Maël Guesdon : l’enfance fantôme (Mon plan)

Maël Guesdon © Jean-Philippe Cazier

Avec Mon plan, Maël Guesdon trace ou construit un plan dont la définition n’est pas claire ni explicite, mais cette obscurité appartient justement à ce qu’est ce plan qui est celui de l’enfance.

Plan dans le sens de projet mais obscur, brumeux, non entièrement conscient ; plan dans le sens de carte et qui serait ici une carte de la désorientation ; plan dans le sens géométrique mais une géométrie dont les points, les angles, les vecteurs sont mobiles, insituables, volontiers indéfinis ; plan qui instaure la consistance de ce qui le compose, sa logique immanente, son ouverture sans cesse ouverte au dehors qui le traverse – dehors qui n’est pas extérieur au plan mais qui est ce qui dans le plan, indissociable de celui-ci, est son propre mouvement interminable.

Contrairement à ce que le titre pourrait laisser croire, dans le livre de Maël Guesdon, le plan n’est la propriété de personne même s’il se rapporte à une singularité qu’il implique : il n’est pas « mon plan », il est le plan où quelque chose comme un « moi » peut exister, un « moi » qui est à peine un Je tant l’énonciation dont il est le « sujet » lui est obscure, est pour lui-même fuyante (« Je dis mon plan non qu’il m’appartienne mais j’y suis comme attaché »). Le plan est l’ensemble mobile et fuyant des images mentales, sensations, émotions, perceptions, syntagmes qui définissent une singularité, un « moi » nuageux et vague. Dans ce livre, la nature aberrante du discours – c’est-à-dire l’écriture – construit le plan, celui-ci excluant ce qui résoudrait cette aberration en une cohérence, en un récit intelligible, structuré selon les attendus de la logique commune du genre.

Dans ses Lettres à un jeune poète, Rilke définit les conditions de la poésie et du poète à partir d’un effort qui doit être fait pour rejoindre ce qui est spontané chez l’enfant : une « difficulté » avec le langage ; un certain type de rapport à soi et au monde. Dans ce rapport, l’enfant est celui qui ne comprend pas, qui ne perçoit l’intelligibilité ni de ce qui l’entoure ni de lui-même. Centré sur sa propre sensibilité, l’enfant est défini par une pensée incohérente, non dialectique, illogique, ignorante des catégories de la vie sociale et psychique de l’adulte. La poésie est définie par Rilke comme un langage de l’enfance, un langage-enfance lié à une subjectivité muette et idiote, à un monde aberrant et obscur. C’est cette poésie que l’on lit dans l’idiot du livre de Faulkner, Le bruit et la fureur. C’est cette même poésie qui est à l’œuvre dans ce livre de Maël Guesdon.

Mon plan est fait d’images récurrentes mais inexpliquées, de relations étranges et vagues, non définies. Tout se relie, se délie, s’articule sans l’articulation que permettrait la raison avec ses hiérarchies, ses distinctions, ses relations causales, ses mises en perspective – la distribution qu’elle implique à l’intérieur d’un espace intelligible et fixe, figé, anthropocentré (le rationalisme est un anthropocentrisme). Ces images, ce qu’elles peuvent évoquer, des indications du texte, renvoient à l’enfance, comme s’il s’agissait de souvenirs d’enfance. Cependant, le texte est plus ambigu puisque certains éléments semblent indiquer qu’ici, c’est un enfant qui parle au présent, même si ce présent paraît aussi se situer dans le passé (« Un de ces jours où je suis très petit… »). De fait, le texte est essentiellement écrit au présent alors qu’il paraît renvoyer au passé et à divers moments du passé (divers âges de l’enfant). Alors que la reprise du découpage habituel de la temporalité (passé/présent ; enfant/adulte) produirait une différenciation des points de vue et des états internes, son annulation, en tout cas son trouble, produit un plan égalitaire, une immanence par laquelle tout existe en même temps : le passé n’est pas passé, il demeure au présent, et le présent est habité d’un passé qui ne passe pas.

