans Mon plan, l’absence de récit serait la continuation radicale de ce que l’on peut lire, par exemple, chez Sarraute ? Ou bien, en ce qui te concerne, cette absence, voire cette impossibilité du récit, ont-elles d’autres raisons, la plus simple étant que tu choisis plutôt une écriture poétique qui exclurait la forme d’un récit linéaire ?

Dans Mon plan, il me semble que c’est le type d’images autour desquelles s’est construit le livre qui dicte la forme du texte, plutôt que l’inverse. Ce sont des images ou plus précisément des composés d’images dans lesquels, en effet, le doute prime sur la netteté et où s’entremêlent des composantes aux statuts divers, un peu comme dans certaines zones floues de nos impressions où les situations et les sensations passées se mêlent à quelques images vues bien plus tard sans qu’on puisse discerner après coup ce qui appartiendrait aux unes ou aux autres. Donc, aux trous et lacunes dont tu parles, vient s’ajouter une forme d’accumulation : des grappes d’images ou de phrases qui s’associent, s’accrochent les unes aux autres puis se confondent progressivement, avec un goût et une logique qui leur sont propres, ce qui compose, pour certaines, des paysages n’existant nulle part ailleurs que dans ce mouvement d’assemblage.

La dimension fragmentaire du texte est une manière de jouer avec la propension combinatoire de ces assemblages à la fois flottants et déterminés. Dans une certaine mesure, un élément plus ou moins volatile – une séquence de films, un lieu de vacances, un visage, une silhouette, tel ou tel espace vaguement architecturé, une action répétée dont on ne connaît pas précisément la fonction – peut se détacher et venir se connecter à un espace puis à un autre. S’il n’y a pas à proprement parler de récit, il y a donc bien un narrateur qui est lui-même composite et chancelant puisqu’il se dessine en circulant dans les images. Leur logique d’association devient ses contours. C’est en ce sens aussi que je parlais de contre-enquête : il ne s’agit pas de remonter, même sous la forme du doute ou de la mise en scène de l’incertitude, vers des scènes originelles mais de prolonger la dynamique du balancement qui éclaire telle ou telle scène selon des angles alternatifs.

Dans ton livre, il y a effectivement un Je, une forme d’énonciateur. Ce qui caractérise celui-ci, c’est son indétermination mais aussi sa fonction particulière puisqu’il est le plus souvent réduit à énoncer des relations qu’il constate, qu’il subit. Le rapport au monde qui le caractérise relève de la passivité, d’une forme de faiblesse, ainsi que d’une porosité. Et le monde qu’il subit n’est pas l’objet d’une reprise rationnelle même s’il y a l’effort d’une sorte de rationalisation, de pensée, justement, des relations. Est-ce que cet énonciateur serait pour toi ce qui symbolise au mieux l’écrivain, ou en tout cas toi en tant qu’écrivain ?

C’est vrai que le narrateur a l’air de se rêver comme une espèce de transducteur qui tenterait de retracer ce qui l’affecte sans que cela devienne pour autant un espace à conquérir ou à revendiquer. C’est comme si tout lui venait de l’expérience : c’est localisé donc, pris dans un monde où les relations sont contextuelles, provisoires, mais cette localisation ne renvoie pas à une appartenance en propre. Il se vit d’abord comme un espace de contiguïté qui ne sait jamais nettement distinguer entre ce qui arrive et ce qui lui arrive, une surface de perception dont le niveau de sensibilité, légèrement déréglé, capte avec la même intensité tous les signaux, les plus évidents comme les plus diffus. Et toute son attention se porte sur la manière dont la vie construit ce genre d’espace, un peu en-deçà des découpes qui structurent les récits, et en particulier les récits de soi. La porosité vient certainement de cette forme d’attention qui à la fois le mobilise et l’éclipse.

Mais cela rejoint aussi ce que je disais précédemment sur la lecture puisque les premières étapes d’écriture du livre prenaient la forme de montages d’extraits de citations, détournements ou mashups mêlés à des descriptions de séquences de films et à des souvenirs fragmentaires de théories et d’anecdotes. Il ne reste plus dans le livre que quelques traces de ces montages mais ils participent d’un processus de travail qui ne sépare pas clairement l’écriture de la lecture et qui considère le texte comme une manière d’arpenter ces deux pôles comme un continuum.