L’enfant, ici, n’est pas un personnage au service d’un narrateur/auteur, il est celui qui parle, cela qui parle ou plutôt qui écrit, un enfant fantôme dont l’être et le langage sont le mouvement de l’écriture. L’enfant passé est ce qui au présent envahit l’adulte, l’enfance qui parle par sa bouche. Et, avec l’enfant, ce qui demeure présent, ce sont ses intuitions, ses émotions, ses sentiments, ses sensations et perceptions, ses rationalisations tordues, son rapport aberrant au monde et à soi puisque l’enfant – l’enfance – est cela : une sensibilité aberrante liée à un monde sensible aberrant.

Ce qui est vrai du temps l’est également, par exemple, de l’espace : zones non clairement différenciées ou identifiées (sauf rares occasions : le lit, la cave, un chalet…), lieu d’explorations tâtonnantes, repères réversibles, confusions étranges et contractions paradoxales (« Les nuages frôlent les objets qui sont éloignés de moi et ce n’est qu’à l’endroit où je suis qu’ils se rehaussent pour ne pas m’étouffer »), etc. L’espace est coextensif au plan qui le rabat sur une immanence et un ensemble de rapports paralogiques. Il est aussi l’occasion de s’éprouver ou d’expérimenter des relations inédites, singulières, énigmatiques : « Je me demande par exemple d’où vous venez (…) » ; « Je marche à nouveau sur la grille puis sur les feuilles tombées au sol » ; « On vous pose quelque part (…). On vous lance là ». L’espace est habité d’une étrangeté, défini par celle-ci plus que par mon pouvoir de l’investir, de l’arranger, d’en faire mon domaine. L’espace est subi, comme sont subis le temps et la mémoire qui ne sont pas maîtrisables mais qui imposent la permanence du passé qui ne passe pas et demeure en tant que présent, imposant l’enfant qui écrit, sa sensibilité incohérente.

Ainsi, dans Mon plan, l’espace est moins le lieu dans lequel on se trouve, que l’on arpente, que l’on domine, que l’occasion de l’exploration d’un monde étrange autant que d’un rapport aux autres et à soi tout aussi étrange car échappant aux règles de la subjectivité commune, du psychisme « normal », de la vie adulte adaptée : rapports et monde subis et par lesquels le Je s’éprouve comme dispersion, changement, aspiré dans les mouvements erratiques et incompréhensibles d’un réel au moment même où il énonce ce réel.

Le rapport aux autres connait la même étrangeté. Les pronoms personnels sont volontiers indéterminés, flottants, semblent parfois interchangeables. Qui est « Vous » ? Qui est « On » ? Le texte ne donne pas toujours de réponse – le texte n’étant jamais un moyen vers une clarté de la signification mais affirmant souverainement son obscurité : c’est l’enfant qui y parle, c’est l’enfance qui l’écrit, une enfance centrée sur elle-même, un plan d’enfance sans point de vue extérieur à ce plan.

De même, l’autre n’est pas nécessairement humain, ou semble ne pas toujours l’être : araignées, vers, animal, objet. Et même lorsque l’autre semble être un être humain, il n’a pas de privilège par rapport au non humain, le rapport se présente avec la même étrangeté, sans intelligibilité particulière, sans interactions ou actions intelligibles qui le différencieraient de l’objet ou de l’animal.

Le rapport à l’autre ne se distingue pas toujours clairement du rapport à soi puisque le soi est aussi appréhendé comme un autre (et l’autre comme soi) : « Depuis plusieurs jours, je me parle à voix haute. Je fais les questions et les réponses » ; « Je suis assis en face de moi, je bois ma tisane, me regarde (…) ». Dans le rapport aux autres comme dans le rapport à soi, la non coïncidence à soi, la non identité, l’absence de différenciation claire engendrent un rapport où les termes habituellement différenciés se traversent, s’échangent, où ceux qui sont supposés par définition se refermer sur leur unité et unicité se fracturent, s’ouvrent. Là encore, l’immanence commande, une immanence qui rattache ce qui se distingue (moi/l’autre) autant qu’elle sépare ce qui ne se distingue pas, à savoir « moi » : un moi qui n’est pas moi mais un plan de sensations, d’émotions, de perceptions sur lequel apparaît un moi mais indissociable d’autre chose que soi, un moi comme ensemble sensible non homogène, non unifié ni unifiant. Le moi et l’autre sont moins des points différenciés que des faces d’un même mouvement général qui, sur le plan, fait et défait sans cesse ce qui y « existe ».