Ce qui me frappe dans ton écriture, c’est l’effort pour casser la symbolisation et l’effort pour tendre vers un langage qui ne soit pas seulement un médiateur. Il n’y a pas de symboles dans Mon plan : une araignée est une araignée, tel objet n’est rien d’autre que cet objet, etc. Tu prends le parti de la littéralité. De même, le texte est moins le moyen d’une signification supérieure que d’une obscurité qui n’aboutit à aucune illumination, aucune résolution. Il n’y a pas de volonté de dire quelque chose par le moyen du texte, de véhiculer une signification donnée, mais celui-ci serait comme l’enregistrement ou l’installation de relations sans signification définie, un peu comme dans le cas d’un raisonnement purement logique, d’une combinatoire. A quoi correspond, pour toi, cette sorte d’amenuisement du langage ? A quel type de rapport au monde cela correspondrait-il ?

Il y a ce double mouvement. La littéralité participe à la nécessité de situer les images et les énoncés, de les restituer dans leur contexte – même le plus élémentaire – qui fait qu’on rencontre telle ou telle chose – et non une autre – et qu’on ne peut la rabattre trop rapidement sur un système de représentation ou de symbolisation a priori sans prendre le risque qu’elle devienne interchangeable avec toutes celles de sa catégorie. Mais c’est aussi l’envie de laisser au texte la possibilité de créer par lui-même, à travers les liens qu’il trace, un nouveau contexte dans lequel les images pourraient prendre d’autres significations que celles qu’on leur prêtait avant de les décrire. Les deux mouvements sont parallèles.

Ce qui m’intéresse, ce que je cherche à retracer par ce double mouvement, c’est le point d’articulation entre certaines perceptions dans ce qu’elles peuvent avoir d’insaisissable et les théories balbutiantes qu’elles produisent presqu’immédiatement, de manière quasi-spontanée pour les expliquer, produisant, sous couvert de théorie, des amorces de fiction qui laissent souvent une grande part à l’imagination. Ce qui compte avant tout dans ces bribes théoriques, c’est leur capacité d’entraînement, leur capacité à appeler de nouvelles images sur lesquelles se grefferont de nouvelles idées, etc.

Pour prendre un exemple extérieur à Mon plan et qui m’occupe actuellement, on peut avoir l’impression, lorsqu’on lit anachroniquement les présocratiques, qu’ils jouent avec virtuosité à ce jeu de la multiplication des images-théories et, à chacune de leurs propositions, on peut sentir comment elles s’appuient sur des perceptions précises. C’est le cas, entre autres, pour la recherche de l’origine de tous les existants. Pour Thalès d’abord, il y a un principe fondamental, c’est l’eau : « la terre flotte sur l’eau et en émerge ». Elle flotte « à la façon d’un morceau de bois » si bien que l’eau « est le principe de la nature humide, qui comprend en soi toutes les choses » puisque – retour à la perception – « les cadavres qui se nécrosent se dessèchent » et que « les semences de tous les êtres sont humides ». Mais, pour Anaximène, c’est plutôt l’air, infini, invisible « lorsqu’il est parfaitement réparti » qui produit tout le reste « sous l’effet du froid, du chaud, de l’humide et du mû » : « devenant plus subtil, il devient feu ; se condensant, il devient vent, puis nuage et plus loin encore eau, puis terre, puis pierres, et les autres créatures procèdent de celles-ci ». C’est donc en réalité dans l’air que « la Terre et les astres, aplatis comme des couvercles, demeurent en suspens ». Chez Héraclite enfin – de même que chez Hippase de Métaponte –, c’est « la condensation et l’épaississement du feu qui engendrent l’air », puis « lorsque le feu subit la même action sous une forme plus forte » et qu’il est ainsi « tassé encore plus fortement », il se « transforme en eau » et « sous l’effet d’une plus grande compression encore, devient terre ». Ainsi, tout naît du feu et « remonte se dissoudre en lui ». Là aussi, cela rejoint donc la contre-enquête dont je parlais au début de l’entretien et la manière dont son balancement multiplie les hypothèses, devenant lui-même le moteur des images dans leur rapport aux spéculations théoriques.