Ce mouvement est celui d’un devenir : l’un devient l’autre, l’un devient autre, sans cesse, l’un et l’autre sont l’un et l’autre. Dans Mon plan, existe un devenir qui passe aussi par l’animal, le devenir-araignée, le devenir-vers, le devenir-chat, le livre s’ouvrant par exemple sur un paragraphe où le Je de l’énonciation fait écho aux araignées sur leur toile qui seront évoquées par la suite : « J’ai pris l’habitude de rester longtemps assis quand il fait trop chaud pour sortir (…). Je reste la bouche grande ouverte comme pour gober les mouches ». De même, les vers imaginés ou hallucinés « deviennent » (sans le devenir) des vers réels, avalés, et l’ingestion de la pâtée du chat fait sans doute éprouver les sensations du chat, permet un point de vue qui est celui du chat, comme les oreilles de l’énonciateur deviennent des oreilles animales animées d’un mouvement très étrange. Et le livre se termine par un tout aussi étrange devenir-chien… De même, si les araignées peuvent être des interlocutrices auxquelles on s’adresse, elles pourraient être également celles qui parfois parlent ou celles qui parfois parlent par la bouche de l’énonciateur. Et enfin, parfois, le texte semble prendre la forme – informe – d’un devenir-texte, un devenir-phrases…

Le livre de Maël Guesdon, centré sur les sensations, les émotions, les perceptions de l’enfance ne peut qu’être traversé par le mouvement du devenir qui adjoint et disjoint sans cesse, qui crée des zones d’indifférenciation comme il crée des fractures, des écarts ou des rencontres aberrantes. Le livre est constitué de ce mouvement, comme il est constitué des images, des impressions de l’enfance qui jamais ne se fixent ou ne prennent une forme arrêtée, identifiable, mais s’élaborent pour disparaître, se répètent en un écho ailleurs, dans un retour qui les change, qui les distingue d’elles-mêmes : le plus éloigné se rapproche, le plus proche se différencie, le même se multiplie, le pluriel s’agglutine. Ce qui veut dire aussi que, dans et par ce livre, notre sensibilité habituelle vole en éclats, comme vole en éclats notre monde habituel…

C’est cette étrange logique de la sensibilité qui, dans Mon plan, gouverne le corps et le rapport au corps – corps qui est sujet à des mouvements illogiques, à des possibles pourtant impossibles, à des métamorphoses incroyables, comme il est pris dans d’étranges rapports aux objets qui le prolongent, l’absorbent, paraissent le solliciter pour des actes incompréhensibles, etc.

S’il est difficile d’écrire sur ce livre, c’est parce que toutes ces dimensions évoquées jusqu’alors ne cessent de s’y mêler, de se faire écho, de fusionner ou de se disjoindre, de changer d’une page à l’autre, d’un moment à l’autre, entrainant dans un mouvement général que les mots du critique tendent à arrêter alors que les mots de l’écrivain, au contraire, le suscitent, le provoquent, le font exister. Pris dans ce mouvement incessant du langage poétique, dans cette combinatoire du mouvement, le critique ne devrait-il pas se satisfaire d’une lecture qui le condamne au silence ? Ou bien ne devrait-il pas simplement reproduire ici le texte ?

La difficulté provient également du fait que ce texte se tient à la limite de la signification. La concentration sur la seule sensibilité produit des images flottantes, des états extrêmes du corps, des identités qui n’en sont pas, une sorte de dispositif narratif qui ne cesse d’échapper à lui-même pour générer son propre écroulement, sa propre impossibilité. Si le texte de Maël Guesdon semble se situer dans les zones-limites inventées par Beckett, par Kafka, par Michaux, il s’y maintient en créant un récit impossible, l’impossibilité même du récit et de la signification, un mystère sans mystère, sans résolution. Comment traduire dans le langage adulte cette enfance du langage, de la pensée, du monde, comment la traduire sans l’effacer, la dominer ?

Il ne s’agit alors pas de traduire ni d’écrire sur mais de faire varier, de prolonger, de répéter pour soi l’écroulement du monde qui est au centre de ce livre, l’écroulement de soi, d’en subir dans son langage les limites implacables – et d’affirmer à sa manière la vie du monde et de soi que ce livre, de même, recèle, vie d’un monde sensible, vie d’un langage qui est poésie, c’est-à-dire chant de l’enfance vivante.

Maël Guesdon, Mon plan, éditions José Corti, décembre 2021, 96 p., 16 €