Si je reviens au locuteur, au Je qui est présent dans ton livre, il est moins un Je lyrique, au sens banal du terme, énonçant ses états internes, individuels, qu’orienté vers un dehors qui le traverse, le défait, l’aspire, le transforme – une sorte de lyrisme d’un type particulier, plus intéressant selon moi. Dans Mon plan, le corps de ce locuteur est soumis à d’étranges phénomènes et n’est pas du tout stable. On retrouve au sujet du corps l’idée d’une passivité, d’une fragilité, d’une porosité. Je ne sais pas si l’on pourrait dire que le corps, dans ton livre, devient une chose plus que le lieu d’un sujet incarné. Ce que je remarque, en tout cas, c’est que ce corps n’a pas de privilège par rapport au reste : il est manipulable et manipulé ; il se transforme selon ce qui l’affecte et devient en fonction de ce qui l’affecte, étant surtout l’effet des affects qu’il subit ; il n’est pas l’occasion de l’émergence d’un Je mais correspond à l’expérience de la dépossession du Je ; il peut se confondre avec ce qui lui est ordinairement extérieur, se prolonger dans autre chose que lui ou être le prolongement d’autre chose que lui, etc. On pourrait voir là une reprise de ce que la psychologie de l’enfant, et du tout petit enfant, nous apprend sur la façon dont le bébé perçoit son corps, le monde extérieur, etc. Mais ce ne serait pas le plus intéressant. Ce qui m’intéresse davantage, c’est l’idée qu’à partir de cet état de l’enfance, tu construis, justement, un plan qui correspond à un nouveau point de vue où la pensée et l’être et le monde et le langage ne sont plus du tout ce qu’ils sont d’habitude : ils sont pris dans de nouveaux rapports, ils impliquent de nouveaux possibles. Deux questions à partir de cela : Est-ce que ce traitement réservé au corps dans Mon plan pourrait aussi évoquer, selon toi, une définition de ton écriture ? ; Est-ce qu’écrire, toujours selon toi, implique nécessairement de créer de nouveaux points de vue rendant possibles d’autres façon de parler, de penser, de se rapporter au monde, de faire être le monde ? Est-ce que ce serait cela, pour toi, écrire ?

Le « Je » du livre est un « Je » de fiction que je conçois comme une possibilité d’expérimentation, un espace où je peux tenter de poursuivre quelques questions qui deviennent, au fur et à mesure de l’écriture, comme des sortes de rêveries. Que serait, par exemple, un corps qui, comme tu le décris avec beaucoup de précision, viendrait d’abord exclusivement comme le prolongement de ce qu’il perçoit ? Et, puisque c’est un corps qui parle, quel rapport au langage aurait-il, lui qui tenterait de rendre compte des effets de cette situation ? Comment pourrait-il, par exemple, habiter l’écart entre les vitesses d’apparition, dissolution, transformation, métamorphose de tout ce qu’il perçoit et la lenteur relative de sa langue, avec ses articulations syntaxiques, son lexique, ses redondances ? Peut-il jouer de ce que produit ce décalage qui fait de lui, parlant, une sorte de souvenir ? Comment ce décalage, cette manière de prolonger les vitesses des images en bifurquant dans la lenteur de la langue pourrait-elle participer d’une espèce de dérobade devant les injonctions à la présence, à l’optimisation, à l’efficacité ? Et si cette désynchronisation a quelques effets plus ou moins heureux qui alimentent la dérobade, comment la poursuivre sans trop rigidifier sa mécanique flottante ?

Peut-être que faire, par exemple, du déroulé progressif de ces quelques questions l’esquisse d’un personnage, un « Je » pris dans un monde spécifique avec ses petits événements, ses coordonnées, ses relations, est une manière de déplier presque spatialement, dans l’écriture, leur logique plus sensible parfois que théorique. Ce serait une façon de détacher sur un mode fictionnel ce qu’elles produisent çà et là comme effets imprévisibles avant qu’on les ait posées.

Maël Guesdon, Mon plan, éditions José Corti, décembre 2021, 96 p., 16 €